Bulletin N°37

mai 2022

Transformation des relations États-religion en Europe : entre pluralisation et sécularisation

Lisa Harms et Ines Michalowski

Les relations État-religion en Europe sont confrontées à deux vecteurs de transformation majeurs. Premièrement, la sécularisation. Si le pronostic d’une disparition progressive du fait religieux s’est avéré précoce, force est de constater que les religions majoritaires doivent faire face à des défis importants résultant en particulier de la perte de fidèles. Deuxièmement, la pluralisation religieuse. Depuis plusieurs décennies, la question de l’incorporation des minorités religieuses n’a cessé de susciter des débats, tant au niveau politique qu’académique. Cette pluralisation religieuse accroît la pression sur les religions établies dont les privilèges se justifient mal face aux demandes d’inclusion et d’égalité. Dans ce contexte, la pluralisation religieuse peut-être à la fois une chance et une « menace » pour les religions établies. Si la question de la négociation des relations État-religion n’est guère nouvelle, elle reste d’actualité partout en Europe où les paysages religieux continuent à se séculariser et se diversifier.

Ces négociations se jouent sur divers terrains au niveau local, national et transnational. Faute de pouvoir faire justice à la totalité des dynamiques ici, nous nous proposons de focaliser sur deux dimensions de ces négociations qui nous paraissent particulièrement importantes : les luttes autour des ressources financières et organisationnelles et celles autour des droits que les États accordent aux religions. Bien sûr, ces deux luttes se jouent à toutes les échelles des relations État-religion et elles sont souvent entrelacées. Mais s’il y a une sphère où la lutte autour des ressources est particulièrement visible, c’est celle des institutions publiques telles que l’école ou l’armée où se négocient les accommodements tels que la prise en compte de restrictions alimentaires, les pauses de prière, les jours fériés ou encore le soin spirituel. Dans ces institutions, les négociations se jouent aussi bien dans un registre d’action formelle qu’informelle. La deuxième lutte, celle autour des droits, s’inscrit tout particulièrement dans la sphère juridique, au sein de laquelle les acteurs opèrent dans un registre plus formalisé.

Même si les négociations dans les contextes organisationnels et dans des cours de justice s’opèrent distinctement, elles s’inscrivent toutes deux entre deux extrémités. D’un côté, des pressions s’exercent en faveur d’un renforcement des accommodements des « nouvelles » minorités telles que l’islam. Les privilèges ancrés dans les structures Église-État historiques favorisant les chrétiens disparaîtraient alors progressivement par l’extension des accommodements accordés aux minorités religieuses. Mais, la sécularisation et la pluralisation pourraient aussi mener à une perte de privilèges des religions majoritaires et par conséquent à la réduction de différences entre majorités historiques et minorités immigrés. Dans ce scénario, un troisième groupe d’acteurs se rejoint aux acteurs religieux majoritaires et minoritaires négociant leurs droits et ressources : c’est celui des non-religieux.

La réalité de la transformation entre ces deux extrémités est certes complexe et ne se limite pas nécessairement à un jeu à somme nulle. Toutefois, dans cette contribution, nous cherchons à décrire quelques-unes des dynamiques qui poussent dans l’une ou l’autre de ces deux directions. Ce faisant, nous adoptons un regard européen dans la mesure où nous détectons des dynamiques à travers différents pays du continent, et des négociations se déroulant au niveau transnational. Dans un premier temps, nous analysons quelques dynamiques de la transformation des régimes État-religion au niveau organisationnel et donc national. Deuxièmement, nous portons notre regard sur le juridique au niveau transnational en analysant à la fois les pressions pour renforcer l’inclusion des minorités et pour réduire les avantages dont bénéficient les majorités.

Étendre les accommodements aux non-religieux ? Les négociations au niveau national

La théorie du marché religieux[1]Rodney Stark et Laurence R. Iannaccone “A supply-side reinterpretation of the ‘secularization’ of Europe”, Journal for the Scientific Study of Religion, 33 (3), 1994, p. 230. postule que la non-ingérence de l’État dans le marché religieux permet la vivacité religieuse. La coopération entre État et religion en revanche réduit la compétition entre communautés religieuses et donc leur résistance à des défis de sécularisation. Le « religion and state project » de Jonathan Fox[2]Jonathan Fox, The religion and state project. RAS 2. Government involvement in religion (GIR), 2008, [en ligne] http://www.thearda.com/ras. (2008) a tenté de mesurer les différences entre pays en adoptant une telle perspective théorique. Fox a trouvé que, dans la plupart des pays européens, l’État privilégie un ou plusieurs groupes religieux dans ses coopérations. Avec son régime de séparation, la France constitue l’exception plutôt que la règle dans le paysage européen. La France est plutôt exceptionnelle aussi en termes de sécularisation. Selon l’Eurobaromètre de 2015, elle est le pays européen à dominance catholique avec le plus grand nombre de non-croyants, agnostiques ou athéistes (environ 40% de la population comparé à 32% en Belgique, 30% en Espagne ou alors 0,3% en Roumanie). Avec son taux élevé d’individus non-religieux, la France se rapproche des pays à ancienne dominance protestante tels que les Pays-Bas et la Suède où plus de la moitié de la population se déclare désormais non-religieuse. Ceci se reflète aussi dans le positionnement de la France sur la Inglehart-Welzel World Cultural Map[3][En ligne] https://www.worldvaluessurvey.org/WVSContents.jsp?CMSID=Findings qui montre qu’en termes de valeurs, la France se rapproche de l’Europe « protestante » (qui de faite est plutôt une Europe sécularisée). Ainsi, les Églises chrétiennes qui historiquement rassemblaient la majorité de la population, sont en train de perdre ce statut majoritaire. De plus, elles perdent de leur légitimité en raison des cas d’abus sexuels rendus publics aux cours des dernières années et en raison de la mauvaise gestion de ces délits par les hiérarchies ecclésiastiques. Avec son célibat, son refus d’accorder l’égalité aux femmes et son rejet de mariages homosexuels, c’est surtout l’Église catholique qui défend des valeurs contraires à celles de la majorité des citoyens dans les pays de l’Europe de l’Ouest. Cet écart en termes de valeurs renforce les fortes tendances de sécularisation en Europe[4]Ronald Inglehart, Religion's sudden decline. What's causing it, and what comes next?, New York NY, Oxford University Press, 2021.. Les privilèges accordés aux Églises chrétiennes semblent de moins en moins légitimes.

Puis, il y a un deuxième facteur qui pourrait pousser les États européens ou du moins certains d’entre eux vers une « destitution » de la religion chrétienne : c’est l’immigration et la pluralisation religieuse qui s’en suit. Certes, tous les pays européens n’ont pas été confrontés de la même manière à l’immigration après la Deuxième guerre mondiale et à la pluralisation religieuse comme mesurée dans l’index du Pew Research center[5][En ligne] https://www.pewresearch.org/religion/2014/04/04/religious-diversity-index-scores-by-country/.. Étant donné que c’est surtout l’islam qui requiert une « pluralisation active » allant d’une tolérance des signes religieux dans l’espace public jusqu’à la modification de ce que Koenig appelle les centres organisationnels de l’État[6]Matthias Koenig, “Incorporating Muslim migrants in Western nation states. A comparison of the United Kingdom, France, and Germany”, Journal of International Migration and Integration, 6 (2), … Continue reading plusieurs États européens ont encouragé la constitution de conseils représentatifs de l’islam pour faciliter le dialogue et la coopération avec le gouvernement[7]Jonathan Laurence, The emancipation of Europe's Muslims. The state's role in minority integration, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2012.. C’est le cas dans les pays où l’État coopère traditionnellement avec des communautés religieuses sur des sujets comme les cours de religion à l’école, les facultés de théologie dans les universités ou les cimetières publics, mais c’est le cas aussi en France.

Autant il existe des accommodements pour les communautés religieuses historiquement établies dans un pays, autant se pose la question du traitement égal des minorités religieuses issues de l’immigration. Une analyse de l’évolution des droits accordés aux immigrés dans dix pays de 1980 à 2008 a montré qu’il y a eu une libéralisation de ces droits, et que les droits religieux accordés aux musulmans n’ont cessé de croître même si les différences entre pays persistent[8]Ruud Koopmans, Ines Michalowski et Stine Waibel, “Citizenship rights for immigrants. National political processes and cross-national convergence in Western Europe 1980-2008”, American Journal of … Continue reading. Ainsi, l’écart en termes de droits entre les Églises chrétiennes (et parfois les communautés juives) d’un côté et les minorités musulmanes issues d’une immigration plus récente de l’autre se réduit. Même en France, les musulmans ont obtenu plus de droits dans des organisations telles que l’armée et la prison[9]Claire de Galembert, Islam et prison, Paris, Éditions Amsterdam, 2020. Irene Becci et Olivier Roy (éd.), Religious diversity in European prisons. Challenges and implications for rehabilitation, … Continue reading, où l’accès aux services religieux du monde extérieur est limité. La coopération entre l’État et la religion et le traitement des différents groupes religieux est alors une question qui se pose dans tous les pays européens où la population musulmane dépasse un certain seuil.

Toutefois, l’analyse des négociations ayant lieu au sein des organisations montre qu’il peut être coûteux d’inclure de nouveaux groupes. C’est le cas notamment de l’aumônerie militaire. Dans les forces armées européenne, un nouveau groupe est inclu dans l’aumônerie militaire en dupliquant plus ou moins la structure organisationnelle des groupes historiquement établis. Ainsi, chaque communauté reçoit sa propre aumônerie militaire et donc un nombre plus ou moins fixe de postes d’aumôniers. Vu que les ressources à disposition pour les aumôneries militaires décroissent plutôt qu’elles n’accroissent, le nombre de postes d’aumôniers à distribuer entre les différentes communautés religieuses est limité. La répartition de ces postes entre des groupes religieux toujours plus nombreux conduit à la mise en place d’aumônerie minoritaires qui unissent en elles toutes les caractéristiques négatives d’une politique communautaire : lorsqu’une aumônerie emploie trop peu d’aumôniers, elle doit se concentrer sur ses propres fidèles parmi les militaires (au lieu de s’engager auprès de l’armée dans son ensemble). Aussi, elle ne peut pas, ou seulement pour des périodes très limitées, participer aux opérations extérieures qui sont vécues par les autres aumôniers comme des moments centraux de leur travail au sein de l’armée. Par exemple, aux Pays-Bas, les aumôneries musulmane et juive ne disposent que de deux ou trois postes d’aumôniers ce qui limite fortement le périmètre de leurs actions[10]Ines Michalowski, “What is at stake when Muslims join the ranks? An international comparison”, Religion, State & Society, 43 (1), 2015, pp. 41–58..

La France a abordé ce problème en créant des services aumôniers minoritaires qui sur-représentent les minorités en termes de ratio aumôniers-soldats par groupe religieux. Toutefois, ceci n’est possible que dans un contexte national où les humanistes ne sont pas encore entrés sur scène et où le nombre d’aumôniers excède non seulement la demande réelle de soins spirituels, mais peut-être aussi le nombre de prêtres catholiques à disposition pour un engagement dans l’armée. Ainsi, aux Pays-Bas, il y a un service aumônier militaire humaniste qui (comme c’est le cas aussi en Belgique et en Norvège) réclame un nombre croissant de postes d’aumôniers, légitimant ses demandes avec l’argument que les humanistes représentent tous les non-religieux. Ainsi, l’inclusion des humanistes amène une forte compétition avec les non-religieux, renforce la compétition entre les différents groupes religieux et accroît le risque d’établissement d’un véritable service minoritaire.

Les Pays-Bas, qui sont le pays européen avec le plus grand nombre de groupes inclus dans l’aumônerie militaire (catholiques, protestants, musulmans, juifs, hindous, humanistes), essaient d’intégrer davantage les différentes aumôneries dans un service unique spirituel. En adoptant un tel système, l’armée néerlandaise se rapproche du système d’aumônerie militaire tel qu’il existe aux États-Unis. L’aumônerie militaire américaine a été conçue dans un contexte multireligieux. Elle n’est pas organisée par communautés religieuses comme en Europe, mais par service militaire. Ainsi, c’est l’armée elle-même qui recrute de nouveaux aumôniers, en s’assurant toutefois de l’accréditation du candidat par l’une des plus de 200 communautés religieuses actuellement enregistrées auprès du ministère de la Défense. L’une des conséquences d’une telle organisation du service de l’aumônerie par l’armée est que les communautés religieuses en tant que telles sont bien moins engagées dans l’organisation de la religion au sein de l’armée que dans de nombreux pays européens. C’est l’État qui est en charge de l’organisation de la religion au sein de l’armée américaine ; dans un tel modèle, il n’y a pas de place pour un évêché militaire tel qu’il existe par exemple du côté catholique et protestant au sein de l’armée allemande. L’ingérence des Églises et des autres communautés religieuses est limitée et il est plus difficile pour les communautés religieuses de développer un profil religieux propre lorsqu’elles sont tenues de travailler dans un service inter-religieux coordonné par des structures étatiques. Ainsi, l’exemple de l’aumônerie militaire montre que la pluralisation religieuse peut, dans un premier temps, contribuer à une réduction des accommodements dont disposent les groupes religieux historiquement établis en redistribuant les ressources en faveurs des minorités. Toutefois, dans un deuxième temps la pluralisation religieuse peut avancer jusqu’à un point où la réduction de l’autonomie des religions peut paraître la solution la plus gérable. Ainsi, l’exemple de l’aumônerie militaire suggère qu’il est impossible de reproduire à l’infini les structures de coopération qui existent dans certains pays européens.

Bien évidemment, tous les pays européens ne se trouvent pas (encore) à un point où se croisent la pluralisation religieuse et la sécularisation. Les pays de l’Est n’ont accueilli que très peu d’immigrés musulmans[11][En ligne] https://www.pewresearch.org/religion/2017/11/29/europes-growing-muslim-population.. De plus, dans des pays comme la Croatie ou la Pologne, l’hégémonie de l’Église catholique n’est pas brisée par une sécularisation accrue. Toutefois, l’arrivée de réfugiés ukrainiens, largement membres de l’église orthodoxe ukrainienne (patriarcat de Kiev ou de Moscou) pourrait se transformer en défit de pluralisation à moyen et court terme alors que certains pays d’Europe de l’Est comme la République tchèque ou l’Estonie figurent déjà parmi les pays les plus sécularisés en Europe[12][En ligne] https://www.pewresearch.org/fact-tank/2018/12/05/how-do-european-countries-differ-in-religious-commitment/.

Négocier les droits au niveau européen : entre reproduction et remise en cause des avantages religieux

Si l’accommodement des religions minoritaires et le maintien des avantages en faveur des Églises majoritaires donnent lieu à des luttes concernant les ressources financières et organisationnelles, il constitue également un enjeu d’un domaine beaucoup plus formalisé qui est celui du droit. Dans un deuxième temps, nous porterons notre regard sur celui-ci, tout en tâchant de déceler la double tendance à un renforcement et à un déclin du religieux dans la sphère publique. Certes, les négociations dans les organisations publiques peuvent se prolonger dans ce domaine et les acteurs impliqués dans ces négociations peuvent s’emparer du droit comme ressource discursive. Mais les contentieux judiciaires s’étendent bien au-delà des conflits autour des ressources et ne relèvent pas nécessairement d’un jeu à somme nulle.

À l’heure actuelle, nous disposons de peu de recherches comparatives sur les développements juridiques au niveau national. En revanche, l’échelon européen a reçu davantage d’attention et constituera le cœur de notre analyse. Avec l’émergence et la consolidation de l’architecture institutionnelle européenne, deux cours internationales ont gagné en importance dans la régulation du fait religieux : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg, qui fait office de bras juridique du Conseil de l’Europe (46 États membres)[13]La Russie ne fait plus partie du Conseil de l’Europe depuis mars 2022., est chargée d’appliquer la Convention européenne des droits de l’homme. Depuis le début de son mandat en 1959, elle a été saisie des centaines de fois par des individus et groupes dans des conflits autour de la relation État-religion. De son côté, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) au Luxembourg, veillant au respect des traités de l’Union européenne, n’est devenue audible dans des conflits religieux que plus récemment. De plus en plus souvent, les tensions politiques sur la place du religieux dans les États européens se prolongent ainsi par le biais des répertoires judiciaires.

Quel rôle cette « judiciarisation du politique »[14]Ran Hirschl, “The judicialization of politics”, Oxford Handbook of Law and Politics, edited by Robert E. Goodin, online version, Oxford, Oxford University Press, 2011. Claire de Galembert, … Continue reading joue-t-elle dans la transformation des relations État-église en Europe ? Koenig[15]Matthias Koenig, “Governance of religious diversity at the European Court of Human Rights”, International approaches to the governance of ethnic diversity, edited by Will Kymlicka and Jane … Continue reading par exemple fait l’hypothèse que la Cour se constituera en force poussant vers une plus grande sécularisation tout en précisant qu’il n’est pas encore clair si une telle sécularisation prendrait une forme libérale (passive) ou plus restrictive (assertive). Cette sécularisation par le droit concerne à la fois les religions minoritaires et majoritaires. D’un côté, les promesses de liberté individuelle et de non-discrimination inhérentes aux droits de l’homme et aux directives de l’Union européenne contre la discrimination constituent des ressources pour les minorités religieuses, permettant de revendiquer une inclusion comparable à celle des majorités établies. De l’autre côté, les cours de justice deviennent des arènes de contestation des privilèges religieux établis, à travers notamment la mobilisation des non-religieux, humanistes et athéistes. Toutefois, même si les cours européennes constituent de nouvelles opportunités pour les revendications de ces acteurs, elles restent aussi dans la sphère d‘influence des politiques nationales qui limitent l’interférence des juges européens avec la régulation du religieux.

Depuis les années 1990, la CEDH s’est en effet avérée constituer une structure d’opportunité de plus en plus importante pour un grand nombre de minorités religieuses. S’emparant de l’outil judiciaire européen, celles-ci ont réclamé davantage de tolérance passive de leurs pratiques religieuses (par exemple le port du voile) et de soutien actif par les États européens (par exemple la protection contre des actes blasphématoires). Champions de ce que l’on nomme la « repeat litigation » (le recours stratégique et répétitif au contentieux), les témoins de Jéhovah portent plainte de manière systématique quand ils rencontrent des obstacles à leur pratique religieuse. Mais d’autres groupes religieux tels que les musulmans, les alévis, les sikhs ou encore les nouveaux mouvements religieux, ont aussi multiplié les recours en justice. Dans les années 1990, la Cour a commencé à pousser vers une reconnaissance accrue du pluralisme religieux en particulier dans les États post-soviétiques et d’autres États à majorité orthodoxe. Par exemple, elle a élargi le périmètre de protection pour les activités considérées prosélytes et affirmé la neutralité étatique dans les affaires internes des communautés religieuses[16]Kokkinakis c. Greece, 14307/88, 25 May 1993; Haut Conseil spirituel de la communauté musulmane c. Bulgarie, 39023/97, 16 December 2004.. D’autres exemples issus des années 2010 concernent des revendications alévies de mentionner la religion alévie sur le passeport turc (au lieu de l’islam) et de respecter davantage la pluralité religieuse et philosophique dans les cours religieux à l’école[17]Sinan Işık c. Turquie, 21924/05, 2 Février 2010; Mansur Yalçın et autres c. Turkey, 21163/11, 16 Septembre 2014. .

Cependant, même si la Cour est devenue une structure d’opportunité pour les revendications de minorités religieuses, son champ d’action est limité, notamment par les pressions politiques. Jusqu’à ce jour, la CEDH s’est gardée de s’immiscer dans les conflits les plus sensibles autour de la reconnaissance religieuse, notamment celui – aussi ancien que non-résolu – du port du foulard dans les institutions publiques. Ainsi, dans les affaires du foulard (contre la France, la Suisse et la Turquie), la Cour a systématiquement maintenu la doctrine d’une marge d’appréciation accordée aux États, leur permettant de maintenir des formes de sécularisme restrictif[18]Exemple illustratif : Dogru c. France, 27058/05, 4 Décembre 2008. Deux exceptions récentes concernent le port d’une calotte et d’une voile dans la salle d’audience d’un tribunal : … Continue reading. De la même manière, la CEDH s’est montrée clémente envers les États portés en justice pour l’interdiction de la burqa dans les espaces publics, subjuguant la liberté religieuse à des normes d’intégration sociale[19]Voir par exemple: S.A.S. c. France, 43835/11, 1er Juillet 2014.. Dans un autre cas encore, elle a considéré que les autorités suisses n’avaient pas outrepassé leur marge d’appréciation quand elles ont refusé la demande d’une exemption du cours de natation pour des élèves musulmanes[20]Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, 29086/12, 10 Janvier 2017.. Ceci signifie que plutôt que d’imposer de manière univoque un modèle européen favorisant plus de reconnaissance et de manifestation de la pluralité religieuse, le niveau supranational est aussi devenu un lieu de consolidation de la souveraineté nationale, laissant main libre aux gouvernements pour subordonner la liberté religieuse à d’autres principes, telle que l’intégration sociale ou l’égalité des genres. Les tentatives récentes de défier des restrictions imposées sur le port du voile à la CJUE ont pris une tournure similaire. Ainsi, cette cour a commencé à s’emparer de la logique de la CEDH en matière de déférence nationale. Par exemple, dans les cas de Wabe et Müller c. Allemagne, elle a décidé que les mesures disciplinaires prises par des entreprises privées (une droguerie et une crèche) étaient compatibles avec les normes européennes de non-discrimination – toutefois non sans laisser libre gré aux cours de justice allemandes d’être plus restrictives concernant de telles mesures disciplinaires[21]Affaires jointes C‑804/18 et C‑341/19..

Alors que les minorités religieuses ont poussé vers plus d’inclusion à travers les cours internationales, d’autres acteurs se sont mis à contester la présence du religieux dans l’espace public. C’est le cas en particulier des acteurs humanistes qui se servent des mêmes outils judiciaires que les religions minoritaires ‘traditionnelles’. L’affaire la plus connue et discutée est certainement celle de Lautsi c. Italie [22]Lautsi et autres c. Italie, 30814/06, 18 Mars 2011.dans laquelle le lobby humaniste italien a orchestré une plainte contre l’exposition du crucifix dans l’enceinte scolaire[23]Bob Clifford, Rights as weapons: Instruments of conflicts, tools of power, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2019, 93-117.. Mais Lautsi n’est pas la seule manifestation d’une contestation des privilèges majoritaires. Par exemple, des plaignants stratégiques ont multiplié les dénonciations de l’obligation de dévoiler ses convictions religieuses afin d’être exempt du serment religieux dans les procédures pénales en Grèce[24]Voir par exemple: Dimitras et autres c. Grèce, 42837/06, 3237/07, 3269/07 et al., 3 juin 2010.. Dans les pays scandinaves et en Allemagne, des individus et groupes ont lancé plusieurs offensives litigieuses contre l’impôt d’Église (avec des résultats mitigés)[25]Voir par exemple : Wasmuth c. Allemagne, 12884/03, 17 Février 2011..

Même si ces contestations des avantages conférés aux Églises majoritaires émanent d’abord des publics humanistes et non-religieux, elles sont parfois perçues par des activistes chrétiens comme relevant du même registre que le défi soulevé par la pluralité religieuse. Ainsi, il ne semble guère être une coïncidence qu’une des ONGs chrétiennes les plus actives à la CEDH ait mobilisé la même argumentation en faveur d’une reconnaissance de l’héritage religieux des États dans le cas Lautsi que dans un cas concernant l’interdiction des minarets en Suisse[26]Lisa Harms, Faith in courts. Human rights advocacy and the transnational regulation of religion, Oxford, Hart Publishing, à paraître.. Ces acteurs craignent que la réticence des États à l’égard de l’islam renforce la ‘menace’ de la sécularisation (portée entre autres par les humanistes) menant au final vers une réduction des avantages dont bénéficient les Églises majoritaires. Leur mobilisation contre les remises en cause de leurs privilèges a connu d’importants succès. Le cas Lautsi en livre encore une fois l’exemple le plus illustre. Suscitant une contre-offensive d’une vingtaine d’États européens, de l’Église orthodoxe russe, du Vatican, ainsi que d’ONGs chrétiennes conservatrices, la Cour est revenue sur sa décision initiale et a accepté les arguments de la partie adverse pour le maintien du crucifix dans l’enceinte scolaire au nom de l’héritage culturel national[27]Pasquale Annicchino, “Winning the battle by losing the war: the Lautsi case and the holy alliance between American conservative evangelicals, the Russian Orthodox church and the Vatican to reshape … Continue reading. Les commentateurs convergent largement sur la classification du jugement comme le résultat de jeux de forces politiques.

Toutefois, si la Cour a envoyé un signe fort en revenant sur sa décision Lautsi, il faut se garder de généralisations précoces. Plus d’une fois, la CEDH s’est montrée sensible aux revendications qui peuvent au final défier la légitimité des religions majoritaires dans l’espace public. Les contestations récurrentes contre l’obligation de relever ses convictions religieuses lors du serment dans une procédure pénale en Grèce ont été couronnées de succès. De même, le succès d’humanistes norvégiens dans un cas contre l’exemption de l’instruction chrétienne et philosophique dans les écoles primaires peut être interprété comme érodant la position de pouvoir des Églises[28]Pasquale Annicchino, “Winning the battle by losing the war: the Lautsi case and the holy alliance between American conservative evangelicals, the Russian Orthodox church and the Vatican to reshape … Continue reading. Peut-être plus remarquable encore, la CJUE s’est immiscée récemment dans le débat autour de l’autonomie interne de l’Église protestante allemande. Dans Egenberger c. Evangelisches Werk, la CJUE a ouvert une brèche pour un changement profond. Plus grand employeur après l’État avec mission de service public, les Églises allemandes ont vu leur droit de sélectionner les employées selon leur appartenance à l’Église catholique ou protestante affaibli[29]Affaire C‑414/16.. Il s’ensuit que malgré des résistances politiques fortes, il se peut que la pression pour un affaiblissement des privilèges des majorités chrétiennes s’impose dans l’avenir.

En conclusion, il serait certes trop simpliste d’identifier une tendance européenne unique. Sans doute, les relations État-religion continuent à être travaillées par ‘le bas’ et ‘par le haut’ par des dynamiques complexes et parfois contradictoires. Plutôt que de conclure sur des constats forts, nous préférons proposer une perspective de recherche. Afin de faire avancer le débat, il pourrait s’avérer fructueux de se pencher davantage sur l’articulation entre les dynamiques de sécularisation et de pluralisation religieuse. En effet, bien souvent les deux phénomènes de pluralisation et sécularisation figurent isolément dans les recherches des sociologues et politistes. Or, il est important de voir que les deux dynamiques sont de plus en plus entrelacées dans des débats relatifs à l’accommodement du religieux, que ce soit dans les questions pratiques de la distribution des ressources ou la question de la judiciarisation des droits. Cette simultanéité entre sécularisation et pluralisation pourrait créer une synergie renforçant la transformation de la relation entre État et religion vers la réduction rapide des privilèges chrétiens. Dans ce contexte, il serait particulièrement intéressant de prêter plus d’attention au groupe des humanistes. Ce groupe dispose d’un statut particulier pouvant d’un côté s’allier aux groupes religieux (minoritaires) au nom de la reconnaissance de la pluralité et donc renforcer sur le long terme l’acceptation du religieux dans l’espace public. De l’autre, ce groupe peut aussi s’emparer d’un discours de sécularisation favorisant l’éviction du religieux de la sphère publique.

Notes

Notes
1 Rodney Stark et Laurence R. Iannaccone “A supply-side reinterpretation of the ‘secularization’ of Europe”, Journal for the Scientific Study of Religion, 33 (3), 1994, p. 230.
2 Jonathan Fox, The religion and state project. RAS 2. Government involvement in religion (GIR), 2008, [en ligne] http://www.thearda.com/ras.
3 [En ligne] https://www.worldvaluessurvey.org/WVSContents.jsp?CMSID=Findings
4 Ronald Inglehart, Religion's sudden decline. What's causing it, and what comes next?, New York NY, Oxford University Press, 2021.
5 [En ligne] https://www.pewresearch.org/religion/2014/04/04/religious-diversity-index-scores-by-country/.
6 Matthias Koenig, “Incorporating Muslim migrants in Western nation states. A comparison of the United Kingdom, France, and Germany”, Journal of International Migration and Integration, 6 (2), 2005, pp. 219–234.
7 Jonathan Laurence, The emancipation of Europe's Muslims. The state's role in minority integration, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2012.
8 Ruud Koopmans, Ines Michalowski et Stine Waibel, “Citizenship rights for immigrants. National political processes and cross-national convergence in Western Europe 1980-2008”, American Journal of Sociology, 117 (4), 2012, pp. 1202–1245.
9 Claire de Galembert, Islam et prison, Paris, Éditions Amsterdam, 2020. Irene Becci et Olivier Roy (éd.), Religious diversity in European prisons. Challenges and implications for rehabilitation, Wiesbaden, Springer VS, 2015.
10 Ines Michalowski, “What is at stake when Muslims join the ranks? An international comparison”, Religion, State & Society, 43 (1), 2015, pp. 41–58.
11 [En ligne] https://www.pewresearch.org/religion/2017/11/29/europes-growing-muslim-population.
12 [En ligne] https://www.pewresearch.org/fact-tank/2018/12/05/how-do-european-countries-differ-in-religious-commitment/
13 La Russie ne fait plus partie du Conseil de l’Europe depuis mars 2022.
14 Ran Hirschl, “The judicialization of politics”, Oxford Handbook of Law and Politics, edited by Robert E. Goodin, online version, Oxford, Oxford University Press, 2011. Claire de Galembert, « Forcer le droit à parler contre la burqa. Une judicial politics à la française », Revue française de science politique, 64 (4), 2014, pp. 647–68. Claire de Galembert et Matthias Koenig, « Gouverner le religieux avec les juges », Revue Française de Science Politique, 64 (4), 2014, pp. 631–45.
15 Matthias Koenig, “Governance of religious diversity at the European Court of Human Rights”, International approaches to the governance of ethnic diversity, edited by Will Kymlicka and Jane Bolden, Oxford, Oxford University Press, 2015, 51–78.
16 Kokkinakis c. Greece, 14307/88, 25 May 1993; Haut Conseil spirituel de la communauté musulmane c. Bulgarie, 39023/97, 16 December 2004.
17 Sinan Işık c. Turquie, 21924/05, 2 Février 2010; Mansur Yalçın et autres c. Turkey, 21163/11, 16 Septembre 2014.
18 Exemple illustratif : Dogru c. France, 27058/05, 4 Décembre 2008. Deux exceptions récentes concernent le port d’une calotte et d’une voile dans la salle d’audience d’un tribunal : Hamidović c. Bosnie-Herzégovine, 57792/15, 17 Décembre 2017; Lachiri c. Belgique, 3413/09, 18 Septembre 2018.
19 Voir par exemple: S.A.S. c. France, 43835/11, 1er Juillet 2014.
20 Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, 29086/12, 10 Janvier 2017.
21 Affaires jointes C‑804/18 et C‑341/19.
22 Lautsi et autres c. Italie, 30814/06, 18 Mars 2011.
23 Bob Clifford, Rights as weapons: Instruments of conflicts, tools of power, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2019, 93-117.
24 Voir par exemple: Dimitras et autres c. Grèce, 42837/06, 3237/07, 3269/07 et al., 3 juin 2010.
25 Voir par exemple : Wasmuth c. Allemagne, 12884/03, 17 Février 2011.
26 Lisa Harms, Faith in courts. Human rights advocacy and the transnational regulation of religion, Oxford, Hart Publishing, à paraître.
27 Pasquale Annicchino, “Winning the battle by losing the war: the Lautsi case and the holy alliance between American conservative evangelicals, the Russian Orthodox church and the Vatican to reshape European identity”, Religion and Human Rights: An International Journal, 6, 2011, pp. 213–19.
28 Pasquale Annicchino, “Winning the battle by losing the war: the Lautsi case and the holy alliance between American conservative evangelicals, the Russian Orthodox church and the Vatican to reshape European identity”, Religion and Human Rights: An International Journal, 6, 2011, pp. 213–19.
29 Affaire C‑414/16.
Pour citer ce document :
Lisa Harms et Ines Michalowski, "Transformation des relations États-religion en Europe : entre pluralisation et sécularisation". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°37 [en ligne], mai 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/transformation-des-relations-etats-religion-en-europe-entre-pluralisation-et-secularisation/
Bulletin
Numéro : 37
mai 2022

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Auteur.e.s

Lisa Harms et Ines Michalowski, Professeures de sociologie des religions, Université de Munster

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