Bulletin N°25

janvier 2019

Vers la fin de l’« exception » religieuse américaine ?

Amandine Barb

Depuis son élection à la présidence des Etats-Unis en novembre 2016, Donald Trump n´a eu de cesse d´afficher sa proximité avec les Américains protestants évangéliques, dont 80% ont voté pour lui et continuent encore aujourd´hui, malgré les scandales, à lui témoigner un soutien quasi sans faille[1]Julian Borger, « “Brought to Jesus”: The Evangelical Grip on the Trump Administration », The Guardian, 11 janvier 2019.. Ces développements récents semblent donc confirmer l´importance sociale et politique si particulière de la religion aux Etats-Unis, un pays couramment présenté comme l´ « exception » occidentale au processus de sécularisation, qui sous-tend un déclin des croyances, des pratiques et des appartenances confessionnelles à mesure de la modernisation démocratique, technologique et industrielle des sociétés. Mais si la disparité entre l´Europe de l´Ouest et les Etats-Unis en termes de religiosité reste effectivement importante aujourd´hui, les enquêtes récentes laissent pourtant entrevoir une reconfiguration, sinon un affaissement, des schémas religieux traditionnels outre-Atlantique. Dans quelle mesure, dès lors, peut-on observer les signes d´un « réalignement » du pays sur l´Europe de l´Ouest à l´égard des dynamiques de sécularisation? Le « déclin » religieux des Etats-Unis, si souvent prophétisé au cours de l´histoire[2]Charles Mathewes, Christopher McKnight Nichols (dir.), Prophesies of Godlessness. Predictions of America’s Imminent Secularization from the Puritans to the Present Day, New York : Oxford … Continue reading, est-il finalement en voie d´accomplissement au début du XXIe siècle?

Un rapport complexe au religieux dans un paysage confessionnel en constante mutation

A première vue, les chiffres de la religiosité aux Etats-Unis semblent aujourd´hui encore particulièrement élevés en comparaison de ceux des pays européens : 89% des Américains affirment ainsi croire en Dieu ou en une « puissance supérieure/force spirituelle[3]Dalia Fahmy, « Key Findings about Americans´ Belief in God », Pew Research Center, 25 avril 2018. », tandis que près de 78% considèrent la religion comme « très » ou « relativement » importante dans leur vie[4]« U.S. Public Becoming Less Religious », Pew Research Center, 3 novembre 2015.. Néanmoins, une analyse plus fine des données relatives à leurs croyances et pratiques religieuses laisse entrevoir un rapport des Américains à la foi plus complexe qu´il n´y paraît, et amène dès lors à nuancer les représentations d´un pays « exceptionnellement » religieux. Seule un peu plus de la moitié de la population (56%) déclare par exemple croire en Dieu « tel qu´il est décrit dans la Bible », tandis que moins d´un quart (23%) assiste au culte « au moins une fois par semaine », la majorité (51%) ne se rendant que « rarement » ou « jamais » à un service religieux.

Une enquête du Pew Research Center réalisée en 2017 propose une typologie de la religiosité des Américains qui confirme la complexité et l´ambivalence de leur rapport à la foi. Le Pew Research Center regroupe la population en trois catégories : « fortement religieuse » (« highly religious » (39%)); « assez religieuse » (« somewhat religious » (32%)) et « non religieuse » (« not religious » (29%))[5]« The Religious Typology », Pew Research Center, 29 août 2018. . Dans l´ensemble, seuls les Américains considérés comme « fortement religieux » ont un rapport « traditionnel » à la religion, en ce qu´une très large majorité d´entre eux affirment croire dans le Dieu « de la Bible » ; insistent sur l´importance de ce livre et de leurs croyances pour leur vie quotidienne ; prient tous les jours ; et font confiance aux organisations confessionnelles comme vecteurs de « moralité » publique.

Le tiers de la population catégorisé comme « assez religieux » affiche un rapport plus « souple », voire « laxiste », à la religion, admettant osciller entre les croyances organisées et des spiritualités de type « New Age ». De plus, moins de la moitié de ces Américains affirment que la religion est importante dans leur vie, prient quotidiennement, et disent participer à des services religieux « au moins une fois par mois ou par an ».

Quant aux 29% de « non religieux », une très large majorité d’entre eux n’assistent jamais au culte, n´appartiennent à aucune communauté religieuse, et rejettent le lien entre religion et moralité, même si plus de la moitié se disent toutefois ouverts aux « spiritualités ». Ces « non religieux » sont pour la plupart blancs, ont un haut niveau d´éducation, et sont généralement progressistes sur les questions sociales, notamment celles relatives aux droits des homosexuels et à l´immigration. Mais le plus remarquable est la part importante de jeunes dans cette catégorie, puisque l´âge médian y est de 36 ans, contre 46 pour l´ensemble du pays. Confirmant cette tendance, d´autres études ont aussi montré que le nombre d´Américains qui se déclarent plus particulièrement « non affiliés » à une Église ou à une dénomination religieuse a significativement augmenté au cours des trois dernières décennies : de 7% en 1990, ils sont passés à 16% en 2007 et représentent aujourd’hui presque un quart (23%) de la population[6]« America’s Changing Religious Landscape », Pew Research Center, 12 mai 2015..

De fortes disparités géographiques persistent toutefois en termes de religiosité aux États-Unis. Les grands centres urbains, ainsi que les régions du nord-ouest et du nord-est (en particulier les États de Washington, d´Oregon, du Maine, du Massachussetts et du Vermont) sont ainsi davantage « sécularisés » : ces zones concentrent une large part des « non affiliés » et moins de la moitié des habitants y sont « fortement religieux » ou affirment que la religion est « importante dans leur vie ». A l´autre bout du spectre confessionnel figurent les Etats du sud-est - traditionnellement regroupés sous l´appellation de « Bible Belt » (« ceinture de la Bible ») - et où vivent de nombreux protestants évangéliques. Une large majorité de la population (en moyenne plus des deux-tiers) y est « fortement religieuse » et déclare prier quotidiennement[7]Michael Lipka, Benjamin Wormald, « How Religious is your State? », Pew Research Center, 29 février 2016..

En résumé, ces enquêtes font ressortir l´image d’une population américaine, certes toujours davantage attachée au « religieux » et/ou au « spirituel » que la majorité des Européens, mais également en constante mutation, et qui tend de plus en plus à s´éloigner des formes de religiosité traditionnelles, privilégiant un rapport souple, individualisé et diffus au « croire ». A cet égard, il est d´ailleurs intéressant de noter que beaucoup d´Américains, même – et surtout – s´ils se disent croyants ou revendiquent une affiliation religieuse, n´ont en réalité qu´une connaissance imprécise et superficielle de leur foi et des religions en général. Une enquête du Pew Research Center réalisée en 2010 avait ainsi révélé qu´une large part de la population « connaît mal les préceptes, les pratiques, l´histoire et les leaders des principales traditions religieuses – y compris la leur »[8]« U.S. Religious Knowledge Survey », Pew Research Center, 28 septembre 2010. . Un peu plus de la moitié des sondés s´identifiant comme protestants (53%) étaient par exemple incapables d´identifier Martin Luther comme étant à l´origine de la Réforme. Ironiquement, les athées et les agnostiques étaient, avec les juifs et les mormons, ceux qui possédaient la meilleure culture religieuse dans l´enquête du Pew.

Le déclin du magistère « moral » de la religion

Parallèlement à l´étiolement des schémas religieux traditionnels, les Etats-Unis semblent confrontés à l’érosion de ce que le sociologue Paul Lichterman a appelé la « réputation morale » (« moral reputation ») de la religion[9]Paul Lichterman, « Religion’s Reputation », The Immanent Frame, 2 février 2010., i.e. son statut de « vertu » individuelle et publique. Presque la moitié des « non affiliés » (49%), par exemple, justifient leur désengagement religieux par une frustration et un mécontentement croissants à l’égard de ce qu´ils perçoivent comme la politisation des Eglises et d´autres groupes confessionnels[10]« Why America´s Nones Don´t Identify with a Religion », Pew Research Center, 8 août 2018.. Une évolution significative à cet égard est également le fait qu’une majorité d’Américains (56%) ne considèrent plus aujourd’hui que croire en Dieu est « nécessaire » pour être une « personne morale » et avoir de « bonnes valeurs[11]G. A. Smith, « A Growing Share of Americans Say It’s Not Necessary to Believe in God to Be Moral », Pew Research Center, 16 octobre 2017.  ». De manière générale, la société américaine se montre plus ouverte vis à vis de ceux qui n´ont pas de religion ou ne croient pas en Dieu, une catégorie de la population pourtant historiquement stigmatisée et considérée avec méfiance aux Etats-Unis[12]Voir notamment à ce sujet : Penny Edgell, Joseph Gerteis, Douglas Hartmann, « Atheists as “Other”: Moral Boundaries and Cultural Membership in American Society », American Sociological … Continue reading. Depuis que Barack Obama a explicitement mentionné les « non croyants » dans son premier discours d´investiture en janvier 2009 – « nous sommes une nation de chrétiens et de musulmans, de juifs et d’hindous, et de non croyants » - les marques de reconnaissance publique à leur égard se sont multipliées outre-Atlantique. Ces développements contribuent à leur inclusion symbolique dans les frontières de la « communauté imaginée » américaine et confirment aussi, plus largement, que le « biais de désirabilité sociale » (« social desirability bias ») de la religion[13]John Torpey, « Religion and Secularization in the United States and Western Europe », in Thomas Banchoff (dir.), Democracy and the New Religious Pluralism, New York : Oxford University Press, … Continue reading, et son magistère moral tendent à s´affaiblir aux Etats-Unis.

Dans ce contexte, et même s’ils ne représentent que 7% de la population[14]« America’s Changing Religious Landscape », op.cit. , les Américains qui s’identifient ouvertement comme « athées ou agnostiques » revendiquent aussi depuis quelques années davantage de visibilité dans la sphère publique, au-delà de leur statut historique d’outsiders. La Secular Coalition for America, fondée en 2002, se présente par exemple comme le principal lobby visant à défendre à Washington les intérêts des citoyens « non théistes » - athées, humanistes, libres penseurs, sceptiques[15][URL: https://www.secular.org]. Parmi les dix-sept organisations nationales qui lui sont affiliées figurent American Atheists, l´American Humanist Association, la Freethought Society et Hispanic American Freethinkers. Ces associations défendent une interprétation stricte du Premier amendement, afin de rendre la séparation entre la religion et l´État davantage égalitaire et inclusive à l´égard des non croyants. Mais, en dépit de cette nouvelle acceptabilité sociale de la « non croyance » et des mutations de la religiosité outre-Atlantique, il est un aspect de la vie publique aux Etats-Unis qui fait encore du pays un cas à part parmi les sociétés occidentales : malgré le Premier amendement, en effet, l´imaginaire national et civique américain reste fortement empreint de religion, même si celle-ci est diffuse et générique. La permanence de références et symboles religieux dans la sphère publique, régulièrement jugés constitutionnels par les tribunaux – « In God We Trust » sur les pièces de monnaie et les billets de banque ; « Under God » dans le serment d´allégeance ; l´ouverture des sessions du Congrès, des Assemblées législatives locales, ou des conseils municipaux par des prières non dénominationnelles – sont autant de rappels quasi quotidiens de l´importance culturelle, sociale et civique si particulière de la religion dans l´histoire des Etats-Unis. En ce sens, l´affirmation du sociologue José Casanova, selon laquelle « les Américains pensent qu´ils sont censés être religieux, comme les Européens pensent qu´ils sont censés être irréligieux[16]José Casanova, « Immigration and the New Religious Pluralism. A EU/US Comparison », in Thomas Banhoff (dir.), op.cit. Italiques ajoutées par l´auteure de cet article. », demeure donc encore pertinente aujourd´hui.

Notes

Notes
1 Julian Borger, « “Brought to Jesus”: The Evangelical Grip on the Trump Administration », The Guardian, 11 janvier 2019.
2 Charles Mathewes, Christopher McKnight Nichols (dir.), Prophesies of Godlessness. Predictions of America’s Imminent Secularization from the Puritans to the Present Day, New York : Oxford University Press, 2008.
3 Dalia Fahmy, « Key Findings about Americans´ Belief in God », Pew Research Center, 25 avril 2018.
4 « U.S. Public Becoming Less Religious », Pew Research Center, 3 novembre 2015.
5 « The Religious Typology », Pew Research Center, 29 août 2018.
6 « America’s Changing Religious Landscape », Pew Research Center, 12 mai 2015.
7 Michael Lipka, Benjamin Wormald, « How Religious is your State? », Pew Research Center, 29 février 2016.
8 « U.S. Religious Knowledge Survey », Pew Research Center, 28 septembre 2010.
9 Paul Lichterman, « Religion’s Reputation », The Immanent Frame, 2 février 2010.
10 « Why America´s Nones Don´t Identify with a Religion », Pew Research Center, 8 août 2018.
11 G. A. Smith, « A Growing Share of Americans Say It’s Not Necessary to Believe in God to Be Moral », Pew Research Center, 16 octobre 2017.
12 Voir notamment à ce sujet : Penny Edgell, Joseph Gerteis, Douglas Hartmann, « Atheists as “Other”: Moral Boundaries and Cultural Membership in American Society », American Sociological Review, vol. 72, n° 2, 2006, p. 211-234; Amandine Barb, « You can be good without God: Non-believers in 21st Century America », AMNIS, Revue de Civilisation Contemporaine Europes/Amériques, 11 (2012); « An atheistic American is a contradiction in terms: Religion, Civic Belonging and Collective Identity in the United States », European Journal of American Studies, 1 (2011).
13 John Torpey, « Religion and Secularization in the United States and Western Europe », in Thomas Banchoff (dir.), Democracy and the New Religious Pluralism, New York : Oxford University Press, 2007.
14 « America’s Changing Religious Landscape », op.cit.
15 [URL: https://www.secular.org]
16 José Casanova, « Immigration and the New Religious Pluralism. A EU/US Comparison », in Thomas Banhoff (dir.), op.cit. Italiques ajoutées par l´auteure de cet article.
Pour citer ce document :
Amandine Barb, "Vers la fin de l’« exception » religieuse américaine ?". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°25 [en ligne], janvier 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/vers-la-fin-de-l-exception-religieuse-americaine/
Bulletin
Numéro : 25
janvier 2019

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