Bulletin N°37

mai 2022

UE et religions : un impensé de la Boussole Stratégique ?

Edouard Simon

Adoptée par le Conseil de l’UE le 21 mars dernier, puis « approuvée » par le Conseil européen les 24 et 25 mars, la Boussole Stratégique constitue le nouveau document stratégique de l’Union européenne. Il ne se substitue pourtant pas entièrement à la Stratégie Globale de l’Union européenne, publiée en 2016 par le Service Européen d’Action Extérieure et seulement « accueillie » par les Chefs d’Etat et de Gouvernement des 27. En effet, la Boussole a été pensée dès son origine (en 2020) comme un document devant fournir des orientations claires à l’Union européenne en matière de sécurité et de défense. L’importance de ces dimensions s’expliquent notamment par la multiplication depuis 2014 d’initiatives en matière de défense (Fonds Européen de Défense, Coopération Structurée Permanente, Examen annuel coordonné sur la défense), qui se sont largement développées en parallèle, sans nécessairement chercher à être cohérentes entre elles, ni avec les initiatives existantes. C’est cette cohérence que cherche à apporter la Boussole Stratégique.

À ce titre, les enjeux religieux sont quasiment complètement absents du texte de la Boussole. Traité sous le prisme de la radicalisation violente, ils sont occultés lorsqu’il s’agit de la lutte contre les conflits hybrides. Au vu de l’importance que semble prendre le facteur religieux dans la guerre russe en Ukraine, cette absence (si elle devait traduire un impensé européen) s’avérerait problématique pour les Européens pour faire face à la probable multiplication des opérations de déstabilisation et d’influence.

Le fait religieux traité sous le prisme de la radicalisation violente

Une recherche rapide dans le texte de la Boussole Stratégique de l’Union européenne laisse à voir la quasi-absence du fait religieux dans ce document. En effet, une seule mention est faite aux « tensions religieuses » dans l’introduction du chapitre rendant compte de l’analyse partagée des menaces qui a été réalisée par les 27. Cette référence est d’ailleurs extrêmement succincte et le fait religieux n’est présenté que comme un facteur alimentant l’instabilité dans le voisinage de l’Union, au même titre que les inégalités économiques ou que les tensions ethniques.

La religion n’est toutefois pas tout à fait absente du texte de la Boussole. Car, au-delà de cette mention, le fait religieux est traité à travers le prisme de la radicalisation, de l’extrémisme violent et du terrorisme. C’est tout d’abord le cas dans le chapitre consacré à l’analyse partagée des menaces. Le terrorisme et l’extrémisme violent y sont présentés comme la première menace transnationale. La radicalisation est considérée comme la résultante de « la propagation d’idéologies et de croyances » au même titre que l’extrémisme violent[1]Boussole stratégique, p. 11.. Le cas des groupes terroristes transnationaux tels que l’EIIL/Daech et Al Qaïda en sont la principale incarnation. Dans le chapitre « Agir » ensuite, la radicalisation apparait comme l’un des « défis en matière de sécurité » non-militaire[2]Boussole stratégique, p. 15.. Il est donc logique que ce soit dans le cadre des missions civiles de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) que cet enjeu soit traité. Enfin, le chapitre « Travailler en partenariat » analyse la radicalisation comme un enjeu géographiquement localisé au voisinage méridional de l’Union[3]Boussole stratégique, p. 42..

La présentation faite par la Boussole des aspects religieux n’est pas fausse en soi. Elle est pourtant assez restrictive. Limitant le fait religieux à la seule dimension de la radicalisation et de l’extrémisme violent, la Boussole ne lie pas véritablement celui-ci aux enjeux de la guerre hybride et informationnelle. Le texte reconnait que le « terrorisme, l'extrémisme violent, la radicalisation, les menaces informatiques et hybrides ainsi que la criminalité organisée et les défis croissants liés à la migration irrégulière » sont des menaces souvent imbriquées mais ce point n’est ni développé, ni ne semble emporter de conséquences particulières.

Religion et hybridité : un impensé européen ?

Une telle lecture est parcellaire et ignore des aspects pourtant rendus évident par la guerre russe en Ukraine. Le soutien du patriarche de Moscou, Kiríll, à l’invasion russe de l’Ukraine agit, à ce titre, comme un révélateur brutal des liens que peuvent entretenir religion et enjeux militaires. Une récente note de F. Mabille[4]F. Mabille, 2022, Les églises orthodoxes dans la guerre en Ukraine : les conséquences multi-dimensionnelles d’un conflit, note, Observatoire géopolitique du religieux, Institut des Relations … Continue reading souligne l’intrication de ces enjeux en rappelant que l’orthodoxie s’était progressivement imposée « comme idéologie de substitution du régime sovieto-russe ». Il avance ainsi que la religion orthodoxe permet à V. Poutine de réactiver l’imaginaire collectif russe de la « Russie éternelle » et d’imposer la notion de « monde russe » pour justifier la nécessité d’intervenir en Ukraine afin de protéger les minorités russes ou russophones en danger. Le fait religieux devient un enjeu extrêmement fort de la cohésion de la société russe en période de guerre.

La guerre que mène actuellement la Russie en Ukraine souligne deux implications essentielles du fait religieux pour la sécurité et la défense des Européens, qui sont absentes de la Boussole Stratégique :

  • D’une part, l’importance du fait religieux et des dynamiques des mondes religieux comme enjeu de conflits hybrides ;
  • D’autre part, l’importance de ces enjeux pour le voisinage oriental de l’Union.

Ainsi, la religion peut devenir elle-même champ de conflictualité. Dans la même note, F. Mabille rappelle que Qiao Liang et Wang Xiangsui avaient théorisé, à l’aube du XXIe siècle, « la guerre hors limite » et la « combinaison hors domaines », c’est-à-dire la mobilisation à des fins offensives des facteurs traditionnellement situés en dehors du champ de la confrontation[5]Qiao Liang et Wang Xiangsui, 2006, La guerre hors limites, Rivages Poche, Payot, (le texte a été écrit en 1999), cité par F. Mabille, op. cit., p. 8.. Il s’agirait là d’une des conséquences de la mondialisation qui de facto multiplie les interdépendances entre les sociétés et les domaines de l’activité humaine. Une telle thèse fait écho notamment aux réflexions de P. Buhler sur la puissance au XXIème siècle[6]P. Buhler, 2011, La puissance au XXIème siècle, Les nouvelles définitions du monde, CNRS éditions. Voir notamment les pages consacrées à la résilience du religieux. et pointe l’importance des « conflits hybrides » et des opérations d’influence.

Cette notion de conflits hybrides est fortement présente dans le texte de la Boussole, avec pas moins de 47 occurrences, de même que son recours récurrent par les autorités russes, notamment en Ukraine[7]Boussole stratégique, p. 7 : « L'agression armée contre l'Ukraine témoigne de la volonté d'employer le plus haut degré de force militaire, indépendamment de considérations juridiques ou … Continue reading. Si la confusion classique entre guerre hybride et cyber guerre[8]B. Siman, 2022, Hybrid Warfare Is Not Synonymous with Cyber: The Threat of Influence Operations, Security Policy Brief n°155, Egmont Institute, February. est globalement évitée dans la Boussole (témoignant d’une plus grande maturité des institutions européennes), le lien avec les sphères religieuses et leurs dynamiques n’est jamais évoqué et doit être considéré comme globalement ignoré.

Une lente prise de conscience… à poursuivre et à promouvoir

Pourtant, certaines institutions de l’UE commencent à prendre en compte ce facteur, notamment au sujet des opérations d’influence de la Russie dans son (et notre) voisinage. La résolution du Parlement européen sur les interférences étrangères adoptée quelques jours après le début de la guerre en Ukraine et basé sur le rapport du député français Raphael Glucksmann[9]Parlement européen, 2022, Résolution sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation, (2020/2268(INI)), 9 mars. souligne ainsi l’importance des organisations religieuses dans les opérations d’ingérence et de déstabilisation menées, notamment, par la Russie en Ukraine, dans les Balkans ou dans le Caucase. Une telle prise de conscience est sans doute récente et demande à être diffusée au sein des institutions européennes.

Or, il est pourtant peu probable que la guerre en Ukraine constitue une véritable rupture pour l’Union européenne sur son approche du fait religieux dans le champ géopolitique. Le retour de la guerre et, en particulier, du conflit à haute intensité sur le territoire continental est en soi une rupture géopolitique d’une telle magnitude pour l’Europe qu’elle risque de rendre d’autres aspects de ce conflit tout à fait secondaires. À ce titre, il convient de souligner que la Boussole Stratégique a été adoptée un mois après le début de la guerre en Ukraine. Il est clair que le profond remaniement du texte (rendu nécessaire par le déclenchement de la guerre), et ce dans des délais très réduits, n’a pas permis de prendre en compte des éléments qui relèvent d’une analyse de fond.

Plus encore, et peut-être plus profondément, une telle absence (et probablement un tel impensé) renvoie certainement aux rapports complexes de l’UE, de l’Europe et des Européens au fait religieux. Marqué par une profonde et ancienne sécularisation, l’Europe semble délaisser les enjeux religieux, notamment car ceux-ci renvoient à des différences culturelles profondes entre Etats membres et sociétés européenne ; différences qui ont pu attiser des oppositions entre Européens[10]Voir, par exemple, le débat en 2004 provoqué par la proposition d’ajout (finalement rejeté) d’une référence aux racines chrétiennes de l’Europe dans le texte du Traité établissant une … Continue reading. Cette relation qu’on pourrait qualifier de malaisée entre l’Europe et le fait religieux ne facilite probablement pas l’appréhension de ce facteur et de ses tenants et aboutissants, notamment dans le cadre de conflits hybrides.

Conclusion

L’étude succincte de la place du fait religieux dans la Boussole Stratégique permet de pointer au moins une des limites de ce nouveau document stratégique de l’UE : son articulation (et plus largement l’articulation des initiatives de l’UE sur les questions de défense) avec les aspects non-militaires de la politique étrangère et de sécurité et avec les autres politiques de l’Union.

Le recours à la notion d’hybridité pourrait permettre de mieux articuler ces différents domaines. Elle requiert, en effet, l’articulation d’une stratégie intégrée et la mobilisation cohérente d’outils appartenant à des domaines politiques très divers. Pour l’UE, il s’agit là d’un véritable défi car cette mobilisation devra surmonter les obstacles posés par des bases juridiques, des cadres institutionnelles et des gouvernances différentes.

Notes

Notes
1 Boussole stratégique, p. 11.
2 Boussole stratégique, p. 15.
3 Boussole stratégique, p. 42.
4 F. Mabille, 2022, Les églises orthodoxes dans la guerre en Ukraine : les conséquences multi-dimensionnelles d’un conflit, note, Observatoire géopolitique du religieux, Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), avril.
5 Qiao Liang et Wang Xiangsui, 2006, La guerre hors limites, Rivages Poche, Payot, (le texte a été écrit en 1999), cité par F. Mabille, op. cit., p. 8.
6 P. Buhler, 2011, La puissance au XXIème siècle, Les nouvelles définitions du monde, CNRS éditions. Voir notamment les pages consacrées à la résilience du religieux.
7 Boussole stratégique, p. 7 : « L'agression armée contre l'Ukraine témoigne de la volonté d'employer le plus haut degré de force militaire, indépendamment de considérations juridiques ou humanitaires, associé à des tactiques hybrides, des cyberattaques, des activités de manipulation de l'information et d'ingérence menées depuis l'étranger, la coercition économique et énergétique et une rhétorique nucléaire agressive ».
8 B. Siman, 2022, Hybrid Warfare Is Not Synonymous with Cyber: The Threat of Influence Operations, Security Policy Brief n°155, Egmont Institute, February.
9 Parlement européen, 2022, Résolution sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation, (2020/2268(INI)), 9 mars.
10 Voir, par exemple, le débat en 2004 provoqué par la proposition d’ajout (finalement rejeté) d’une référence aux racines chrétiennes de l’Europe dans le texte du Traité établissant une Constitution pour l’Europe.
Pour citer ce document :
Edouard Simon, "UE et religions : un impensé de la Boussole Stratégique ?". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°37 [en ligne], mai 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/ue-et-religions-un-impense-de-la-boussole-strategique/
Bulletin
Numéro : 37
mai 2022

Sommaire du n°37

Voir tous les numéros

Auteur.e.s

Edouard Simon, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions de sécurité et de défense au sein de l’UE

Aller au contenu principal