Bulletin N°49

juin 2024

Une équation à deux radicaux

Eran Tzidkiyahu

On risque de ne rien comprendre au conflit du Proche-Orient si l’on refuse d’envisager, à côté des autres aspects d’un problème entre tous complexe, la composante religieuse, ou, pour mieux dire, le coefficient religieux (Salah Stétié)[1]Salah Stétié, « Le Facteur religieux dans le conflit politique du Proche-Orient », dans Samaha Khoury (dir.), Palestine/Israël 60 ans de conflit, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, … Continue reading.

Cet article, qui résume ma thèse de doctorat, examine par le biais d'une approche comparative le glissement opéré par les mouvements nationaux-religieux israélo-juifs et palestiniens-musulmans depuis les années 1990, des marges politiques et sociales jusqu'au centre de la scène. Liés ensemble dans un conflit permanent, les deux mouvements sont en négatif l'un de l'autre. Les mêmes événements historiques ont ébranlé ces deux mouvements nationaux-religieux et les ont motivés à affirmer leur hégémonie politique et sociale dans leurs sociétés respectives : le processus de paix israélo-palestinien commencé au début des années 1990, et les tentatives de réconciliation par le biais d'un compromis territorial et idéologique, ont engendré une forte objection nationale-religieuse. Les deux mouvements ont agi contre le compromis territorial émergent, perçu par eux comme une menace existentielle. Le sionisme religieux et le Hamas ont tous deux mobilisé leurs capacités institutionnelles pour élargir leur pouvoir politique et affirmer leur hégémonie sociale. Les deux mouvements, chacun en fonction de ses circonstances particulières, ont également utilisé différentes manifestations de violence et de terreur pour atteindre leurs objectifs politiques.

Malgré leurs différences frappantes, au cours des années 1990, le sionisme religieux (SR) et le Hamas (de loin le plus grand mouvement national-religieux islamique palestinien) ont parcouru un chemin similaire à partir des marges et vers le devant de la scène. Nous examinons ce glissement, de ses racines historiques et idéologiques, à travers ses manifestations institutionnelles et politiques.

Événements actuels

L’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et la guerre israélienne contre Gaza qui s’en est ensuivie sont toutes deux porteuses d’un important bagage national-religieux. La documentation des attaques met en évidence de nombreux combattants du Hamas portant des rubans avec des symboles et des slogans islamistes, utilisant le jargon islamiste et djihadiste classique. Comme prévu, Israël a réagi durement en menant une guerre dévastatrice contre Gaza. Alors que le public israélien était choqué et horrifié par la brutalité de l’attaque du 7 octobre, le camp national-religieux fondamentaliste pur et dur de la société juive israélienne a interprété l’attaque en termes national-religieux. Le gouvernement israélien est composé d’une coalition de fondamentalistes juifs ultraorthodoxes et national-religieux – les deux principales tendances du judaïsme orthodoxe en Israël. Les ministres et les parlementaires du parti ultranationaliste « Sionisme religieux » font usage d’un langage messianique et génocidaire à l’égard de Gaza et œuvrent autant que possible pour l’escalade des combats et contre un cessez-le-feu.

En janvier 2024, le Hamas a publié un document intitulé « Notre récit – opération Déluge d’Al-Aqsa », dans lequel il a donné un certain nombre de raisons expliquant le moment choisi pour l'attaque. La menace imminente envers la mosquée al-Aqsa à Jérusalem représentée à leurs yeux par le ministre ultranationaliste de la Sécurité intérieure Itamar Ben-Gvir, figure en tête de liste. Ben-Gvir, un militant d’extrême droite et un activiste fondamentaliste du Temple, est associé aux enseignements du Rabbin Meir Kahane, le fondateur du parti politique Kach qui est considéré comme une organisation terroriste par Israël, l'Union européenne, les États-Unis et le Canada.

Selon Matti Steinberg, un universitaire israélien et ancien conseiller principal des chefs des services de renseignement israéliens, le Hamas a pris la décision stratégique de planifier et de lancer l'opération à la suite des événements du Ramadan 2021 – une vague de violences intercommunautaires qui a commencé à Jérusalem, s'est propagée dans tout le pays et a finalement conduit à une série de violences entre le Hamas basé à Gaza et Israël (avril-mai 2021). Au cours de ces événements, le Hamas a exploité le symbole de la mosquée al-Aqsa et l'a mobilisé pour ses intérêts et ses objectifs politiques, et ce après l’annulation par l'Autorité palestinienne des élections générales – une mesure qui avait affaibli politiquement le Hamas. Le 10 mai 2021, le Hamas a lancé des roquettes depuis Gaza vers Jérusalem, dispersant la « marche des drapeaux » des sionistes religieux. Cette marche traverse chaque année de manière provocatrice, et au son de slogans nationaux religieux, le quartier musulman de Jérusalem pour célébrer la conquête israélienne de 1967. Par cet acte, le Hamas a humilié l’Autorité palestinienne et s’est présenté comme le protecteur de la foi islamique et de la nation palestinienne.

L’attaque du Hamas d’octobre 2023 doit son nom à la mosquée al-Aqsa à Jérusalem – Opération Déluge d’Al-Aqsa, en arabe عملية طوفان الأقصى (Tufan al-Aqsa). Le déluge biblique apparaît également dans le Coran, dans le chapitre (sourate) 71 qui porte le nom du prophète Noé. Ce court chapitre décrit Allah déchaînant sa colère destructrice contre les infidèles et les pécheurs.

En septembre 2022, le motif du déluge a été utilisé pour la première fois par le Hamas lors de la célébration des 35 ans de sa fondation. Le slogan du rassemblement était « Nous arrivons dans un flot rugissant » - « آتون بطوفان هادر ». Les intellectuels affiliés au Hamas de Gaza ont interprété ce slogan comme suit : « les combattants des brigades al-Qassam viendront comme une inondation et purifieront la terre de la saleté sioniste et rempliront la terre de justice…[2]Fayez Abu Shamalah, le 13 décembre 2022, [en ligne] … Continue reading». Une chanson portant ce titre a été chantée lors de l'événement, ses paroles laissant peu de place à l'imagination[3]Voir en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=JToc224ZsTs..

Les motifs du conflit israélo-palestinien dans son ensemble sont nombreux, et il en est de même pour le choix par le Hamas du moment et des modalités de son attaque du 7 octobre. On peut citer en particulier la volonté d’entraver la normalisation israélo-saoudienne et de repositionner la question palestinienne en tête de l’agenda international. Cependant, tout comme pour la refonte judiciaire en Israël qui l’a précédée, si l’on choisit d’ignorer les fortes connotations et motivations national-religieuses qui la sous-tendent, on passe à côté d’un point crucial. Outre ces motivations propres à chacun des côtés, le dialogue indirect entre palestiniens-musulmans et israélo-juifs nationalistes religieux purs et durs, à la fois bellicistes et opposés au compromis politique, continue de conforter les idées présentées dans ma thèse de doctorat, soutenue à Science Po Paris en décembre 2021[4]Voir le résumé, en ligne : https://theses.fr/2021IEPP0033..

Nationalisme et religiosité

Pendant longtemps, la religiosité a été considérée comme secondaire au nationalisme dans son influence sur la nature du conflit israélo-arabe/palestinien. Nous soutenons le contraire. La religion et le nationalisme ne constituent pas deux médiums indépendants l'un de l'autre dans la sphère israélo-palestinienne en général, et le conflit entre les deux mouvements nationaux contribue à engendrer un sentiment particulièrement fort de nationalisme religieux.

Comprendre la centralité de l'élément religieux dans les conflits contemporains à travers le monde est crucial, mais cet aspect des choses ne reçoit en général qu’une attention insuffisante de la part des universitaires et des décideurs, qui ont tendance à se concentrer sur les aspects historiques, géographiques et politiques des conflits[5]Jonathan Fox, “The Influence of Religious Legitimacy on Grievance Formation by Ethno-Religious Minorities”, Journal of Peace Research, 36 (3), 1999, pp. 289-307.. Jusqu'à récemment, il était courant de traiter le nationalisme et la religion comme deux phénomènes distincts dans l'expérience humaine. Au début du millénaire, de plus en plus de chercheurs ont commencé à noter que ces deux manifestations de l'ordre symbolique et institutionnel, ces deux systèmes de croyances, sont en fait liés de plusieurs façons [6]Yochi Fischer and Zohar Maor (dir.), Nationalism and Secularization, Jerusalem, Van Leer Institute Press and Magres Press, 2019.. Lorsque la religion per se et le nationalisme per se s'entrelacent, nous sommes confrontés à un phénomène distinct que nous décrivons par un terme relié par un trait d'union – le nationalisme-religieux (NR).

Dans de nombreux cas, le NR n'est qu'un marqueur d'identité instrumental. Nous nous intéressons aux manifestations religieuses du sionisme et du mouvement national palestinien (MNP). Le courant dominant de chacun de ces deux mouvements nationaux est fondé sur l’interprétation d'un ethos religieux dans un langage national moderne – le caractère islamique sacré de la Palestine, et le retour à Sion respectivement[7]Alain Dieckhoff soutient que le sionisme est une manifestation nationale moderne de la religion juive (Alain Dieckhoff, « Où va Israël ? », Critique internationale, 16 (3), 2002, pp. 31-35). … Continue reading. Cette religiosité qui est à la base de leurs éthiques nationales respectives, engendre un type particulier de ce que j'appelle un nationalisme-religieux fort[8]Le terme « nationalisme-religieux fort » s'inspire d'un livre sur le fondamentalisme intitulé « Strong Religion » (Gabriel A. Almond, R. Scott Appleby, Emmanuel Sivan, et alii. (dir.), Strong … Continue reading.

Le sentiment national-religieux dans notre étude de cas – le conflit israélo-palestinien – est enraciné dans et façonné par l'histoire et la théologie ; il semble donc sage d'accorder à ces éléments l'attention appropriée afin de jeter des bases solides pour les recherches futures.

L’approche comparative

Il est étonnant de réaliser à quel point les juifs et les Arabes comprennent différemment les mêmes événements. Par conséquent, la meilleure approche pour étudier le conflit israélo-palestinien est de tenter d'étudier les deux parties avec des outils similaires et selon les mêmes critères[9]Hillel Cohen. Year Zero of the Arab-Israeli Conflict 1929, Brandeis University Press, 2015, p. 14. . Je resterai toujours, inévitablement, un juif israélien, mais en tant que chercheur, je dois non seulement viser l'objectivité académique, mais aussi être capable de placer les deux côtés sous le même scalpel.

Une telle recherche nécessite une compréhension du discours théorique sur le nationalisme-religieux ainsi qu'une connaissance approfondie de la particularité des deux éléments de notre étude de cas : les sociétés judéo-israélienne et musulmane-palestinienne. Une approche interdisciplinaire est donc requise, joignant les sciences sociales et politiques, la politique comparée, les méthodes de recherche historique d'analyse textuelle, la religion comparée, la pensée juive et islamique et les études de conflit.

Le judaïsme et l'islam présentent des différences significatives ainsi que des similitudes frappantes. Le judaïsme est une petite religion introvertie. L'islam est une religion universelle et une civilisation mondiale. Toutes deux sont des religions d'orthopraxie, dans lesquelles les croyants et les membres de la communauté vivent selon une loi sacrée, Halacha (הלכה) en hébreu et Shari'a (شريعة) en arabe. Mais alors que la loi islamique a pris forme lorsque l'islam était en cours d'expansion territoriale et bénéficiait d'une hégémonie politique[10]Aharon Layish, Shari'a and Custom in Libyan Tribal Society : An Annotated Translation of Decisions from the Shari'a Courts of Adjabiya and Kufra, Leiden, Boston, Brill, 2005, p.14., la loi juive, quant à elle, a été façonnée dans des circonstances complètement opposées, pendant une période de passivité politique, en diaspora. En l’absence d'un État propre aux juifs, le judaïsme n'a pas développé de véritable tradition politique. Par contraste, il est largement admis qu'au début de l'Islam, religion et politique étaient inséparables et que toute activité politique devait avoir une base religieuse[11]Amikam Elad, Medieval Jerusalem and Islamic Worship: Holy Places, Ceremonies, Pilgrimage, Leiden, Boston, Brill, 1995, p. 149..

Nous voyons donc que bien que le judaïsme et l'islam sont toutes les deux des religions abrahamiques et monothéistes de révélation et de loi sacrée, elles diffèrent non seulement par leur portée mais aussi par leur approche fondamentale du pouvoir politique.

L’anomalie minorité-majorité

Le cas israélo-palestinien constitue une situation sans précédent historique, dans lequel une communauté musulmane autochtone vit sous domination juive, sur une terre qu’à la fois juifs et musulmans considèrent comme sacrée, et sur laquelle ils revendiquent tous deux des droits religieux, historiques et politiques. La religion juive, qui a évolué pendant la diaspora en tant que minorité permanente, doit s'adapter pour régner sur les minorités religieuses[12]Ephraim Lavie (dir.), Dat ẇlʾumiyẇt : hanhagah whagẇt yhẇdiyt ḃašʾelah haʿarbiyt [Religion and Nationality: Jewish Leadership and Thought and the Arab Question], Jérusalem, Carmel, … Continue reading. Par contraste, la question du statut de minorités musulmanes dirigées par des non-musulmans ne s’est pas posée pendant la majeure partie de l'histoire islamique[13]Aharon Layish, op. cit., p. 14.. Les choses ont commencé à changer à l'époque coloniale, lorsque les puissances chrétiennes occidentales ont pris le contrôle de territoires islamiques. Dans les années 1990, lorsque de larges communautés musulmanes bien établies ont prospéré dans les pays occidentaux, une théorie juridique pour les minorités musulmanes (Fiqh al-Aqalliyyat) a été mise en place par deux personnalités religieuses musulmanes de premier plan, le cheikh Dr Taha Jabir al-Alwani de Virginie et le cheikh Dr Yusuf al-Qaradawi du Qatar[14]Shamai Fishman, “Fiqh al-Aqalliyyat: A Legal Theory for Muslim Minorities,” Center on Islam, Democracy, and the Future of the Muslim World. 2006, 1(2), 2006, p.1..

Bien que les musulmans soient minoritaires en Israël, et exclus de l'hégémonie dans son ensemble et du pouvoir politique en particulier, cette doctrine n'est pas pertinente pour les musulmans d'Israël et de Palestine – d'un point de vue islamique, les musulmans d'Israël/Palestine ne se considèrent pas comme une minorité à accommoder par la société majoritaire hégémonique, mais plutôt comme les propriétaires légitimes de la terre actuellement sous occupation, en attente de libération. Nous voyons ainsi que le conflit entre Israël, les Palestiniens et le monde arabe et musulman dans son ensemble a créé une situation politique et religieuse unique qui découle de circonstances historiques sans précédent.

Comparer le judaïsme et l'islam en tant que deux religions de droit qui englobent tous les aspects de la vie du pratiquant est courant dans la littérature, mais seuls quelques ouvrages traitent des similitudes et des différences systématiques entre la charia et la halacha concernant l'État moderne. En tant que phénomènes politiques modernes, le sionisme et le mouvement national palestinien sont tous deux considérés comme des anomalies, rarement évoquées dans les recherches générales sur le nationalisme ou dans les études comparatives.

L’effet miroir

Sur la côte orientale de la Méditerranée, juifs et Arabes musulmans, et plus tard Israéliens et Palestiniens, sont les acteurs inséparables d’un drame permanent qui évolue depuis la fin du XIXe siècle. Les nationalismes-religieux israélo-juif et palestinien-musulman sont deux idéologies concurrentes, agissant dans le même espace et se rapportant à celui-ci. Ils constituent deux expressions opposées de nationalismes-religieux, chacune d’entre elle à l’une des extrémités du conflit israélo-palestinien. Bien qu'enracinées dans leur contexte particulier, respectivement juif-israélien et arabo-musulman, les deux tendances évoluent constamment l’une en face de l’autre. Ainsi, alors qu'en surface ils s’opposent de manière absolue, un regard plus profond révèle qu'ils coexistent en réalité dans une grande proximité, parfois littéralement et physiquement dans la même rue. Il serait donc déraisonnable de supposer qu'ils ne s'influencent pas mutuellement ou ne mènent pas une sorte de dialogue (direct ou indirect) et, dans une certaine mesure, se reflètent l'un l'autre.

Le sionisme-religieux et le Hamas, en tant que principales manifestations du nationalisme-religieux israélo-juif et palestinien-musulman, ont combattu le processus de réconciliation israélo-palestinien dans les années 1990 avec un certain succès. Par la suite, tous deux ont évolué depuis les marges et vers le devant de la scène, et ont progressé vers l’hégémonie. Ainsi, le Hamas et l’élite kookiste du sionisme-religieux, dans toute leur diversité, méritent une comparaison.

Le passage du NR au centre de la scène en Israël et en Palestine remonte à 1967, voire avant. Cependant, ce n'est qu'après les événements, les effets et les résultats du processus de paix israélo-palestinien débuté dans les années 1990 que les NR israélien et palestinien sont devenus partie intégrante de la culture hégémonique. Les compromis territoriaux et idéologiques qui ont accompagné le processus de paix au cours des dernières décennies ont été particulièrement influents ici[15]Voir Motti Inbari, Messianic Religious Zionism Confronts Israeli Territorial Compromises, Cambridge, Cambridge university press, 2012.. Dans leur antagonisme vis-à-vis de ce processus, les nationalismes religieux israélo-juifs et palestiniens-musulmans peuvent être considérés comme se reflétant ou tout au moins liés l’un à l’autre.

Conclusions

Le SR en Israël et le Hamas palestinien sont tous deux passés du statut d'opposition marginale dans les années 1990 à celui d'élite hégémonique au pouvoir dans la deuxième décennie du siècle actuel. Ce glissement n'est pas apparu soudainement, et s'explique par les racines religieuses profondes à partir desquelles les mouvements nationaux sioniste et palestinien ont grandi. Cette base religieuse, c'est-à-dire le fait que les récits sionistes et palestiniens constituent des interprétations nationales – parfois laïques – d'un ethos religieux, rend ces mouvements nationaux plus susceptibles de devenir fortement religieux en réaction à une menace sur les thèmes fondamentaux de leur récit.

Ce processus se déroule simultanément des deux côtés du conflit israélo-palestinien. Alors que les différences entre Israéliens et Palestiniens sont claires, les mouvements NR des deux côtés ont parcouru un chemin similaire vers l'hégémonie, poussés par leur réaction à la « menace existentielle » du processus de paix et des compromis idéologiques et territoriaux. Bien que chaque camp – musulman-Palestinien tout comme juif-Israélien – soit enraciné dans son propre contexte, examiner ce processus comme celui de deux glissements indépendants, et non comme un dialogue dialectique complexe, ne risque d'offrir qu'une compréhension au mieux partielle et au pire erronée.

Ces dernières années, de nombreux penseurs ont souligné la centralité de la religion dans le conflit israélo-palestinien et son absence dans le processus de paix. Beaucoup ont conclu que pour surmonter les obstacles à la paix, il est crucial de s'adapter aux éléments nationaux-religieux et de les impliquer dans le processus. Cependant, la diplomatie occidentale est dans une confusion constante face au religieux. Cette tendance est en train de changer lentement : en novembre 2014, les fonctionnaires de l'équipe de soutien à la médiation de l'Union européenne visaient à fournir des outils aux fonctionnaires de l'Union européenne pour mieux s'engager avec les acteurs religieux et confessionnels dans les contextes de médiation et de dialogue[16]À l'époque j'ai été amené à titre professionnel à relire ce document de 11 pages intitulé : « Prise en compte de la composante religieuse dans la médiation et le dialogue ». Les 4 et 5 mai … Continue reading. À peu près au même moment, pendant la deuxième administration d'Obama, le secrétaire d'État John Kerry a fondé le Bureau de la religion et des affaires mondiales au Département d'État (RGA) dirigé par le diplomate américain Shaun Casey[17]Casey est actuellement directeur du Berkley Center for Religion, Peace, and World Affairs de Georgetown.. Cependant, comme indiqué dans cette thèse, les conflits impliquant la religion ont tendance à être plus longs, plus violents et plus difficiles à résoudre. Empruntant à Walker Connor, les mouvements nationaux et les États religieux sont plus exposés à la radicalisation, au fascisme et au totalitarisme et sont plus susceptibles de commettre des atrocités en temps de guerre. En raison de la centralité de la religion dans le conflit et de l'auto-perception de chacune des parties au conflit, il est imprudent d'ignorer le facteur religieux. Il faut cependant noter que l'engager n'est pas une garantie de succès, et que les éléments religieux au cœur de la rencontre conflictuelle judéo-musulmane en Terre Sainte ne constituent pas forcément la clé unique pour sa résolution. Il est possible que les nationalistes religieux ne puissent tout simplement pas parcourir la distance requise pour la paix, en raison de la forte religiosité de leur éthique nationale, basée sur la négation de l'autre, et que leur engagement dans le processus ne fera que renforcer les obstacles à la paix.

Une note optimiste réside peut-être dans le fait que ce glissement ne concerne que le cadre hégémonique des deux mouvements, qui est patriarcal et enraciné dans une classe socio-économique particulière. De nouveaux mouvements pourraient éclore aux marges du NRF, au cœur des classes et des genres exclus, qui auraient avoir le potentiel d'orienter le conflit vers un avenir meilleur.

Notes

Notes
1 Salah Stétié, « Le Facteur religieux dans le conflit politique du Proche-Orient », dans Samaha Khoury (dir.), Palestine/Israël 60 ans de conflit, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, pp. 23.
2 Fayez Abu Shamalah, le 13 décembre 2022, [en ligne] https://felesteen.news/post/124211/%D9%84%D9%85%D8%A7%D8%B0%D8%A7-%D9%87%D9%85-%D8%A2%D8%AA%D9%88%D9%86-%D8%A8%D8%B7%D9%88%D9%81%D8%A7%D9%86-%D9%87%D8%A7%D8%AF%D8%B1.
3 Voir en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=JToc224ZsTs.
4 Voir le résumé, en ligne : https://theses.fr/2021IEPP0033.
5 Jonathan Fox, “The Influence of Religious Legitimacy on Grievance Formation by Ethno-Religious Minorities”, Journal of Peace Research, 36 (3), 1999, pp. 289-307.
6 Yochi Fischer and Zohar Maor (dir.), Nationalism and Secularization, Jerusalem, Van Leer Institute Press and Magres Press, 2019.
7 Alain Dieckhoff soutient que le sionisme est une manifestation nationale moderne de la religion juive (Alain Dieckhoff, « Où va Israël ? », Critique internationale, 16 (3), 2002, pp. 31-35). En ce sens, le nationalisme peut parfois être considéré comme une autre expression de la religiosité
8 Le terme « nationalisme-religieux fort » s'inspire d'un livre sur le fondamentalisme intitulé « Strong Religion » (Gabriel A. Almond, R. Scott Appleby, Emmanuel Sivan, et alii. (dir.), Strong Religion. The Rise of Fundamentalisms around the World, Chicago-London, Chicago University Press, 2003), qui fait partie du Fundamentalism Project - un projet de recherche complet en sept volumes sur le fondamentalisme dans le monde, édité par Martin e. Marty et R Scott Adppleby,(dir.), publié par University of Chicago Press.
9 Hillel Cohen. Year Zero of the Arab-Israeli Conflict 1929, Brandeis University Press, 2015, p. 14.
10 Aharon Layish, Shari'a and Custom in Libyan Tribal Society : An Annotated Translation of Decisions from the Shari'a Courts of Adjabiya and Kufra, Leiden, Boston, Brill, 2005, p.14.
11 Amikam Elad, Medieval Jerusalem and Islamic Worship: Holy Places, Ceremonies, Pilgrimage, Leiden, Boston, Brill, 1995, p. 149.
12 Ephraim Lavie (dir.), Dat ẇlʾumiyẇt : hanhagah whagẇt yhẇdiyt ḃašʾelah haʿarbiyt [Religion and Nationality: Jewish Leadership and Thought and the Arab Question], Jérusalem, Carmel, 2015, pp. 9-16
13 Aharon Layish, op. cit., p. 14.
14 Shamai Fishman, “Fiqh al-Aqalliyyat: A Legal Theory for Muslim Minorities,” Center on Islam, Democracy, and the Future of the Muslim World. 2006, 1(2), 2006, p.1.
15 Voir Motti Inbari, Messianic Religious Zionism Confronts Israeli Territorial Compromises, Cambridge, Cambridge university press, 2012.
16 À l'époque j'ai été amené à titre professionnel à relire ce document de 11 pages intitulé : « Prise en compte de la composante religieuse dans la médiation et le dialogue ». Les 4 et 5 mai 2015, l'Institut universitaire européen (IUE) de Florence a lancé une conférence sur le thème de la politique internationale, de la diplomatie et de la religion visant à « clarifier le rôle du facteur religieux dans la politique internationale tant du point de vue de la diplomatie professionnelle que du point de vue des praticiens religieux et laïcs des relations internationales ».
17 Casey est actuellement directeur du Berkley Center for Religion, Peace, and World Affairs de Georgetown.
Pour citer ce document :
Eran Tzidkiyahu, "Une équation à deux radicaux". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°49 [en ligne], juin 2024. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/une-equation-a-deux-radicaux/
Bulletin
Numéro : 49
juin 2024

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Auteur.e.s

Eran Tzidkiyahu, The Hebrew University of Jerusalem

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