Bulletin N°25

janvier 2019

Usage identitaire ou essor des pratiques : la reconfiguration des religions monothéistes en Allemagne

Pierre Baudry

L’Allemagne connaît une vague indéniable de sécularisation tout comme l’ensemble des pays occidentaux. La baisse de la pratique religieuse, le recul du référent chrétien dans le pays de Martin Luther et les mutations dans le rapport à la croyance sont évidents outre-Rhin. Pourtant même si ce constat demeure vrai dans l’ensemble, il est caractérisé par deux paradoxes. Le premier est relatif au christianisme en Allemagne, le second aux minorités musulmane et juive.

Le premier paradoxe tient à la place du christianisme qui, d’acteur social et caritatif, devient de plus en plus un référent identitaire et d’exclusion. Les Eglises allemandes – nous reviendrons sur ce pluriel – possèdent en effet un poids évident dans la société allemande par leur action caritative, sociale garantie par une législation qui leur accorde un statut relativement favorable. L’Eglise catholique et les Eglises protestantes sont des acteurs sociaux de premier plan face à une société allemande qui se dit pourtant de moins en moins chrétienne. Cependant, c’est aussi la transformation de la place du christianisme dans la culture politique outre-Rhin qui nous intéressera. Invoquée comme un élément d’une culture politique post-totalitaire en l’Allemagne de l’Ouest après 1945, la tradition chrétienne devient de plus en plus un thème identitaire entre les mains du parti populiste Alternative für Deutschland (AfD) depuis 2013. La question est dès lors la suivante : comment expliquer que la religion chrétienne semble ainsi hésiter entre engagement social et politique identitaire ?

Le deuxième paradoxe est celui des flux migratoires qui ont transformé l’Allemagne et ont aussi permis de voir renaître la minorité juive. Les migrations en Allemagne ont en effet permis la renaissance de la minorité juive persécutée par l’afflux de populations d’origine allemande venant des anciens pays du bloc de l’Est. En raison du droit du sang, ces descendants d’immigrés allemands partis en Europe centrale, obtiennent la nationalité allemande relativement facilement dès les années 1990. Mais dans le même temps, l’immigration de travailleurs venant de Turquie permet notamment l’émergence d’une minorité musulmane. L’immigration a ainsi contribué à modifier le paysage religieux allemand.

Penchons-nous d’abord sur la situation du christianisme dans la société et la vie politique avant de nous pencher sur la place des minorités religieuses, juive et musulmane.

Eglises chrétiennes et partis démocrates-chrétiens : des acteurs centraux dans une société sécularisée

L’Allemagne moderne est une nation tardive qui acheva son unité bien plus tardivement que la France. C’est en effet en 1870-1871 que la Prusse, royaume majoritairement luthérien parvient à faire l’unité des territoires allemands. Or, le nouvel empire est dans sa très large majorité un Etat protestant dominé par les grands propriétaires terriens prussiens et la haute bourgeoisie industrielle réformée. Les catholiques n’étaient qu’une minorité vue sous un œil plus ou moins favorable par le pouvoir. Néanmoins, la situation du catholicisme et du protestantisme évolue au fur et à mesure des années. Le christianisme politique fait ainsi partie du paysage politique depuis la création d’un parti catholique, le Zentrum, en 1870 tandis que la bourgeoisie protestante vote pour les partis libéraux. Mais le vrai tournant a lieu après 1945, lors de la création des partis démocrates-chrétiens, le Christlich-Soziale Union (CSU) et le Christlich Demokratische Union (CDU) sous la houlette du Chancelier Konrad Adenauer. Les démocrates-chrétiens participent à la stabilisation de l’Allemagne de l’Ouest non seulement en réussissant à réunir l’ensemble de l’électorat catholique et protestant, mais aussi en proposant une offre politique conservatrice favorable à la démocratisation de l’Allemagne.

Quant aux Eglises chrétiennes, elles se voient déléguer un rôle institutionnel de plus en plus significatif tout au long du XXe siècle. Caritas, un regroupement d’associations catholiques, et Diakonie, son équivalent protestant, assument un rôle social très important qui va de la gestion de crèches, à des services d’aides aux plus pauvres en passant par des maisons de retraite. Le nombre d’employés des Eglises passe ainsi de 100 000 à 600 000 personnes en raison d’un retrait relatif de l’Etat et d’un besoin important de personnels prenant en charge les personnes âgées. Selon le rapport annuel publié par Caritas en 2012, ce sont presque 559 526 personnes qui sont employées par l’Eglise à des fins sociales et éducatives faisant de Caritas le premier employeur privé. Avec Diakonie, les deux Eglises sont devenues le second employeur outre-Rhin juste après l’Etat. Cette situation, inimaginable en France en raison de la loi de 1905, fait que la société allemande délègue au niveau des associations religieuses des fonctions sociales gérées par l’Etat en France. Cependant, la sécularisation traverse la société allemande, de la même façon que partout ailleurs en Occident. Le degré de pratique religieuse baisse en effet de manière tendancielle, celle dominicale passant ainsi de 50% en 1950 à 20% de la population en 2010 selon les chiffres fournis par l’Eglise catholique.

Toutefois, cette description du rôle social des Eglises doit être relativisée. Depuis le début des années 2000, des contestations apparaissent de plus en plus nettement remettant en cause le rôle prééminent des Eglises face à une sécularisation évidente. L’introduction du mariage homosexuel montre l’évolution des mentalités outre-Rhin, marquant l’éloignement entre les transformations de la société et les idées conservatrices de l’Eglise catholique. De plus, le christianisme a changé de signification. Il est de plus en plus interprété par certains hommes politiques comme un élément essentiel de la « culture de référence » [Leitkultur]. Selon eux, les immigrés doivent se plier à ce qu’ils considèrent être la culture historique et constitutive de l’Allemagne. Mais l’idée d’une « culture de référence » a connu une radicalisation au début des années 2010 avec l’émergence de l’AfD, parti anti-élite et anti-étrangers. Ce dernier souligne dans son programme de 2016 que « l’islam n’appartient pas à l’Allemagne ». Insistant sur la mémoire chrétienne de l’Occident, l’AfD insiste sur des valeurs identitaires excluant explicitement les musulmans. Ce parti rencontre un succès incontestable depuis les vagues migratoires de 2015, conséquences de la guerre civile en Syrie et de l’avancée de l’Etat islamique. La ligne politique de l’AfD et de son orientation anti-islam expliquent le succès de ce parti au Parlement allemand en 2017, une première pour un parti xénophobe en Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qui obtient 12 % des voix aux élections fédérales de 2017.

Immigration et évolution du paysage religieux : l’islam et le judaïsme outre-Rhin

Cette position contraste clairement avec les évolutions de l’Allemagne autour de l’immigration et des minorités religieuses. Depuis les années 1950, l’Allemagne de l’Ouest avait en effet connu une immigration de travail importante. Venant de l’Europe du Sud puis de Turquie, cette main-d’œuvre émigre, attirée par la forte croissance économique ouest- allemande. L’Allemagne passa de nombreux accords bilatéraux avec des pays du Sud de l’Europe et avec la Turquie, ce qui explique dans ce dernier cas l’apparition d’une minorité musulmane. Après la guerre, 900 000 travailleurs turcs rejoignent la RFA, certains s’installant définitivement suite à la crise pétrolière des années 1970.

Autre tournant dans le paysage religieux allemand : l’arrivée d’immigrés après la fin de la Guerre froide autour des années 1990 et 2000. La chute du mur de Berlin entraîne l’arrivée de réfugiés venant d’Europe centrale et de l’est auxquels la Loi fondamentale allemande de 1949, l’équivalent de la Constitution, assure une protection très large aux réfugiés.

Dans ce contexte, une modernisation du droit de la nationalité apparait nécessaire aux yeux d’une partie de l’opinion publique et des élites allemandes. Elle est mise en œuvre par la gauche allemande, impulsé par le chancelier Gerhard Schröder. En 2000, l’Allemagne vote ainsi une loi introduisant partiellement le droit du sol. Elle est suivie par une seconde loi votée en 2005 qui établit les finalités de l’immigration – en grande partie économique – mais les accompagne d’une politique d’intégration présentée comme ambitieuse dont l’objectif est la meilleure intégration de la minorité musulmane. Parmi les mesures les plus notables, la création de la Conférence de l’islam [Islam-Konferenz] rassemble les représentants et associations musulmanes autour du ministre de l’Intérieur afin de débattre des valeurs communes, et de la séparation entre la religion et l’Etat. D’autres mesures sont prises comme la création de l’Office fédéral pour la migration et les réfugiés [Bundesamt für Migration und Flüchtlinge] qui centralise les demandes d’asile, le traitement statistique de l’immigration et gère la politique migratoire.

Mais la transformation la plus significative par rapport à l’histoire allemande tient sans doute à la renaissance d’une minorité juive outre-Rhin. Le génocide juif avait coûté la vie à six millions de Juifs d’Europe. Après la guerre, nombre de survivants décident d’émigrer aux Etats-Unis ou en Israël. Malgré la mise en œuvre d’une politique de rapprochement et de réparation de la RFA envers Israël sous l’impulsion du Chancelier Konrad Adenauer, la renaissance de la minorité juive ne s’effectue que dans les années 1990 avec l’arrivée de Juifs russes, notamment d’ascendance allemande. Des synagogues sont reconstruites, les études juives progressent dans plusieurs universités allemandes. Le Conseil central des Juifs en Allemagne [Zentralrat der Juden in Deutschland], revendique désormais 105 000 membres. Toutefois, les questions relatives à l’intégration de ces populations demeurent, certains nouveaux immigrants juifs ayant des difficultés pour apprendre l’allemand et pour s’intégrer dans une société d’accueil très différente de la Russie[1]Jannis Panagiotidis, « Identität und Ethnizität bei Bundesbürgern mit russlanddeutschem Migrationshintergrund », 14 janvier 2019. [URL : … Continue reading.

Lointaine est donc l’époque où le Chancelier Helmut Kohl pouvait déclarer que l’Allemagne n’était pas un pays d’immigration. Ce sont au contraire les phénomènes migratoires qui sont à l’origine des transformations du paysage religieux outre-Rhin. Apparition d’une minorité musulmane et juive, tournant identitaire au sein des partis politiques : toutes ces réalités sont liées autant à l’immigration qu’à la religion. Il n’en reste pas moins que le christianisme en dépit du recul de la pratique et du référent chrétien dans la culture commune demeure la première religion d’Allemagne comme le montre sa prégnance au sein des partis politiques et des institutions d’entraide et sociale.

Notes

Notes
1 Jannis Panagiotidis, « Identität und Ethnizität bei Bundesbürgern mit russlanddeutschem Migrationshintergrund », 14 janvier 2019. [URL : https://www.bpb.de/gesellschaft/migration/russlanddeutsche/283533/identitaet-und-ethnizitaet-bei-bundesbuergern-mit-russlanddeutschem-migrationshintergrund].
Pour citer ce document :
Pierre Baudry, "Usage identitaire ou essor des pratiques : la reconfiguration des religions monothéistes en Allemagne". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°25 [en ligne], janvier 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/usage-identitaire-ou-essor-des-pratiques-la-reconfiguration-des-religions-monotheistes-en-allemagne/
Bulletin
Numéro : 25
janvier 2019

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Auteur.e.s

Pierre Baudry, lecteur à l’Université de Tours, GSRL (EPHE/CNRS)

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