Bulletin N°11

septembre 2017

Retour sur le colloque du 19 septembre.

Observatoire International du Religieux

Comment le fait religieux interesse-t-il aujourd'hui l'environnement de nos forces ?

Interventions du matin – Balard, amphithéâtre Valin (9h30 – 12h30)

Introduction au colloque

Eric  Germain  (chargé  de  projet  fait  religieux  et  laïcité,  DGRIS,  ministère  des  Armées)
Philippe  Portier  (directeur  d’études  à  l’EPHE,  directeur  du  GSRL)
Alain  Dieckhoff  (directeur  de  recherche  au  CNRS,  directeur  du  CERI)
Col.  Renaud  Devouge  (colonel-adjoint  au  général  commandant  l’EMSOME)

Eric Germain introduit cette journée de colloque en rappelant l’importance de l’existence d’un personnel religieux au sein des armées (aumôneries militaires) qui offre un point de vue différent et très complémentaire de la compréhension du fait religieux apportée par les outils scientifiques des sciences humaines et sociales. Il rappelle qu’au-delà de la dimension religieuse d’un conflit, il est tout aussi important pour le militaire de comprendre comment le religieux intervient comme un fait social et culturel global qui fait partie de la force et de son environnement. Il cite, à cet égard, la pertinence du Bulletin n° 9, dédié à la France d’outre-mer. Les analyses proposées en juin se sont révélées particulièrement intéressantes lorsque les armées ont dû se déployer dans ces territoires fin août, après la survenue de l’ouragan Irma. Eric Germain souligne l’intérêt mutuel qui découle d’une collaboration approfondie entre les universitaires et le ministère des Armées.
Philippe Portier poursuit cette introduction en expliquant qu’en permettant de mieux comprendre le fait religieux, l’Observatoire international du religieux permet aussi de mieux comprendre le monde dans lequel agissent les forces armées. Après la disparition annoncée du religieux sous les assauts du paradigme de la modernité, la « revanche de Dieu » qui s’est amorcée rend caduc cet augure. Au contraire, un double constat s’impose désormais : d’une part, le religieux ne saurait être pensé en déconnexion du politique ; 2) d’autre part, le religieux n’est pas cantonné à des aires culturelles données, mais intéresse le monde dans sa globalité. Partant de ces deux postulats, Philippe Portier souligne que le travail de l’Observatoire est guidé par un impératif scientifique rigoureux qui est de ne pas essentialiser le religieux en oubliant la nature plastique et évolutive de celui-ci.Le fait religieux fonctionne en interaction avec les sociétés dans lesquelles il se donne à voir, c’est-à-dire que les identités sont façonnées par le religieux, et celles-ci, en retour, sont également retravaillées par le religieux. Philippe Portier revient ensuite sur les travaux réalisés dans le cadre de la première année de l’Observatoire, puisque tous ont fait affleurer les deux dynamiques interconnectées évoquées ci- dessus.
Alain Dieckhoff conclut ces remarques introductives en précisant que la valeur ajoutée de l’Observatoire a été de développer un réseau informel de chercheurs français et étrangers ayant tous en commun leur intérêt pour le fait religieux. L’Observatoire a ainsi permis à des spécialistes moins connus de diffuser leurs travaux auprès d’un public élargi.
Enfin, le Colonel Renaud Devouge clôt le propos liminaire en présentant l’Etat-major de spécialisation de l’outre-mer et de l’étranger (EMSOME), dont l’une des missions est de former les militaires appelés à être déployés à l’extérieur du territoire métropolitain. Il souligne l’association « naturelle » entre l’EMSOME et l’Observatoire qui contribuera à affiner la compréhension des environnements culturels dans lesquels œuvrent les militaires français.

Acteurs islamiques non étatiques et dynamiques de réseaux : Le cas de la Turquie et de l’Europe

Thierry  Zarcone  (directeur  de  recherche  au  CNRS)

Deux critères caractérisent un réseau en général et ici, en particulier, un réseau islamique turc : l’efficacité et l’invisibilité ou le secret. L’efficacité est conditionnée par la solidarité plus ou moins forte qui lie les membres du groupe, et – selon l’intensité des valeurs religieuses partagées – par le respect de la hiérarchie et de la chaîne de commandement du réseau. Sa puissance est décuplée lorsqu’il se trouve placé sous la direction de guides charismatiques (des cheikhs soufis par exemple). L’une des conséquences de la pratique du secret est que les groupes ne sont jamais identifiés sur les documents administratifs et qu’ils se cachent derrière des noms d’associations reconnues ou d’individus : ainsi les Süleymancıou les disciples de Süleyman Tunahan se dissimulent derrière des « Centres culturels islamiques » (selon leur expression, ils « marchent dans la neige sans laisser de traces ») ; le mouvement des Fethullahcı s’appelle Hizmet(« service »). Les réseaux s’appuient principalement sur des associations, des mosquées, des centres culturels, des cités universitaires, des cours de lecture du Coran etc. Leurs objectifs sont l’apport de services religieux aux Turcs de la diaspora, le contrôle de ces diasporas, la recherche d’appuis chez les élites des pays où ces diasporas sont établies ou chez les hommes d’affaires turcs installés en Europe.

L’islam turc : une famille divisée, une diaspora fragmentée

L’islam de Turquie est représenté par des familles religieuses variées héritées de l’Empire ottoman (les confréries soufies, l’alévisme etc.) ou apparues sous la République (généralement inspirées par le soufisme, le réformisme des Frères musulmans égyptiens – Süleymancı, Nurcu, Fethullahcı). Ces familles sont divisées et parfois même en conflit ouvert. Cela explique, entre autres raisons, le violent conflit qui oppose, à partir de décembre 2013, le parti au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan (Partide lajustice et du développement, AKP) et le mouvement de Fethullah Gülen. Après le coup d’Etat avorté de juillet 2016, ce conflit s’amplifie et impose une chasse aux sorcières hors du commun. Le clivage le plus fort est toutefois celui qui sépare l’islam sunnite et traditionnel et la religion syncrétique alévie (pratiquée par environ un quart de la population turque). Ce dernier courant croise les traditions coraniques, le soufisme et des croyances préislamiques. Il ne respecte pas les commandements de l’islam (les cinq prières quotidiennes, le pèlerinage à la Mecque etc.) et ne reconnaît pas les mosquées comme lieux de culte. Cet islam constitue presque 50% de l’islam turc en diaspora.

Au nombre des plus puissants réseaux religieux turcs installés dans l’Union européenne et aux Etats- Unis, on compte en premier lieu le mouvement Milli Görüş (« Vision nationale »), base arrière de l’islam politique turc (combinaison de confrérisme nakşibendiet d’idéologie des Frères musulmans), installé depuis 1974 en Allemagne puis diffusé partout en Europe. Réseau non-étatique jusqu’à la victoire de l’AKP en 2002 (plus de 200 associations environ en France), Milli Görüş est aujourd’hui le principal relais du département Europe (DITIB) du ministère turc des Affaires religieuses (« Diyanet »), via les ambassades turques et leurs attachés de religion. En second, vient le mouvement dit Süleymancı, fortement nationaliste et très tôt présent dans la diaspora, qui soutient, selon les périodes, le parti nationaliste turc (Partid’action nationaliste, MHP) ou l’AKP. De facture néo-nakşibendi, ce courant reconstitue à sa manière l’ancien système éducatif religieux ottoman, la medrese[1]Etablissement d’enseignement religieux. (abolie par Mustafa Kemal Atatürk en 1925), et contrôle des centaines de centres culturels et de cités universitaires en Europe. En dernier lieu enfin, on peut mentionner une confrérie soufie nakşibendi dite de Menzilköy qui incarne un islam traditionnel, fidèle allié de l’islam politique et de l’AKP (mais elle ne partage rien avec le soufisme des « derviches tourneurs »).

Tout aussi puissant que le Milli Görüş, on citera le mouvement Hizmet(« service »), autre nom du courant des Fethullahcı, qui incarne un islam se voulant intellectuel, en fait un islam de l’éthique, qui met à l’avant l’éducation et le combat contre l’ignorance. Le mouvement, qui se présente comme un « islam modéré », séduit les  Européens et les Américains,  mais il est dénoncé par les musulmans traditionalistes (nakşibendi et idéologues de l’AKP entre autres) qui le décrivent comme une « religion au Dieu passif et aux rituels vides ». Le mouvement Hizmet se trouve à la tête d’un exceptionnel réseau international d’écoles, d’universités, de médias, soutenu par des hommes d’affaires. Il favorise l’entrisme, les opérations de charme à l’égard des institutions européennes et, en Turquie, le noyautage des appareils de l’Etat et des structures du savoir. Affaibli par la lutte acharnée que lui livre Erdoğan, dans le pays et à l’étranger, depuis 2016, le mouvement maintient cependant son influence dans les diasporas en Europe et aux USA (où réside F. Gülen). Ce mouvement suscite beaucoup d’interrogations, car son « islam modéré » se décline de différentes manières et reste insaisissable, et parce que sa soif de pouvoir est inquiétante.

Une armée turque au visage changeant

La transformation de l’armée turque, qui incarne depuis le début de la République (1923) la laïcité et les valeurs du kémalisme, n’est pas sans conséquence sur le fonctionnement des réseaux religieux. L’armée turque, et avec elle l’Etat laïc, n’ont cessé de reculer face aux succès de l’islam à partir des années 1970. Réformateur religieux, Mustafa Kemal s’était contenté de placer l’islam sous contrôle, sans vouloir éradiquer celui-ci, et avec l’espoir d’en faire une religion « éclairée ». Il n’est donc pas étonnant qu’en 1980, le général Kenan Evren introduise un enseignement religieux à l’école pour contrer – par la religion et son éthique – le développement du marxisme, alors ennemi numéro un du pays (les Fethullahcı sont convaincus, dès ce moment, qu’une harmonisation entre armée et religion est possible). En 1997, face à l’islamisation galopante du pays et aux menaces qui pèsent sur la laïcité, l’armée prend des mesures drastiques contre l’islam politique, alors au pouvoir dans un gouvernement de coalition, mais elle ne peut empêcher la victoire finale de T. Erdoğan en 2002. A l’issue de procès truqués, en 2008-2010, l’armée est décapitée et ne peut résister à une infiltration massive des membres du mouvement Fethullahcı. Puis, en 2013, le gouvernement de l’AKP se sépare brutalement de ce mouvement avec lequel il était associé depuis plus de dix années.

La responsabilité du coup d’Etat de 2016 est attribuée aux Fethullahcı qui avaient investi les forces armées (associés probablement à des militaires kémalistes séduits par l’islam accommodant des disciples de Gülen, même s’ils restent suspicieux à l’égard de leur duplicité). Les purges exceptionnelles qui frappent toutes les institutions du pays entraînent la suspension de 80 000 fonctionnaires (5 000 ont été révoqués), et l’arrestation de 40 000 personnes. 8 000 militaires sont mis à pied, dont 87 généraux de l’armée de terre, et plusieurs militaires turcs détachés auprès de l’OTAN, en Europe, ont refusé de revenir dans leur pays pour éviter la prison et se sont réfugiés en Belgique et en Norvège (chiffres communiqués par le Premier ministre Binali Yıldırım en août 2016). Depuis lors, l’armée, vidée de ses éléments Fethullahcı et de leurs supposés sympathisants, doit compter avec l’arrivée dans ses rangs et au sommet de la hiérarchie de nombreux fidèles de l’islam traditionnel de l’AKP, qui, à la différence des Fethullahcı, sont des ennemis jurés de l’armée d’Atatürk. Qu’en sera-t-il demain ? Quel rôle jouera une armée dirigée par des généraux aux ordres d’Erdoğan ?

De l’importance de ne pas essentialiser les textes religieux : Le cas de l’islam

Laurent  Bonnefoy  (CNRS,  CERI/Sciences  Po)

Lorsque l’on s’interroge sur la relation entre la religion et les conflits armés, un premier constat d’ordre général s’impose : la conflictualité a été consubstantielle à la religion au fil de l’histoire. Même si la paix reste la norme pour les croyants, celles-ci se sont répandues, maintenues ou défendues par le sabre plus souvent que par le livre. Les conquêtes musulmanes, les guerres de religion en France ou la christianisation des Amériques et de l’Afrique ont occasionné des violences de masse au nom de la propagation d’une foi. Ces évènements se sont dans le même temps conjugués avec des rationalités ou modes de légitimations que l’on qualifierait de profanes : conquête, rivalité, avidité, et qui dépassent donc la lutte propre à un champ religieux pour le monopole du salut.

Combattre « au nom de la religion » : vraiment ?

Par ailleurs, les conflits du XXe siècle n’ont pas eu pour cadre principal une confrontation religieuse ou légitimée explicitement par les acteurs religieux. Les hommes ne se battent donc pas uniquement pour Dieu. Pourtant, aujourd’hui, nous vivons avec l’idée de la centralité des conflits religieux, du Levant à la Birmanie, et de la résurgence de ceux-ci. Le sens commun oublie là d’une part combien nous vivons une période de l’histoire mondiale qui est largement pacifiée et d’autre part que les conflits les plus meurtriers n’ont que peu à voir avec la religion. Tel est le cas par exemple dans la région des Grands Lacs.

Si la conflictualité ne se nourrit pas uniquement de Dieu et si la religion ne génère pas par essence le conflit, il demeure pertinent d’explorer le lien entre variable religieuse et conflits. Une telle réflexion est d’autant plus intéressante et nécessaire que la question est au cœur du débat public et politique et demeure centrée sur la question de l’islam et de son rapport à la violence, souvent décrit comme un lien d’automaticité. Face à cette question, l’essentialisation de certaines religions par rapport à d’autres (« l’islam est violent », « le bouddhisme est pacifique », « le judaïsme est une religion de sagesse ») est évidemment problématique : le massacre des Rohingyas en Birmanie en 2017 signale bien la limite de cette interprétation qui néglige la profondeur historique et la diversité des interprétations. Dès lors, si les expressions « radicales » (qui se caractérisent par leur légitimation de la violence en tant que mode d’action privilégié) existent dans chacune des religions, la violence a néanmoins toujours constitué une exception : la majorité des croyants ne sont pas engagés dans le conflit armé.

Plus largement, la centralité de la réflexion sur l’islam et la violence est souvent viciée. Il y a tout d’abord une impasse liée à l’utilisation politique de l’islamologie dans le contexte de la lutte contre le terrorisme en Europe et en Amérique du Nord. En effet, l’instrumentalisation de cette discipline universitaire revient trop souvent à chercher dans les textes théologiques ou juridiques les raisons (et les solutions) d’une crise qui n’est pas uniquement imputable à l’islam ou aux musulmans, mais est pour l’essentiel le fruit d’interactions et d’une relation déséquilibrée à l’échelle mondiale. La réflexion doit dès lors veiller, non pas prioritairement à chercher les textes qui légitiment la violence (ils existent en islam comme dans chacune des religions), mais plutôt à comprendre pourquoi à une période donnée ils émergent ou alors pourquoi ils gagnent en pertinence aux yeux de certains croyants. C’est bien cette variable contextuelle et relationnelle qui doit être au cœur de la réflexion.
Dans le sillage des attentats de Paris de janvier et novembre 2015, nombre d’intellectuels et responsables politiques ont souligné les supposées failles des analyses sociologiques produites sur la violence jihadiste, ou sur l’islamisme en général. Ils pointaient du doigt un soi-disant manque de clairvoyance de travaux décrits comme biaisés, marqués par des angles morts analytiques et légitimant une « culture de l’excuse » ou une « obsessiondela dénégation ». Un biais qualifié de « tiers-mondiste » aurait empêché de « regarderenface», avec « lucidité » le jihadisme et le rôle joué par l’idéologie et la religion musulmane dans la fabrique de la violence armée.

Remettre le contexte au centre de l’analyse

Or l’approche centrée sur l’idéologie religieuse ou ses sources apparaît comme réellement insuffisante, car elle ignore la centralité du contexte. L’idée n’est pas là de déterminer qui a commencé (« l’Occident plutôt que l’islam ? » « les musulmans plutôt que les Américains ? »), mais bien de sortir de cette impasse analytique et de noter que la violence s’inscrit dans une relation et des interactions. La centralité du
contexte dans le processus du passage à la violence parait évidente quand on accepte de penser que, par exemple Ibn Taymiyya et ses célèbres fatwa contre l’occupation mongole, prononcées au 13e siècle,censées légitimer l’excommunication et la violence contre les impies, n’ont longtemps eu qu’une influence très relative ou alors ont pu être interprétées de façon contradictoire, comme condamnant le recours à la violence, avant de gagner, dans le sillage de la guerre d’Afghanistan des années 1980, une nouvelle pertinence.

La lecture a-sociologique et a-historique peine à intégrer pleinement la diversité des manifestations de la violence, de ses incarnations et de ses évolutions. En effet, elle est incapable de nous renseigner sur les raisons de la rupture avec une interprétation pacifique de l’islam qui reste, malgré tout, dominante. Le contexte apparaît même primordial quand on prend en considération les trajectoires violentes des individus ou des groupes. Il y a bien des variations, des stratégies, des accommodements qui conduisent à distinguer doctrine religieuse et pratique réelle de la conflictualité. Le dogme s’adapte et évolue en fonction du contexte : opération militaire menée par les Etats-Unis, politique des drones, durcissement répressif, recours à la torture etc.

L’appréhension des lignes de fractures internes aux mouvements jihadistes permet de pousser plus loin la réflexion sur les limites de l’entrée analytique par l’idéologie, la foi ou l’islam. Du projet fondateur de lutte contre l’occupation soviétique en Afghanistan dans les années 1980 aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris, les manifestations du jihadisme sont traversées par différents débats ayant trait aux priorités de la lutte, aux modes d’action et à la nécessité ou non d’un ancrage territorial. Les moyens (attentats ou guérilla), les cibles (des civils ou des combattants armés), ont indéniablement varié, plus concrètement que ne l’ont fait l’idéologie ou les interprétations des textes religieux mobilisés. La tension entre la lutte armée contre « l’ennemi lointain » et celle contre « l’ennemi proche », c’est-à-dire d’un côté contre les grandes puissances non-musulmanes perçues comme redevables des injustices dans le monde, et de l’autre contre leurs relais étatiques ou sociétaux dans les sociétés musulmanes, a par exemple constitué un enjeu interne aux mouvements jihadistes depuis les années 1990. Les controverses, parfois explicitées de façon formelle dans la littérature produite par les clercs jihadistes, ont induit une variété de pratiques violentes, parfois d’accommodements aussi avec les gouvernants ou les services de renseignement. Les stratégies n’ont donc jamais été uniformes. Les débats et ruptures entre groupes se sont par conséquent nourris des effets de contexte et non de fulgurances idéologiques. A cet égard, l’expansion de l’Organisation de l’Etat islamique depuis 2014, sa prétention d’agir à l’échelle de la planète, ses revendications « attrape-tout » et fréquemment opportunistes de faits d’armes qu’elle n’a fait qu’inspirer, occultent les dynamiques de réappropriation locale de l’organisation. La violence n’a ni la même signification ni la même forme à Ouagadougou, Raqqa ou encore Nice.

Ces quelques réflexions sur les liens entre religion, croyance, dogme, violence et conflit soulignent in fineles limites de l’entrée par les idées. Il ne s’agit pas de nier le rôle joué par les doctrines religieuses et leur autonomie propres mais il apparaît que ce n’est sans doute pas aujourd’hui la variable centrale qui permet de comprendre le recours à la violence et les actions qualifiés de terroristes. Enfin, si nous reconnaissons la primauté du contexte, reste que c’est moins le « comment ? » que le « pourquoi ? » qu’il faut intégrer. Ainsi, n’est-il sans doute pas prioritaire pour l’armée ou les gouvernements européens d’investir le débat sur les sources (on ne donne pas de « leçon de Coran aux jihadistes » !), mais bien davantage d’encourager la réflexion sur leur contextualisation et leur réception/interprétation. L’armée, comme la société, ne peuvent attendre des religieux une solution à leurs malheurs. Mobiliser des acteurs qui délivrent un discours qui apparaît comme dissonant avec les attentes des croyants ne produit rien et peut même se révéler contre-productif – par exemple parce qu’il apparaît sur les questions de société ou de politique étrangère comme trop accommodant avec la vision dominante.

Echange avec l'auditoire sur la communication : les points à retenir

Les intervenants dans l’auditoire reviennent sur l’importance cruciale de ne pas considérer le facteur religieux comme la seule variable explicative. L’un des aumôniers insiste notamment sur l’impératif de ne pas « islamiser » les conflits, mais de prendre en compte d’autres variables, comme le facteur économique. Selon le personnel aumônier, la solution la plus efficace est d’appliquer la « vraie et pure » laïcité, afin de faire vivre toutes les religions en cohérence et en harmonie.

Nouveaux médias religieux : Le cas des évangéliques francophones

Sébastien  Fath  (chargé  de  recherche  au  CNRS)

Les protestants évangéliques représentent environ 630 millions de chrétiens dans le monde. Ils sont notamment présents dans la francophonie subsaharienne (Congos, Côte d'Ivoire, Centrafrique...). S’ils n'ont pas d'institution centralisée, ils s'appuient en revanche sur des réseaux de communautés locales ferventes, conduites par des pasteurs, et organisées pour évangéliser. Ce sont des convertis, et souvent des connectés. Leur poids médiatique est considérable.

Evangéliques et médias numériques : affinités électives

Le christianisme bornagaina su précocement adopter les ondes radios et les écrans. Trois raisons expliquent cette dynamique. Tout d’abord, le fait que les Églises évangéliques attirent les jeunes. Dès lors, la « génération numérique » se retrouve dans ces réseaux. La « Révolution Gutenberg[2]En référence à Johannes Gutenberg (1397-1468), imprimeur allemand. Il est considéré comme le père de l’imprimerie moderne en diffusant l’utilisant de caractères mobiles en plomb. Pour … Continue reading » a contribué à la Réforme luthérienne et calviniste au XVIe siècle : depuis la fin du XXe siècle, la « Révolution Zuckerberg » (du nom du fondateur du réseau social Facebook) fait de même avec les jeunes cohortes
de convertis. Par ailleurs, les médias numériques permettent aux évangéliques de « marketer » leur message. En effet, parce qu'ils sont prosélytes, les évangéliques favorisent les logiques de performance et recourent à la publicité. En septembre 1986, le célèbre télévangéliste américain, Billy Graham, avait attiré l'attention avec son slogan rassembleur,« La vie m'intéresse », placardé dans le métro parisien pour préparer ses « réunions » organisées au palais omnisport de Bercy. Avec les médias numériques, il s'agit d'attirer l'attention et, comme sur le réseau social Twitter, d'accrocher le chaland en moins de 140 signes : « Ainsi soit Twitt ! ». Enfin, les « affinités électives » desÙ évangéliques avec les nouveaux médias s'expliquent par le goût du réseau. Les logiques de communication réticulaire, de communauté à communauté, par le biais de vecteurs para-church[3]Para-church signifie transconfessionnel et au service des Églises. ou via des porte-paroles charismatiques, permettent une large diffusion des contenus.

Conséquences de l’utilisation privilégiée des nouveaux médias par les évangéliques

Les médias évangéliques obéissent à une logique ascendante aussi appelée « bottom-up», c’est-à-dire qu’elle part du terrain pour remonter aux échelons supérieurs. Ce faisant, ces médias sont très proches de la demande des fidèles. Mais sur les sujets relatifs à la vie quotidienne et à l'épanouissement, qui passionnent les évangéliques francophones, les médias dédiés se positionnent la plupart du temps comme des thermostats plus que des thermomètres : ils cherchent à « changer la température », plus qu'à la reproduire. Pour y parvenir, ils collent au plus près des centres d'intérêt de leurs publics.

Ces médias sont également capables de cliver et de polariser un groupe, mais à un niveau infra- institutionnel, voire anti-institutionnel. Ainsi, de nombreux entrepreneurs communicationnels sans lien avec l'institution diffusent des contenus et animent des espaces où le « peuple évangélique » dans toute sa diversité crée lui-même les contenus. Avec des effets de polarisation, des outrances, et parfois des discours anti-système, qui donnent une voix, pour le meilleur et le pire, à ceux qui se considèrent « en marge » du « système ». Parallèlement, les médias évangéliques recréent du lien social au-delà des médias traditionnels, grâce à la grande créativité dont font preuve leurs utilisateurs, qui passe plus par le téléphone portable que par la technologie sophistiquée. Ces médias sont basés sur une culture de conversion, donc d'élargissement permanent du public ciblé. Ils atteignent ainsi des individus auparavant exclus des circuits institutionnels ou médiatiques identifiés. Ces médias contribuent donc à rebattre les cartes et peuvent devenir de puissants outils de soft power. Certaines puissances, à commencer par les Etats-Unis, mais aussi (dans une moindre mesure) la Corée du Sud, le Nigéria ou Israël l'ont bien compris.

Trois défis géopolitiques

On l’a précisé, ces médias peuvent être d’importants vecteurs d’influence. Rester au stade de l'impuissance, ou négliger ces médiums, reviendrait à laisser le terrain du soft power médiatique évangélique à d'autres puissances. Par exemple, les États-Unis ne se privent pas de tendre la main aux entrepreneurs évangéliques francophones d'Afrique subsaharienne. Et si les institutions et réseaux de la francophonie apprenaient à tisser des liens avec ces entreprises médiatiques, en matière de contenus et de formation ?

Les médias évangéliques peuvent se prêter à la manipulation populiste. On rencontre certains exemples de cet ordre en Afrique de l'Ouest. Mais ils favorisent également la pluralité des opinions, comme on l'observe au Maghreb. En outre, ces médias peuvent œuvrer en faveur du pardon et de la réconciliation, à l'image des contenus de la musique Gospel évangélique francophone. Une musique populaire qui apaise, voire « soigne » (healing), les maux de la société est diffusée sur les médias évangéliques. De quoi, peut-être, orienter certaines politiques culturelles ?

Pour terminer, les médias évangéliques jouent en principe sur le changement, la transition, pas la révolution. Mais on observe parfois une coalescence des ordres du politique et du prophétique évangélique, comme lors de la présidence de François Bozizé en République centrafricaine, où le chef de l'État était également "évangéliste suprême" de l'Église du Christianisme Céleste... Il peut donc y avoir un potentiel de cristallisation révolutionnaire dans les mobilisations médiatiques évangéliques. L'effet de levier des médias évangéliques est à scruter de près lorsque discours politique et prophétique se fondent dans un message fondamentaliste fermé au dialogue.

Echange avec l'auditoire sur la communication : les points à retenir

Un intervenant s’interroge sur la réaction des autres médias religieux face aux médias évangéliques. Sébastien Fath explique que l’on manque de recul pour analyser celle-ci, mais qu’effectivement, on observe des effets d’émulation – notamment chez les musulmans. Cette dynamique est positive, car la concurrence n’implique pas l’affrontement. Cette remarque invite d’ailleurs un autre intervenant à souligner que le fait religieux est souvent considéré avec angélisme, mais que le conflit fait partie du religieux également. A cet égard, les évangéliques emploient eux-mêmes une rhétorique guerrière pour mobiliser, ce qui n’est pas surprenant puisque la Bible contient elle-même de nombreuses métaphores guerrières. "

Réflexions générales autour de la première année de fonctionnement de l’Observatoire

Charlotte  Thomas  (chercheure  post-doctoral,  directrice  programme  Asie  du  sud  NORIA)

Alain Dieckhoff rappelle que l’Observatoire ne travaille pas avec des acteurs du religieux, mais avec des chercheurs spécialisés sur ce sujet. L’un des aumôniers s’alarme de la méconnaissance de la signification réelle de la notion de « laïcité », notamment chez les jeunes. Il semble qu’il y ait une réelle urgence pédagogique à cet égard, et une demande du personnel des armées en ce sens. Philippe Portier souligne d’ailleurs l’inflation de l’occurrence du mot même de « laïcité » depuis l’affaire de Creil (1989), alors qu’il était quasiment absent des discours politiques entre les années 1950 et 1980. De plus, la compréhension de la laïcité est très restrictive de nos jours, ce qui contrevient à l’esprit originel dans lequel cette disposition légale a été forgée, en 1905.

Eric Germain évoque les nouvelles modalités de diffusion des productions pour la deuxième année de l’Observatoire. En effet, les Bulletins seront désormais relayés sur les sites Internet du Ministère, du GSRL et du CERI. Ceci, afin de donner une plus grande visibilité aux travaux réalisés. Il insiste également sur l’impératif de poursuivre la philosophie ayant présidé à la première année, en valorisant les approches complémentaires et transversales des thématiques abordées.

Le Colonel Renaud Devouge réaffirme l’intérêt des travaux de l’Observatoire pour les aumôniers, car ils leur permettent de saisir plus finement les réalités des terrains sur lequel ils sont appelés à intervenir. Ce travail intellectuel intervient en fonction support des tâches opérationnelles qui sont menées par le personnel des armées, et facilite la compréhension du théâtre des opérations. Il revient sur l’objectif de l’Observatoire, qui est de proposer une compréhension du fait religieux dans toute sa complexité et sa globalité. Ce savoir doit être utile aux personnels en opération. La raison d’être de l’Observatoire pourrait donc être résumée par cette formule : « de la connaissance du fait religieux à l’action ».

Philippe Portier conclut en considérant que l’Observatoire est un indice de la collaboration entre les universitaires et les administrations. Celle-ci entérine ainsi la mort de la sociologie strictement critique, du côté des universitaires, et le besoin d’informer la décision politique par des ressources externes, au côté des grands ministères régaliens.

La "glocalisation" du religieux

Interventions de l’après-midi – CERI, salle de conférence (14h30 – 18h30)

Les interventions de l’après-midi, retransmises intégralement ou partiellement ci-après, avaient une vocation plus strictement académique. Elles sont moins axées sur des données empiriques, et traitent plus de concepts dans le cadre desquels est ensuite analysé le travail de terrain réalisé par le chercheur.

Communautés transnationales, religions et conflits

 Féron  (Tampere  Peace  Research  Institute,  Finlande)

Les diasporas sont souvent soupçonnées de générer des tensions dans les pays d’installation, en raison de leurs différences culturelles, ou parce qu’elles peuvent « importer » avec elles les conflits de leurs pays d’origine. Quel rôle joue la religion dans ces processus conflictuels ? En gardant à l’esprit le fait que la religion n’est pas un facteur identitaire important pour toutes les diasporas, et que les diasporas sont des groupes parfois très divisés, cette contribution s’intéresse d’abord aux relations entre religions et diasporas en général, avant de mettre en lumière les processus par lesquels le phénomène religieux est réinventé en diaspora.

Analogie entre fait diasporique et fait religieux ?

La nature transnationale de la plupart des religions se manifeste dans leurs structures transnationales, dans une allégeance à une communauté pensée comme globale plutôt que nationale, ou dans une vision du monde qui n’est pas contrainte par les frontières étatiques ; or, les diasporas partagent ces caractéristiques. De ce fait, la religion peut constituer un point d’ancrage pour les diasporas, tout comme les diasporas peuvent constituer un vecteur d’expansion pour les religions. En parallèle, diasporas et religions sont aussi ancrées dans le local : tandis que les diasporas maintiennent certaines spécificités culturelles dans les sociétés d’accueil, sans pourtant reproduire exactement les cultures des pays d’origine, la manière dont les religions « globales » telles que le christianisme, le bouddhisme ou l’islam sont pratiquées varie elle aussi en fonction du contexte. En d’autres termes, diasporas et religions sont « glocales », ou « translocales ». Pour ceux qui se sentent déracinés, c’est-à-dire ni vraiment intégrés dans les sociétés d’accueil, ni à l’aise dans leurs pays d’origine, le lien « glocal » offert par la religion résonne de manière particulièrement forte. Plus généralement, le mouvement diasporique lui-même peut générer, immédiatement ou ultérieurement, un retour au religieux, par le biais de la recherche d’une continuité avec le passé, ou de la nécessité d’établir une frontière claire avec les autres groupes. Ces processus sont particulièrement remarquables lorsque les diasporas pratiquent une religion minoritaire dans le pays d’accueil. Un autre facteur influant sur l’intensité des croyances et des pratiques religieuses en diaspora est celui de leur intégration socio-économique dans les pays d’installation. De nombreux exemples suggèrent que discrimination et/ou ségrégation tendent à renforcer les croyances et pratiques religieuses, et que les plus jeunes s’approprient et revendiquent l’appartenance religieuse qui leur est assignée par la société d’accueil. Ceci peut aussi conduire à un certain degré d’homogénéisation entre diasporas aux statuts socio-économiques comparables. Ainsi les appartenances nationales deviennent- elles parfois moins importantes que les appartenances religieuses et les solidarités transnationales que celles-ci génèrent.

Reconfiguration au local des dynamiques transnationales

Il est important de souligner que même pour les diasporas issues de conflits, la manière dont les croyances religieuses s’expriment est souvent déconnectée des divisions des pays d’origine. Les divisions religieuses préexistant à la période de migration n’expliquent donc pas directement les épisodes d’escalade de la violence en diaspora. Le réinvestissement religieux peut toutefois nourrir des phénomènes de polarisation et de séparation entre diasporas, et entre diasporas et le reste de la société, parce que les lieux de culte deviennent les espaces privilégiés de rencontre et de socialisation communautaire, au détriment d’autres espaces. Le contexte politique des sociétés d’accueil joue également un rôle important dans le phénomène religieux en diaspora, car lorsque l’appartenance ethnique et/ou religieuse sert de base à la reconnaissance et à la participation politique, l’importance de la religion est quasi automatiquement renforcée. Ainsi, la résurgence du religieux peut parfois être une réponse à l’expérience que font les diasporas d’être catégorisées comme culturellement différentes, et d’être invitées à participer dans l’espace public au nom de ces différences. Cette visibilité accrue du religieux s’effectue via le travail « d’entrepreneurs ethniques » et de certains médias, de forums Internet et d’organisations religieuses transnationales. Ces acteurs activent des mécanismes de solidarité et d’identification qui ne suivent plus nécessairement les différences nationales ou ethniques, mais qui jouent fortement sur le facteur religieux. Lorsqu’il se manifeste, ce retour au religieux est souvent étroitement articulé au fait conflictuel, établissant clairement le lien entre les discriminations subies ici, et l’envie de s’engager là-bas. Ainsi la religion permet-elle de transcender les spécificités des sociétés d’installation, ainsi que les origines nationales. Le cas du soutien et du militantisme transnational en faveur de la Palestine de nombreuses organisations musulmanes, même lorsqu’elles ne comportent pas ou peu de membres d’origine palestinienne, en est un bon exemple.

Il est donc clair que la religion peut jouer un rôle important dans le maintien des divisions entre groupes en diaspora. La religion peut aussi avec le temps devenir un important facteur de division entre groupes, alors qu’elle ne l’était pas au moment de la migration. En parallèle, la capacité du religieux à créer et à entretenir des solidarités transnationales entre croyants augmente la probabilité d’un engagement des diasporas dans des conflits avec lesquels elles n’ont a priori pas de lien, mais qui impliquent leurs coreligionnaires. Ces conflits deviennent donc, pour ainsi dire « glocalisés ». Cette configuration est elle- même favorisée par le déracinement et le manque d’intégration de certaines diasporas, et témoigne d’un besoin d’appartenance auquel ni les pays d’origine ni les pays d’installation ne semblent en mesure de véritablement  répondre.

L’islam en diaspora, un premier bilan critique

Chantal Saint-Blancat (université de Padoue) – par Charlotte Thomas

L’intervention de Chantal Saint-Blancat, sociologue spécialiste des musulmans européens, revient sur les travaux qu’elle a conduits, au cours des 20 dernières années, parmi les musulmans vivant en Europe occidentale. En particulier, C. Saint-Blancat propose d’appliquer la notion de « diaspora » aux pratiquants de ce qu’elle appelle « l’islam européen ». Selon elle, trois dimensions constitutives de la diaspora se retrouvent dans les dynamiques de structuration animant les musulmans européens. Ces dimensions sont (1) « la gestion et le maintien de leur altérité », (2) « l’élaboration d’une identité collective », et (3) « le choix de l’intégration dans les sociétés d’implantation ». La chercheuse a ainsi passé trois groupes religieux au prisme diasporique : le Tabligh Jamaat, les Frères musulmans et la « galaxie salafiste ». L’intervention évoque notamment le rôle de ces « entrepreneurs religieux » dans la production d’un « leadership » au sein de l’islam européen, et les conflits à cet égard. C. Saint- Blancat achève sa présentation en soulignant que le « questionnement de l’autorité religieuse, point d’achoppement de l’avenir de l’islam en diaspora » est désormais au cœur des débats. "

Droits de l’homme et mobilisation transnationale du religieux

Matthias  Kœnig  (université  de  Göttingen)

La diversité religieuse est devenue un des défis majeurs pour un vivre ensemble pacifique dans notre ère globale. Souvent, les droits de l’homme, inclus la liberté de religion, sont présentés comme la solution à ce défi. En s’appuyant sur une historiographie révisée des droits de l’homme, cette contribution démontre que ceux-ci demeurent une notion contestée. De plus, ils facilitent les mobilisations transnationales et peuvent également devenir source de nouvelles contestations. L’intervention discute trois trajectoires issues de l’histoire globale de la liberté religieuse. L’argument central défendu ici est que le droit international, même s’il se veut universel, s’est construit dans une configuration impériale de la modernité.

Trois traditions juridiques antagonistes

La première trajectoire est celle du conflit confessionnel qui s’est développé au XVIIe siècle. Elle a donné naissance au droit international « westphalien », qui considère que l’Etat est souverain pour établir la norme relative au rôle public du religieux. Dans un contexte de commerce mondial, cette norme aboutit à la liberté de religion garantie aux citoyens membres des État parties prenantes aux traités bilatéraux qui se sont multipliés au cours du XIXe siècle.

La deuxième trajectoire est potentiellement en conflit avec les vestiges de souveraineté étatique. En effet, elle aboutit à la reconnaissance de droits collectifs pour les minorités religieuses. Les droits des minorités religieuses ont été protégés lorsque les grandes puissances ont imposé des exigences légales aux Etats- nations naissant de l’effondrement de l’Empire ottoman et de celui des Habsbourg. La reconnaissance de ces droits répondait ou bien aux mouvements humanitaires transnationaux, ou bien aux intérêts géopolitiques propres des Etats.

La troisième trajectoire met en œuvre une conception explicitement individualiste de la liberté religieuse. Elle est étroitement liée à la montée des mouvements missionnaires évangéliques aux Etats-Unis et en Angleterre au début du XIXe siècle. Ceux-ci ont influencé la signature de traités inégaux avec les Etats asiatiques, en y incluant des titres juridiques qui justifient diverses missions civilisatrices et protègent ainsi l’ouverture de nouveaux marchés religieux.

Les conséquences de cet héritage sur la situation actuelle

Ces trois trajectoires continuent à influencer les contestations contemporaines entourant l’exercice de la liberté religieuse. Tout d’abord, les droits de l’Homme, tel qu’ils sont instaurés aux Nations Unies et au Conseil de l’Europe, combinent une conception individualiste de la liberté de religion et de conscience avec des conceptions plutôt collectivistes. De plus, ces différents acteurs font la promotion de conceptions de la liberté de religion parfois divergentes. Celles-ci incluent plusieurs mouvements religieux transnationaux qui, selon leurs propres traditions théologiques et visions de salut, conçoivent la liberté de religion comme droit au prosélytisme et à la conversion, comme droit de la protection des identités minoritaires, ou comme défense contre toute diffamation du religieux. En dehors des polémiques interculturelles, plusieurs dynamiques contestataires résultent de cette polyphonie de la liberté religieuse. Ainsi, parmi le dispositif multilatéral des droits de l’homme, plusieurs groupes religieux (évangéliques, catholiques, orthodoxes, musulmans) s’allient au sein d’alliances complexes et essaient d’imposer leur propre conception de la liberté religieuse : des litiges apparaissent ainsi vis-à-vis d’autres mouvements (féminisme, LGBT) comme autour des questions morales. De plus, les contestations sont de plus en plus nombreuses entre les États et les institutions internationales (la Cour européenne des droits de l’Homme par exemple), car ces dernières adoptent des postures de plus en plus ouvertement critiques quant aux dispositifs politico-religieux en place, provoquant en retour une contre-mobilisation croissante. Enfin, certaines tentatives unilatérales mises en œuvre afin de protéger la liberté religieuse ont des relents de velléités missionnaires, ce qui risque de saper la légitimité du système multilatéral des droits de l’Homme. C’est par exemple le cas de la politique étrangère récente des Etats-Unis.

Notes

Notes
1 Etablissement d’enseignement religieux.
2 En référence à Johannes Gutenberg (1397-1468), imprimeur allemand. Il est considéré comme le père de l’imprimerie moderne en diffusant l’utilisant de caractères mobiles en plomb. Pour être plus exact, ce système avait été inventé par les Chinois et les Coréens plusieurs siècles avant sa « réinvention » par Gutenberg. Mais l’imprimeur allemand a réussi à diffuser cette technologie à l’échelle industrielle.
3 Para-church signifie transconfessionnel et au service des Églises.
Pour citer ce document :
Observatoire International du Religieux, "Retour sur le colloque du 19 septembre.". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°11 [en ligne], septembre 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/retour-colloque-19-septembre/
Bulletin
Numéro : 11
septembre 2017

Sommaire du n°11

Voir tous les numéros

Auteur.e.s

Observatoire International du Religieux

Aller au contenu principal