Focus

octobre 2022

Charles III et le rapport de la monarchie britannique au pluralisme religieux

Rémy  Bethmont

La mort d’Elisabeth II et l’avènement de Charles III ont donné lieu à maints commentaires sur l’avenir de la monarchie outre-Manche. La question religieuse y est indissociablement liée car, faut-il le rappeler, le monarque est à la fois Défenseur de la foi, titre conféré par le Pape en 1521 à Henri VIII et ses successeurs après que le roi avait écrit un traité contre Luther, et gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre, titre inauguré par Elisabeth Ire en 1558, modifiant celui de « chef de l’Église », qu’avait pris son père Henri VIII et son frère Edouard VI après la rupture avec Rome.

Si au XVIe siècle, ces titres reflètent un pouvoir absolu de nomination aux grands bénéfices ecclésiastiques ainsi qu’une influence significative dans les arbitrages doctrinaux, il n’en va pas de même aujourd’hui. Le pouvoir ecclésiastique du monarque a suivi la même trajectoire que son pouvoir politique. Si le souverain est toujours celui qui nomme officiellement les évêques et les doyens des cathédrales, il ne nomme jamais que la personne qui lui est recommandée par la commission ecclésiastique compétente. Le rôle ecclésiastique actuel du monarque est donc symbolique d’une certaine manière de concevoir le rapport entre l’État et la sphère religieuse.

Un certain nombre de déclarations faites par Charles dans le passé, quand il était encore Prince de Galles, ont pu paraître constituer des signaux indiquant qu’il fallait s’attendre à une évolution du rôle religieux de la monarchie une fois Charles sur le trône. En 1994 Charles avait déclaré que, souverain, il préférerait être considéré comme défenseur de toute foi (defender of faith) plutôt que de défenseur de la foi (defender of the faith). En 2015 il parle, dans une interview à la BBC du rôle de la monarchie comme protectrice de toutes les religions. En fait, une observation attentive des actes posés par Elisabeth II dans la même période, du positionnement de la sphère religieuse dans son ensemble sur la place de l’Église d’Angleterre dans la Constitution britannique et des déclarations de Charles lui-même depuis son avènement laisse à penser qu’il faut s’attendre à une très grande continuité avec, tout au plus, un accent plus explicite, dans les discours, voire dans certaines cérémonies d’État, mis sur la monarchie comme garante du pluralisme des croyances au sein de la démocratie britannique[1]Il sera très intéressant, à ce titre, d’observer si dans la cérémonie du sacre du nouveau roi, les représentants des autres religions du royaume seront présents aux côtés des prélats … Continue reading.

Garantir la liberté religieuse et, simultanément, l’égalité citoyenne de tous, quelle que soit la religion ou l’absence de religion n’a jamais, outre-Manche, rimé avec une quelconque laïcité. Deux des quatre nations du Royaume-Uni n’ont certes plus d’Église liée d’une manière ou d’une autre à l’État (Irlande du Nord et Pays de Galles), mais la présence de l’Église d’Angleterre, « établie par la loi » (expression consacrée pour désigner son lien constitutionnel à l’État), au cœur d’institutions comme le Parlement de Westminster lui donne un statut qui dépasse le seul cadre anglais et affecte l’ensemble du Royaume-Uni. Bien que ce dernier soit une union politique et non religieuse, le poids de l’Angleterre dans l’Union et l’absence de séparation claire entre institutions politiques anglaises et britanniques[2]La création du Royaume-Uni en 1707 n’a pas mené à la création de toutes pièces d’un parlement britannique mais au simple ajout, au sein de ce qui était d’abord le Parlement anglais, des … Continue reading donne quasiment à l’Église d’Angleterre, dans les faits, un statut d’Église d’État du Royaume-Uni[3]Cf. N. Bonney, « Towards a Free Market in Religion ». The Political Quarterly, vol. 84, no. 2, avril-juin 2013, pp. 256-264.. C’est elle seule parmi les institutions religieuses du royaume qui a ses représentants au Parlement britannique : vingt-six évêques anglicans siègent à la Chambre des lords et participent au travail parlementaire au même titre que tout autre membre du Parlement. C’est l’Église d’Angleterre seule qui baptise, marie, sacre et enterre les monarques, comme on vient de le voir lors des funérailles d’Elisabeth II à l’abbaye de Westminster. Pourtant, depuis plusieurs siècles, le souverain intègre en lui-même un pluralisme religieux.

Un bref panorama historique est indispensable pour comprendre l’évolution organique de la monarchie dans son rapport au pluralisme religieux. À partir du moment où le presbytérianisme triomphe au sein de l’Église d’Écosse, à la suite de la Glorieuse Révolution de 1688-89, toute perspective d’union entre l’Écosse et l’Angleterre (qui ont le même souverain depuis 1603 mais qui restent, à cette époque, deux royaumes indépendants l’un de l’autre) doit exclure une union de leurs Églises, qui sont certes toutes deux protestantes, mais dont le gouvernement et le flair liturgique ne s’accordent aucunement. C’est pourquoi la loi d’union de 1707 n’est que politique. Le souverain est anglican en Angleterre, mais presbytérien en Écosse. Avec l’avènement de la dynastie des Hanovres et jusqu’au début du XIXe siècle, le souverain est même, en plus, luthérien dans son rapport à Hanovre.

Ce pluralisme protestant de la monarchie se combine à la Loi de tolérance de 1689 pour Angleterre et de 1712 pour l’Écosse pour constituer les fondements juridiques d’une Constitution où l’existence d’une Église d’État dans l’une ou l’autre nation (jusqu’en 1921 seulement en Écosse, date à laquelle l’Église demande et obtient une indépendance totale par rapport à l’État[4]L’Église d’Ecosse, si elle n’est donc plus une Église d’Etat, reste toutefois Église « nationale » dont le souverain est automatiquement membre mais sans statut ni rôle ecclésiastique … Continue reading) n’empêche pas un pluralisme religieux d’État qui s’exprime d’abord par l’adossement à une identité britannique qui se construit sur un protestantisme générique[5]Cf. L. Colley, Britons: Forging the Nation 1707-1837, Yale University Press, 2005.. La personne du souverain devient l’incarnation de cette identité protestante à la fois attachée aux particularismes d’une Église particulière et soucieuse de montrer un front protestant commun (en particulier face à l’Europe catholique) au-delà des particularismes.

La pratique de la tolérance envers les formes non établies de protestantisme finit par conduire, en 1828, à une égalité citoyenne de tous les protestants et, un an plus tard, surtout pour apaiser les catholiques irlandais, à l’émancipation catholique qui offre à la fois liberté religieuse et égalité des droits civiques. Le judaïsme suit quelques décennies plus tard, ouvrant le chemin d’une intégration d’autres religions non-chrétiennes, lesquelles se multiplient à la faveur de l’immigration de masse en provenance des (anciennes) colonies à partir des années 1950-60. L’État officiellement protestant garantit donc la liberté religieuse pour tous, conjuguée à l’octroi de tous les droits civiques. C’est cet État-là qu’a incarné Elisabeth II et qu’incarne désormais Charles III. Les grandes étapes de la succession monarchique au mois de septembre ont bien montré l’inscription de Charles dans l’héritage religieux de sa mère. Dans son premier discours télévisé à ses sujets, Charles a évoqué à la fois ses responsabilités envers l’Église d’Angleterre et son rôle comme garant du pluralisme britannique. Le titre de Défenseur de la foi est resté inchangé, comme on a pu le voir lors de de sa proclamation officielle comme nouveau souverain, conformément à ce qu’il avait déjà annoncé lors de son interview de 2015 sur la BBC :

"J'ai dit que je préférais être considéré comme un "défenseur de toute foi", il y a des années, parce que … je me soucie de l'inclusion des autres croyances et de la liberté de culte pour tous dans ce pays. Et il m'a toujours semblé que, tout en étant Défenseur de la foi, on peut aussi être protecteur de toute foi. Il est très intéressant de noter qu’environ 20 ans après cette déclaration - fréquemment mal interprétée - la Reine, dans son discours aux responsables religieux, lors de son Jubilée, a déclaré que le rôle de l'Église d'Angleterre n’est pas de défendre l'anglicanisme à l'exclusion des autres religions. Au contraire, l'Église a le devoir de protéger la libre pratique de toutes les confessions dans ce pays. Je pense qu'en ce sens, elle confirmait ce que j'avais essayé de dire - peut-être pas très bien - il y a des années. Il s’agit d’avoir un double rôle. Il faut agir depuis et dans sa position de chrétien – dans mon cas, il me faut être de Défenseur de la foi - et aussi veiller à ce que les autres religions puissent également être pratiquées[6]The Sunday Hour, BBC2, février 2015, cité sur https://www.princeofwales.gov.uk/will-prince-wales-be-defender-faith-or-defender-faith.".

Si Elisabeth II était peut-être plus discrète dans ses discours, on perçoit bien la continuité du double rôle monarchique dont Charles fait état dans cette interview. D’ailleurs, il peut s’appuyer pour cela sur un certain consensus de la sphère religieuse. La question de l’anachronisme apparent d’une Église d’État présente au cœur des institutions britanniques, dans une démocratie libérale où la diversité religieuse est plus grande que jamais, revient régulièrement. Mais cette question est surtout soulevée par une petite minorité militante, notamment au sein d’organisations athées ou humanistes, comme la British Humanist Association.

La seule évocation récente sérieuse dans le monde politique et médiatique d’envisager, sinon un désétablissement de l’Église d’Angleterre, au moins une plus grande séparation des sphères étatique et ecclésiastique, s’est très vite enlisée. Elle avait fait suite à la publication du rapport Wakeham, en 2000, qui faisait tout un ensemble de préconisations pour réformer la Chambre des lords. Le rapport proposait d’étendre la représentation religieuse au-delà de l’Église d’Angleterre à d’autres Églises et religions. Mais il soulignait aussi l’importance des difficultés à surmonter pour mettre en œuvre cette recommandation, notamment le fait que maintes religions n’ont pas de structures hiérarchiques et qu’identifier des représentants autorisés serait difficile. Par ailleurs, certaines Églises, comme l’Église d’Écosse, ne se sentaient pas autorisées, pour des raisons théologiques, à s’engager dans une institution politique. Finalement la question du nombre de sièges réservés aux religions et leur répartition entre celles-ci s’avérait également complexe[7]Royal Commission on the Reform of the House of Lords, A House for the Future, Janvier 2000, pp. 150-159, [en ligne] … Continue reading. Devant la perspective d’un véritable cauchemar constitutionnel, des voix se sont fait entendre pour évoquer la possibilité de supprimer tout bonnement toute représentation religieuse à la Chambre, mais clairement, la sphère religieuse britannique était très largement opposée à une telle mesure.

Quitte à choisir entre une Chambre des lords entièrement sécularisée et une Chambre où les seules figures religieuses sont les évêques anglicans, les autres religions soulignent généralement leur préférence pour le statu quo. Un concert de voix catholiques, protestantes de diverses couleurs, juives et musulmanes, pour ne citer qu’elles, se sont élevées avant et après la publication du rapport Wakeham pour défendre le caractère établi de l’Église d’Angleterre comme un rempart contre le sécularisme, qui donne une voix aux perspectives religieuses au sein des institutions étatiques[8]Voir H. Picton, « Église établie, Église nationale ? La question récurrente du désétablissement de l’Église d’Angleterre ». Istina, vol. LVIII, no. 2, avril-juin 2013, pp. 131-136.. L’Église d’Angleterre elle-même, ouverte au dialogue inter-religieux, se satisfait dans l’ensemble de son statut et se projette volontiers comme porte-parole des préoccupations religieuses dans leur ensemble au sein des institutions politiques.

Avec l’abandon du projet de réforme des Lords et vu l’existence d’un certain consensus religieux sur le statut de l’Église d’Angleterre, une transformation des rapports entre l’État et le religieux n’est plus à l’ordre du jour. Charles III entame donc son règne sous le signe de la continuité en matière religieuse et rien dans l’action ou le discours des acteurs politiques ou religieux ayant voix au chapitre sur ces questions, à commencer par le roi lui-même, ne laisse présager des changements notables.

 

Notes

Notes
1 Il sera très intéressant, à ce titre, d’observer si dans la cérémonie du sacre du nouveau roi, les représentants des autres religions du royaume seront présents aux côtés des prélats anglicans qui, quoi qu’il en soit, resteront les principaux acteurs de ce qui demeurera une liturgie anglicane.
2 La création du Royaume-Uni en 1707 n’a pas mené à la création de toutes pièces d’un parlement britannique mais au simple ajout, au sein de ce qui était d’abord le Parlement anglais, des représentants écossais.
3 Cf. N. Bonney, « Towards a Free Market in Religion ». The Political Quarterly, vol. 84, no. 2, avril-juin 2013, pp. 256-264.
4 L’Église d’Ecosse, si elle n’est donc plus une Église d’Etat, reste toutefois Église « nationale » dont le souverain est automatiquement membre mais sans statut ni rôle ecclésiastique particulier en son sein.
5 Cf. L. Colley, Britons: Forging the Nation 1707-1837, Yale University Press, 2005.
6 The Sunday Hour, BBC2, février 2015, cité sur https://www.princeofwales.gov.uk/will-prince-wales-be-defender-faith-or-defender-faith."
7 Royal Commission on the Reform of the House of Lords, A House for the Future, Janvier 2000, pp. 150-159, [en ligne] https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/266078/chap15.pdf.
8 Voir H. Picton, « Église établie, Église nationale ? La question récurrente du désétablissement de l’Église d’Angleterre ». Istina, vol. LVIII, no. 2, avril-juin 2013, pp. 131-136.
Pour citer ce document :
Rémy  Bethmont, "Charles III et le rapport de la monarchie britannique au pluralisme religieux". Focus de l'Observatoire international du religieux [en ligne], octobre 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/focus/charles-iii-et-le-rapport-de-la-monarchie-britannique-au-pluralisme-religieux/
Auteur.e.s

Rémy  Bethmont, Université Paris 8, UR TransCrit / Membre associé du GSRL

 

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