Focus

juin 2023

Déclaration de Noël œcuménique appelant à la paix, à l’opposition à la guerre et à la résistance non violente – version française

Entretien de trois chrétiens russes réalisé par Jeanne Kormina et Kathy Rousselet

Le 24 décembre 2022, était diffusée sur les réseaux sociaux une Déclaration de Noël œcuménique[1]Le texte peut être lu ici, en russe, ukrainien, biélorusse et anglais : https://christians4peace.com/ appelant à la paix, à l’opposition à la guerre et à la résistance non violente. Elle s’inspirait de la Déclaration de Barmen (1934), acte fondateur de l’Église confessante sous le Troisième Reich. Dans cet entretien mené par Jeanne Kormina et Kathy Rousselet, trois de ses auteurs expliquent pourquoi et comment ce texte a été élaboré. Ils montrent comment, depuis le début de l’agression de l’Ukraine par la Russie, des liens se sont tissés entre chrétiens de confessions différentes, en Russie et au-delà ; comment ils se sont réunis pour prier et débattre, sur le plan théologique, de la guerre et des relations entre les Églises et l’État en Russie. Cet entretien éclaire les multiples attitudes des chrétiens russes face à la guerre en Ukraine[2]Entretien effectué en mars 2023, en ligne, en russe, par Jeanne Kormina et Kathy Rousselet, avec trois chrétiens entre 25 et 35 ans, bien insérés dans leurs Églises, deux d’entre eux étant … Continue reading

Jeanne Kormina et Kathy Rousselet : Bonjour ! Pourriez-vous nous parler de votre Déclaration de Noël ? Comment vous est venue cette idée, quelles ont été les réactions à ce texte ?

Boris : En ce qui me concerne, j’étudie la théologie. C'est d'ailleurs ainsi que j'ai rencontré Alexeï. Je lui ai proposé des textes écrits par des chrétiens allemands dans le cadre de la polémique avec les nationaux-socialistes. J'ai retenu les textes les plus intéressants du point de vue de la situation actuelle et nous les avons lus lors de nos réunions. J'enseigne, c’est ma principale source de revenus. Parallèlement, chaque fois que c'est possible, j'essaie de parler de l'histoire de la résistance chrétienne sous le Troisième Reich. Il me semble que c’est aujourd'hui une façon plus ou moins sûre de parler de la guerre, sans se mettre en danger.

JK & KR : Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Boris : J'ai rencontré Alexeï par l'intermédiaire d'un prêtre. Lui aussi avait décidé de raconter aux Russes ce qui se passait à travers l'histoire du Troisième Reich. Nous avons fait connaissance et il m'a invité à participer aux séminaires qu'il organisait sur zoom. Par ailleurs, il m'a dit qu'Alexeï organisait des rencontres également consacrées à cela. Et je suis venu une fois, deux fois, et je me suis impliqué.

JK & KR : Je vois. Alors, Alexeï, il faut que vous nous racontiez comment vous avez réuni toutes ces personnes.

Alekseï : Comment j'ai commencé ? L’idée qu’il fallait que les chrétiens anti-guerre se rassemblent, je l’ai pratiquement eue tout de suite. Un ami très proche, précisément ce prêtre dont Boris parlait à l’instant était alors à l'étranger[3]Ce prêtre fait partie des quelque trois cents ecclésiastiques qui ont signé l'appel du clergé de l'Église orthodoxe russe appelant à la réconciliation et à la fin de la guerre. L'appel a … Continue reading. Nous souffrions beaucoup l’un et l’autre, nous nous appelions souvent. Nous avons décidé de créer un site internet ou un média. Nous avons commencé le travail, nous avons créé un site. Et bien qu’après, nous n'ayons pas travaillé sur ce site, c'est grâce à lui que j’ai rencontré Boris. La main de Dieu m'a guidé, ou nous a guidés.

Avec des amis, des pasteurs protestants, nous avons donc commencé à nous réunir une fois par mois pour discuter de textes chrétiens de l'époque du Troisième Reich. Et Boris a participé à la première ou à la deuxième réunion, je ne sais plus. L'idée était simplement de discuter des textes, mais dès le début, les réunions se sont déroulées en deux temps. L'une portait sur le texte, l'autre sur la manière dont nous pouvions l’utiliser aujourd'hui, dans la situation que nous traversons. C'est au cours de l'été que Boris et moi nous sommes rencontrés, nous nous sommes tout de suite entendus et il a commencé à venir souvent.

JK & KR : Au début, il s'agissait donc surtout de protestants, de pasteurs ?

Alexeï : Dès le début nous étions une dizaine : autant de protestants que d’orthodoxes.

JK & KR : Y a-t-il des catholiques dans le groupe ?

Alexeï : Il n'y a pas de catholiques parmi. Nous nous adressons aux catholiques, mais il n'y a pas de catholiques dans notre équipe, même si certains auraient voulu nous rejoindre. En fin de compte, nous ne travaillons pas encore avec les catholiques, mais il y a des catholiques en Russie qui nous ont écrit après avoir lu notre déclaration.

JK & KR : Alexeï, à quel courant du protestantisme appartenez-vous ?

Alexeï : Je suis réformé. Cela a influencé le texte de la Déclaration, parce que deux des quatre auteurs étaient des pasteurs réformés. Je dirais que la théologie dans ce texte est précisément très réformée, sur beaucoup de points du moins, pas sur tout.

JK & KR : Vous considérez que ces personnes forment une communauté chrétienne [obchtchina]?

Alexeï : Non, c'était plutôt un groupe [soobchtchestvo], disons-le comme cela. Tous sont, d’une manière ou d’une autre, des gens d'Église ; tous ont une famille ; jamais nous ne nous sommes réunis tous les jours, c’était plutôt une fois par mois pour prier pour les Ukrainiens, pour prier pour la Russie, pour discuter de ces différents textes.

JK & KR : Vous priiez ensemble ?

Alexeï : Oui, nous priions ensemble.

JK & KR : Encore aujourd’hui ?

Alexeï : Je n'étais pas à la dernière réunion. Boria, raconte-nous.

Boris : Oui, nous avons l'habitude de commencer chaque réunion par une petite prière, et de terminer par une autre, pour l'Ukraine et pour la Russie.

JK & KR : Quel est le texte de cette prière ? En quoi consiste-t-elle ?

Boris : Eh bien, nous disons simplement que nous allons prier pour l'Ukraine et ensuite chacun prie avec ses mots à lui pour quelque chose qui lui fait mal. Certains connaissent quelqu'un en Ukraine, des responsables de communautés religieuses. Parfois on prie pour une personne en particulier, ou pour une communauté bien précise, à laquelle il manque, par exemple, des générateurs électriques. Bref, chacun prie pour ce qui l’inquiète plus particulièrement.

JK & KR : Vous dites que vous connaissez des gens en Ukraine, ce sont des orthodoxes de l'Église orthodoxe ukrainienne, de l’Église orthodoxe d’Ukraine ?

Boris : Non, pour moi, les contacts en Ukraine, c’est très difficile. J'avais un collègue avec lequel je communiquais avant la guerre, mais après la guerre il a coupé les ponts, peut-être que c'était trop douloureux pour lui de communiquer avec moi, parce que je suis russe ; pour l’instant, nous ne nous parlons plus. Et Alexeï, du côté protestant, il avait plus de contacts.

JK & KR : Vous n’avez pas essayé de joindre à votre groupe vos coreligionnaires ukrainiens ?

Boris : Vous parlez de réfugiés, par exemple ?

JK & KR : Peut-être.

Boris : Non, pas vraiment.

Alexeï : En fait, nous avons maintenant dans le groupe un Ukrainien, qui n'est pas un réfugié, qui est en Ukraine. Il nous a traduit la Déclaration en ukrainien dès le mois de décembre.

Un autre protestant m'a ajouté à un vaste forum de discussion anti-guerre composé de russophones, originaires d'Ukraine, d'Arménie et de Russie. C'est là que j'ai rencontré la personne que j'ai ensuite invitée à rejoindre notre équipe. Au moment où on a écrit la Déclaration, il n'y avait pas d'Ukrainiens dans l'équipe ; nous venions juste de commencer à communiquer.

JK & KR : Et en Ukraine, vous avez surtout des contacts avec des baptistes, et si oui, avec lesquels ?

Alexeï : L'homme dans l'équipe est pentecôtiste, l'autre est aussi réformé, c'est un pasteur en Ukraine.

JK & KR : Lе groupe que vous avez mentionné et qui rassemble les chrétiens anti-guerre, est-il majoritairement protestant ou y a-t-il des chrétiens de confessions différentes ?

Alexeï : Ce sont des protestants.

JK & KR : Je comprends. Dites-moi, comment vous est venue l'idée de rédiger un tel texte ? Qu'est-ce qui vous a guidés ? Aviez-vous des exemples en tête ?

Boris : Au début de l'automne, nous avons décidé de lire la Déclaration de Barmen[4]Rédigée par le théologien Karl Barth (1886-1968) avec la participation de Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) et Rudolf Bultman (1884-1976), la Déclaration de Barmen a été adoptée en 1934 par des … Continue reading. Et l'un des participants à notre groupe a dit - je crois que c'était d’abord un peu sur le mode de la récrimination- qu'en règle générale, nous lisions beaucoup mais que nous ne faisions rien. Que pouvions-nous faire ? Rédiger une déclaration. La déclaration a été conçue à l'origine comme une idée pour simplement affirmer nos points de vue. Notre déclaration se compose de la déclaration elle-même et d'une annexe théologique. Cette annexe est née parce qu'il nous semblait que nous pouvions bien sûr nous contenter de dire que nous étions contre la guerre, mais nous étions aussi confrontés au fait que la réponse à la question de savoir si les chrétiens peuvent participer à cette guerre était loin d’être évidente pour beaucoup de gens en Russie. C'est particulièrement douloureux pour moi, qui suis plus proche de l'orthodoxie, parce qu’en règle générale, l'orthodoxie russe est devenue particulièrement favorable à la guerre, à quelques exceptions près. Nous voulions expliquer pourquoi nous pensions que d'un point de vue théologique il ne devait pas y avoir de guerre, pourquoi nous, précisément en tant que chrétiens, nous défendions cette position. C'est ainsi qu'est également né un texte théologique.

Alexeï : Au début, la déclaration était plutôt d’abord pour nous. Nous étions tous arrivés à la conclusion que nous commencions à douter de notre position : lorsque tout le monde autour de toi te traite de fou, et te dit que tu ne comprends pas que Dieu ne se préoccupe pas de politique, tu commences à penser : peut-être que c'est vrai ? D’autant plus que tout le monde autour de toi mène une vie normale. La première idée était donc d'écrire un texte d'abord et avant tout pour nous-mêmes. Boris et moi pensions qu’il ne serait lu que par cinq ou dix personnes. Mais d'une façon ou d'une autre, le nombre de personnes a fortement augmenté, et nous avons noué toutes sortes de relations. Nous ne nous y attendions pas du tout, vraiment pas du tout.

JK & KR : Quand on est en Russie, la pression du milieu social est forte, c’est cela ? Et on commence à douter de sa position ? Est-ce qu'il y a vraiment une pression ?

Alexeï : Pour moi, en tant que protestant dans les cercles chrétiens, la pression est très forte, parce que je me dis : soit Dieu est de mon côté, soit Dieu est du côté des autres. Où est Dieu ? Pour moi, il est tellement évident qu'un chrétien devrait appeler le mal par son nom, que lorsque tout le monde autour de toi te dit que ce n'est pas le cas, tu ne sais plus quoi penser... Non pas qu'ils disent que cette guerre, c’est bien ou bon, ils disent simplement : Dieu n'y est pour rien, Dieu n’a rien à faire là-dedans, n'essayez pas d'entraîner notre Dieu dans cette histoire, nous sommes en dehors de la politique, nous sommes neutres. Pour moi, en temps de guerre, une telle attitude est un signe d'accord et de soutien.

JK & KR : Boris, les évêques et prédicateurs orthodoxes disent plutôt qu'il y a une lutte entre le bien et le mal, que ce sont les temps derniers, qui s’étirent dans le temps, c'est-à-dire que Dieu est bien présent, et ils l'incluent de toutes sortes de façons dans ce qui se passe. Qu'en pensez-vous ?

Boris : C'est très intéressant, car pendant de nombreuses années, la position de l'Église orthodoxe consistait à se tenir à l'écart de la politique. Et c’est sur cette base qu’on a puni les prêtres qui se sont exprimés en faveur de Navalny[5]Alexeï Navalny est un homme politique russe de l'opposition et un prisonnier politique, arrêté à Moscou en janvier 2021. Sa détention a déclenché une vague de protestations en Russie. Parmi … Continue reading en disant qu’il était interdit de tuer. Toutes ces déclarations éthiques, qui n'avaient rien à voir avec des déclarations abstraites, mais avec des faits bien concrets, étaient perçues comme une participation à la politique et des prêtres ont été punis pour cela. Aujourd'hui, l'Église a soudainement découvert qu'elle pouvait participer à la politique et qu'un patriote chrétien responsable devait également participer à la politique en soutenant activement tout ce qui se passe. C'est une métamorphose très intéressante. Personne ne s’est justifié pour le passé. Personne n'a dit : « Par le passé nous avons eu tort. En fait, nous devons participer à la politique. » Eh bien, oui, alors qu'Alexeï a le sentiment que les protestants se retirent de la vie politique, les orthodoxes - enfin, beaucoup d'orthodoxes – y participent activement. Je connais des prêtres, la plupart sont en soi des gens bien, qui manquent d'informations, et d'autres choses encore ; ils soutiennent largement la politique du pouvoir, mais ils n'en parlent pas dans leurs homélies. Ils se retirent plutôt, ils disent qu'ils préfèrent être dans leur paroisse, à faire ce qu'ils ont à faire. Et dans la situation actuelle, j'ai même un peu de respect pour ce type de position, parce que c'est mieux que de prêcher la guerre en chaire.

JK & KR : Votre déclaration a suscité de nombreuses réactions. Pouvez-vous nous dire quel genre de réactions vous avez eues, comment tout cela s'est développé ?

Alexeï : Qu'il y ait une vidéo, qu'elle ait provoqué des réactions, cela vient du fait que nous avons annoncé aux principaux chrétiens anti-guerre que nous avions écrit une déclaration et que nous aimerions la publier, recevoir leurs commentaires. Et nous sommes entrés en contact avec Natalia Vassilievitch[6]Natalia Vassilievitch est une théologienne et une défenseuse des droits de l’homme biélorusse, vivant en Allemagne. Elle est modératrice du groupe interconfessionnel biélorusse de défense des … Continue reading. Elle et son équipe « Chrétiens contre la guerre » ont été les seuls à répondre, à écrire des encouragements directs, ils nous ont dit : « ce sont de très bonnes idées, nous allons vous aider, nous allons envoyer le texte à nos contacts, à des personnes connues, comme Andreï Kordotchkine[7]Andreï Kordotchkine est un prêtre du diocèse hispano-portugais de l'Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou et un publiciste orthodoxe bien connu. Il est l'un des rares prêtres orthodoxes … Continue reading ». Cela nous a donné la possibilité de présenter la Déclaration à un public ; sinon elle ne serait restée qu’un petit texte que nous aurions partagé entre nous.

JK & KR : Pouvez-vous préciser ? Vous aviez donc des liens avec Andreï Kordotchkine, le recteur de la paroisse orthodoxe russe de Madrid ?

Alexeï : Natalia nous a mis en contact avec lui, et il nous a aidés, il a donné des commentaires, il l’a envoyée aux journalistes qu’il connaissait, etc.

JK & KR : Le groupe qui a fait la déclaration peut-il être qualifié d'œcuménique ?

Daniil : Dans une certaine mesure, oui.

JK & KR: L'Église orthodoxe se méfie de l'œcuménisme. Qu'en pensez-vous en tant qu'orthodoxe ?

Daniil : Mes sentiments à l’égard de l’œcuménisme ont évolué au cours de ma vie : j'ai pu avoir une attitude plutôt positive à son égard, puis j'ai été largement déçu. En fait, il me semble que l'œcuménisme a différentes dimensions. Il y a - je me réfère à mes conseillers spirituels, qui n'ont jamais fait de discours enflammés sur des tribunes œcuméniques, il y a une coopération académique avec des institutions, au moins catholiques, et dans une certaine mesure protestantes, cette coopération existe et les contacts privés sont les bienvenus. Lorsque j'ai demandé à mes conseillers spirituels comment ils voyaient l'œcuménisme, ils m'ont répondu : « Nous ne sommes pas favorables à l'œcuménisme officiel parce qu'il ne s'agit que de politicaille, nous sommes pour un “œcuménisme au niveau moléculaire” ». Nous apprécions les contacts privés entre les représentants de différentes confessions et toutes les bonnes actions communes qu’ils mènent. L’œcuménisme diplomatique pratiqué par l'actuel patriarche de Moscou et de toutes les Russies s'est effectivement largement discrédité – et d’ailleurs ce n'est pas uniquement à cause du patriarche Kirill, on peut dire la même chose du pape François. Mais l'œcuménisme fondé sur des contacts privés et des actions communes, je continue à y être favorable. Et cette déclaration, c’est une façon de s'engager dans un tel œcuménisme.

Un ami m’a rapporté qu’au cours d'un voyage, il avait rencontré à Novossibirsk deux prêtres catholiques déjà croisés au centre culturel Pokrovskie Vorota[8]Les Pokrovskie Vorota sont un centre culturel et éducatif, fondé en 2004 dans le centre de Moscou par plusieurs organisations catholiques européennes pour promouvoir le dialogue entre les … Continue reading. « Bonjour, qu'est-ce que vous faites ici ? ». Ils lui ont répondu : « Nous avons été envoyés ici, nous sommes prêtres à la cathédrale de la Transfiguration. » Ils ont discuté ensemble, et ils lui ont dit : « ici, nous n'avons pas d'institutions comme à Moscou, nous n’arrivons donc pas à pratiquer l'œcuménisme comme chez le célèbre Jean-François Thiry[9]Jean-François Thiry, catholique d'origine belge, est le responsable permanent du centre « Pokrovskie Vorota » ([En ligne] … Continue reading ». En d'autres termes, sous le terme de pratique de l'œcuménisme, ces deux prêtres, tous deux italiens, entendaient les contacts culturels, les réunions, les conversations - c'est-à-dire la communication qui a lieu dans la sphère culturelle et intellectuelle, ce qui signifie peut-être plus pour l'unité que l'unité invoquée, par exemple, dans certaines prières pour l'unité, qui se transforment souvent en événements diplomatiques. Si vous prenez, par exemple, la prière annuelle pour l'unité des chrétiens, voici à quoi cela ressemble en général : d’abord l’un dit ceci, puis l’autre dit cela, mais il n’y a en général aucun contact personnel – sauf que tu vas à ce genre de réunion avec des personnes qui sont tes amis d’autres confessions, comme cela m'est arrivé une fois. Et l'œcuménisme non pas diplomatique, mais actif, cela me semble être une tout autre histoire, et j’y suis très favorable.

JK & KR : Pouvez-vous nous dire ce que vous attendiez comme résultat ? Alexeï a déjà commencé à dire que le résultat n'était pas celui que vous attendiez, qu'il était plus important. Qu'attendiez-vous de cette déclaration ? Et comment est-elle devenue ce qu’elle est aujourd’hui ? Si j'ai bien compris, il y a eu beaucoup de modifications. Comment s'est déroulée la révision du texte ? Y avait-il des opinions divergentes ? Et comment a commencé la vie de cette déclaration, en dehors de vous ?

Boris : Je vais essayer de raconter. Au départ, l'idée était que chacun esquisse un texte chapitre par chapitre. Au début, ça a commencé de manière un peu chaotique, j'étais très occupé, j'ai complètement décroché. Ce sont plutôt nos collègues protestants qui ont fait le premier jet, mais ensuite j'ai pu plus m'impliquer et j'ai essayé de systématiser le texte. La déclaration se compose de plusieurs chapitres consacrés à différents aspects. Chaque chapitre se compose de deux parties : les thèses et les objections. Dans la première partie, nous exposons notre vision du monde, à partir de laquelle nous évaluons la situation actuelle. Dans la seconde partie, nous critiquons les affirmations des théologiens russes Z[10]C’est-à-dire pro-guerre. J’ai assemblé ce texte, je l'ai à nouveau envoyé à tout le monde, puis nous l'avons édité ; nous avons eu des discussions sur certains points où il y avait des spécificités confessionnelles, en particulier sur l'État et l'Église. Les protestants ont une attitude plus respectueuse à l'égard de l'État. En tant qu'orthodoxe, un peu libéral... j'ai un peu modifié la formulation. Nous avons donc discuté de certains sujets, mais nous avons généralement essayé de choisir des formulations qui satisfassent tout le monde. Nous avons supprimé certains points sensibles et décidé de ne pas en parler. À un endroit, nous avions deux versions de la déclaration : l'une mentionnait le concept de guerre juste et l'autre non. J'ai d'abord écrit à ce sujet, puis j'ai pensé préférable de ne pas mentionner ce concept, parce qu'il est également assez cannibale[11]Synonyme de cruel, féroce, inhumain. Dans le langage russe contemporain de la guerre, le terme "cannibale" désigne souvent les déclarations ou les idées des partisans de la guerre, qui … Continue reading. Du moins dans la présentation d'Augustin[12]En réponse à notre question complémentaire de savoir s'il considère la théologie d'Augustin comme "cannibale", Boris a donné l'explication suivante. « Non, je ne qualifierais pas le concept … Continue reading. Ensuite, j'ai lu beaucoup de commentaires après la publication de la déclaration. D'une part, nous voulions que plus de gens la voient. D'autre part, nous comprenions bien que plus il y avait de gens qui la voyaient, plus il y avait de risques qu'on vienne nous chercher. C'est pourquoi nous avions un sentiment ambivalent. Et le résultat a probablement été optimal : pas mal de gens l’ont lue, mais pas tant de monde que ça.

En ce qui concerne les commentaires, pendant un certain temps, j'ai activement modéré les commentaires sur la chaîne Telegram. Nous avions un groupe de discussion où nous affichions des extraits de la déclaration et où les participants avaient la possibilité de faire des commentaires. Il y avait beaucoup d'avis différents : des avis élogieux, y compris d’Ukrainiens qui nous remerciaient ; d'autres nous ont dit : « vous êtes des traîtres et des hypocrites, les fascistes ukrainiens bombardent des enfants et vous écrivez que les Russes ont tort. » Certains Ukrainiens nous ont accusés de ne pas suffisamment nous repentir. Ils voulaient que la déclaration montre exclusivement à quel point nous agissions mal. Et lorsque je leur ai demandé de préciser leur opinion, ils ont très mal réagi. Certains Ukrainiens nous ont reproché, au contraire, de ne pas être suffisamment pacifistes. Nous disons que la Russie doit retirer ses troupes d'Ukraine, mais en même temps nous avons évité la question de savoir s’il fallait arrêter la guerre tout de suite ou si l'Ukraine devait retrouver le territoire qu’elle possédait avant le 24 février ou encore si le pays devait être restauré dans ses frontières de 1991. Nous n’en avons tout simplement pas parlé et je comprends maintenant que c'était une bonne chose. Certains pacifistes ukrainiens ont déclaré que cette position n'était pas assez radicale. Ils défendent plutôt une attitude tolstoïenne : on ne devrait pas faire la guerre et tout le monde devrait déposer les armes. En même temps, nous avons entretenu une correspondance directe avec eux et nous avons constaté qu'ils n’avaient pas une claire vision de ce qu'il fallait faire. Par exemple, nous leur avons demandé s'ils avaient des idées claires de ce que devait faire Zelensky. Et ils se sont toujours contentés de faire de grandes généralisations, disant que la paix doit régner dans le monde et que les loups doivent manger de l'herbe. D'une manière ou d'une autre, nous n'avons rien obtenu d'autre.

JK & KR : C’est quoi cette chaîne Telegram, d'où viennent les gens ?

Boris : Lorsque nous avons publié la déclaration, nous avons posté une vidéo sur YouTube, où nous avons lu les principaux points. Nous avons ouvert un site et publié la déclaration sur notre chaîne Telegram, et à partir de cette chaîne, nous avons reposté la déclaration sur la chaîne « Chrétiens contre la guerre », et sur d'autres chaînes. Il nous semblait important que ce ne soit pas « Chrétiens contre la guerre », qui poste la déclaration, mais qu’ils renvoient à notre chaîne, afin qu'il soit clair pour tout le monde que nous étions une organisation distincte. Et des gens se sont inscrits sur notre chaîne, nous avons environ 350 abonnés. Ce n'est pas beaucoup, mais des gens se sont inscrits.

Alexeï : Je peux également ajouter quelques commentaires. Dans l'ensemble, je suis d'accord avec ce que Boris vient de dire sur la constitution du texte. À un certain moment, Daniil a commencé à s’impliquer et Natalia a invité beaucoup de gens. Des gens, y compris des personnes connues, ont commencé à commenter notre texte : il faut changer ceci, supprimer cela. Et il nous a fallu beaucoup de temps pour prendre en compte tous ces avis. J'ai dit en plaisantant que je travaillais comme professeur, mais que je n'avais pas enseigné depuis quinze jours. Enfin, formellement j'enseignais, mais j'étais tout le temps en train de m’occuper de la déclaration, de réécrire le texte, de discuter des formulations. Il a aussi fallu trouver des personnes pour la vidéo. Cela s'est avéré être un gros problème éthique. De nombreuses personnes m'ont reproché de demander aux Russes qui sont en sécurité à l'étranger de lire le texte, car il n'est pas juste d’appeler ceux qui sont en Russie de faire quelque chose pour lequel ils pourraient souffrir. Ceux qui sont en Russie ont dit qu'ils ne pouvaient pas lire le texte parce qu’on les enverrait immédiatement en prison. Et on avait finalement l’impression que personne n’avait le droit moral de lire ce texte. C'était très intéressant : ceux qui étaient en Russie ne pouvaient pas lire le texte de la déclaration devant une caméra parce que c'était illégal et ceux qui n’étaient pas en Russie ne le pouvaient pas non plus parce que c’était contraire à l'éthique. En fin de compte, nous n’avions pas du tout droit à la parole. À un moment donné, j'ai même failli abandonner et j'ai simplement dit à mon interlocuteur : vous comprenez que votre logique nous empêche de nous exprimer. Il a été très, très difficile de trouver sept personnes en dehors de la Russie qui acceptent de lire un tel texte.

JK & KR : Comment les avez-vous trouvées ?

Tous répondent : Ce sont des connaissances de connaissances.

JK & KR : Mais tous ces gens qui lisent la déclaration sur la vidéo sont protestants, n'est-ce pas ?

Alexeï : Non, beaucoup de ces gens sont des orthodoxes qui vivent en exil.

Boris : Nous avons précisément cherché des personnes qui étaient parties récemment. Il ne s'agit pas de Russes qui vivent à l'étranger depuis longtemps, mais de Russes qui vivaient en Russie et qui sont partis à cause de la guerre, ou peu avant la guerre. Et comme les orthodoxes connaissaient certains des orthodoxes qui étaient partis, qu’Alexeï connaissait des protestants, nous avons une population variée. Là encore, les catholiques n’y étaient pas, parce qu'aucun d'entre eux n’a cherché parmi ses connaissances.

Daniil : Mais qu'il n'y ait pas eu de catholiques, je dirais que c'est plutôt une de nos erreurs, parce que si nous y avions pensé plus tôt, je pense que nous aurions trouvé parmi nos amis beaucoup de gens qui auraient été prêts à participer, et qui auraient peut-être enrichi le texte d'une manière significative.

Boris : C'est juste que nous... nous avons aussi manqué de force.

Daniil : Oui, oui, oui, je suis d'accord.

Alexeï : Nous avons décidé début décembre – fin novembre que nous publierions la déclaration le 24, exactement dix mois après le début de la guerre. Il nous a parfois semblé que nous ne parviendrions pas à le faire à temps, mais nous sommes finalement très satisfaits de cette décision, car nous avons dû nous forcer à laisser tomber le reste et à le faire, au lieu de faire traîner les choses, car on pouvait indéfiniment recevoir des commentaires et réécrire le texte.

Je voudrais ajouter deux choses à propos du texte. Le point le plus controversé, je pense, le point théologique le plus controversé est que les réformés pensent - je pense - que l'Évangile nous donne des règles pour la construction de la société et de l'État. Et nombreux étaient ceux, et également des orthodoxes, qui n'étaient pas d'accord avec cette formulation. Nous l'avons beaucoup adoucie par rapport à la première version, mais nous avons conservé l'idée que la Loi de Dieu est au-dessus de tout. C'était le point théologique le plus controversé.

Le moment politique le plus controversé a été celui où Boris, vers la fin, a écrit que nous pensions tout de même que la Russie était coupable de la situation dans le Donbass. Et à ce moment-là j'ai eu des doutes, car on peut perdre beaucoup de croyants qui sont prêts à dire que la situation est mauvaise aujourd'hui, mais qui ne sont pas prêts à dire qu'elle était mauvaise en 2014. Mais je suis tout de même très reconnaissant à Bora d'avoir ajouté ce point.

JK & KR: Avez-vous été critiqués pour cela ?

Boris : Je ne me souviens pas que quelqu'un ait écrit sur le Donbass dans les commentaires, on nous a généralement critiqués sur le fait qu'il y avait une guerre en cours et que nous défendions nos ennemis. Pour ce qui est du Donbass, je ne me souviens pas que quelqu'un ait dit : « Je m’oppose bien sûr à cette guerre, mais vous avez eu tort d’écrire ce que vous avez écrit sur le Donbass. »

Alexeï : En fin de compte, la partie théologique n'a pas été très attentivement lue par le public, qui s'est contenté de lire la déclaration. Nous avons probablement passé plus de temps sur la partie théologique, mais la plupart des gens n'ont vu que cette déclaration.

JK & KR : Pouvez-vous clarifier la différence entre l'approche orthodoxe et l'approche protestante, je ne comprends pas bien l'argument théologique.

Boris : Nous avons également abordé cette question lors de notre dernière réunion. Il s'agit plutôt de ce sur quoi nous mettons l’accent, et non de l'essence des choses. Si j'ai bien compris, pour les protestants, Alexeï et mes collègues, l'idéal est la théocratie, un État construit sur les fondements de l'Évangile. Les orthodoxes sont plus prudents sur ce sujet, c'est-à-dire que nous sommes allergiques à l'idée que l'on puisse construire le Royaume de Dieu sur terre par nos propres moyens. Nous sommes plutôt sceptiques à ce sujet. Nous attendons plutôt la construction idéale du monde dans une perspective eschatologique. Cela dit, l'idée que le Christ a vocation à agir sur toutes les sphères de la vie humaine est aussi importante pour nous. On ne peut pas dire que la politique est en dehors du christianisme et qu'un homme politique ne peut pas être chrétien. C'est ce que j'ai moi-même écrit, là il me semble que nous sommes d'accord.

JK & KR : Pendant ce travail, il y avait, d'une part, une communauté où tout le monde se connaissait et où tout le monde comprenait que tout le monde prenait des risques. D'autre part, il y avait une communauté plus large pour laquelle vous essayiez déjà de préserver votre anonymat. Pour vous, où est cette frontière ? Comment l'avez-vous construite, observée ?

Boris : Vous savez, c'est amusant, lorsque nous avons organisé notre atelier, quatre personnes parmi celles qui y participaient ont rédigé la déclaration, tous les autres n’étaient que des participants. À un moment donné, nous avons invité tous les membres à discuter du projet de déclaration et nous leur avons envoyé le brouillon, mais une seule personne est venue, de sorte que nous étions cinq : quatre auteurs et un cinquième, un orthodoxe. Tous les autres avaient pris peur ou il y avait autre chose.

Daniil : Lorsque nous avons discuté du texte à des stades ultérieurs, lorsque je me suis joint à l’équipe, j'ai demandé leur avis à des connaissances ; l’un ou l’autre de ceux que j’avais contactés a écrit ses commentaires, m'a envoyé des suggestions en message privé, et je les ai incluses dans le texte. On peut affirmer que beaucoup de personnes différentes ont participé au travail sur le texte parce que le texte a été corrigé sur la base de leurs commentaires.

Boris : Oui, c'est vrai. Lorsque tu envoyais le texte à une personne de ton entourage, est-ce que tu écrivais que c'est le texte que Boris et ses amis ont écrit et que tu souhaiterais qu'il le regarde ?

Daniil : Je ne l’écrivais pas de cette façon, je disais juste « moi et mes amis ». Les gens s'intéressaient à la déclaration, pas à leur auteur.

Boris : Beaucoup de personnes à qui nous avons demandé conseil ne savaient pas vraiment qui nous étions. Ils savaient que Daniil était impliqué, les amis de Daniil, c'est tout ; ceux à qui j'ai envoyé des messages savaient que j'étais impliqué, mais ne connaissaient pas les autres. Je n'ai pas donné la liste des autres.

Daniil : C'est une stratégie commune à toute action anti-guerre, je pense. Tu ne veux piéger personne. Alors quand tu appelles quelqu'un, tu dis : nous sommes avec des amis. Qui sont ces amis ? Si tu viens, tu le sauras. Si tu ne viens pas, tu ne le sauras pas.

Boris : Il y a une équipe au sein de laquelle nous collaborons étroitement : nous trois, Natalia Vassilievitch, ceux qui nous aident. Nous connaissons les noms des uns et des autres. Mais au-delà, nous essayons de garder le plus possible l'anonymat.

Alexeï : Je pense que c'est différent partout. Je suis probablement le pire pour ce qui est de préserver l'anonymat. Tout d'abord, j'ai écrit et appelé beaucoup de gens pour essayer de les convaincre de participer à la vidéo et, ce faisant, je me suis rendu compte qu'un large cercle de personnes savait que j'étais lié à tout cela et que j'essayais de faire une telle déclaration. De plus, au moment de la publication, j'avais envoyé des messages personnels à tout le monde, à un très grand nombre de personnes. J'ai dit que nous formions une équipe, ou que mes amis et moi écrivions une telle déclaration. C'était dramatique. C'était très difficile pour ma famille ; et même, j'ai probablement mal agi, c'était très stressant pour ma femme de savoir que tant de gens savaient que j'étais impliqué dans cette affaire.

JK & KR : Voulez-vous mener d'autres actions ou pensez-vous que vous avez fait ce qu'il fallait faire et que c'est tout ?

Alexeï : Nous avons publié une infographie le 24 février, et nous considérons qu'il s'agissait également d'une action. Nous nous y sommes préparés. Nous avons fait des recherches limitées mais complexes pour la préparer. Notre équipe compte désormais des Ukrainiens qui collectent des données sur tous les pasteurs et prêtres morts pendant la guerre. Nous essayons de faire une base de données fiable. Nous continuons à mener des actions. Boris et moi pensions à une sorte de revue scientifique, mais on nous a dit que c'était super super compliqué, alors nous réfléchissons, nous ne savons pas. Nous avons envie. Nous avions pensé à des conférences scientifiques, mais nous avons considéré que c'était trop dangereux, c’est alors que nous avons pensé à une revue. Nous avons encore quelques idées. Je pense que notre équipe a le même agenda que celui qu’elle avait le 24 décembre.

Boris : Sur ce point, je suis peut-être le plus chanceux, car je travaille sur le Troisième Reich et la résistance chrétienne. J'ai donc la possibilité de parler de ce qui se passe aujourd’hui sans en parler. Par exemple, je peux parler de Bonhoeffer[13]Pasteur luthérien, Dietrich Bonhoeffer, figure marquante de la résistance au nazisme, s’est opposé à la soumission des chrétiens au régime hitlérien. Il a notamment milité pour … Continue reading, de Barth[14]Karl Barth était un pasteur réformé suisse et un des principaux théologiens du XXe siècle., de Niemöller[15]Martin Niemöller (1892-1984) a créé en 1933 la Ligue d’urgence des pasteurs qui réunissait les pasteurs opposés à l’antisémitisme. Il a été arrêté en 1937 et envoyé en camp de … Continue reading, du mouvement de la Rose blanche. En 1943, un petit mouvement étudiant est apparu à Munich, un mouvement de résistance contre Hitler, qui, pendant près d’un an, a déposé des tracts dans les boîtes aux lettres de la ville. Des tracts très informatifs, où l'on disait que... eh bien, en gros, on essayait d'ouvrir les yeux des Allemands sur ce qui se passait. Beaucoup d'étudiants étaient des étudiants en philosophie, leurs tracts étaient truffés de références à des penseurs allemands et de citations tirées de la littérature allemande et des recherches scientifiques. Lorsque j'ai relu les tracts de la Rose blanche, je me suis dit que si l'on changeait les noms des dirigeants et du pays, ils pourraient être déposés dans les boîtes aux lettres en Russie - personne ne remarquerait qu'ils ont été écrits il y a 80 ans. Et nous pouvons en parler, du moins pour le moment, car nous pouvons toujours dire que nos soldats se battent contre qui ? des fascistes en Ukraine, des néo-nazis, et que c’est bien contre les nazis que les étudiants écrivaient. Que pourrait-on nous reprocher ? Nous sommes les plus grands patriotes.  Voilà, c’est ainsi que nous les utilisons pour exprimer notre position, au moins d'une certaine façon.

Daniil : Je ne suis pas favorable à une nouvelle grande action conjointe en dehors du cadre de la déclaration et du travail mené autour d’elle, parce qu'il me semble que notre tâche était, pour ceux qui le peuvent, d'initier une discussion, une réflexion, de donner des arguments à ceux qui n'en avaient pas, de proposer une argumentation théologique. Je pense, rétrospectivement, que si je m'étais impliqué plus tôt et si je m’en étais occupé plus sérieusement, nous aurions pu impliquer un plus grand nombre de personnes. Parce qu'au début, soit nous avions peur, soit nous n'avions pas le temps, l'énergie, etc., mais il me semble que nous aurions pu impliquer des théologiens plus expérimentés[16]Adultes dans le texte, Ndlt. qui auraient pu enrichir le texte, le rendre peut-être plus compact, améliorer l’argumentation, etc. Mais l'idée de conférences, de revues, etc. ne me semble pas tant dangereuse que peu utile car il s’agirait de travailler avec un public qui, en général, sous une forme ou une autre, représente et partage ces valeurs. Il me semble que l'un des principaux problèmes du mouvement anti-guerre en Russie est que ces personnes, et nous en faisons partie, sont des personnes très concentrées sur leurs propres préoccupations. Nous avons, par exemple, des prières communes pour l'Ukraine, la Russie, pour la réconciliation, pour le repos des âmes. On sent que les gens veulent vraiment prier pour eux-mêmes, pour ce qui les préoccupe, et que c'est au cœur de leur attitude. Au cœur de ce à quoi ils pensent. Et c'est généralement le propre des personnes qui réfléchissent de penser à soi, c'est assez typique des personnes qui travaillent dans le domaine intellectuel. Il me semble que ce travail tourné vers son public, c’est un travail sur ses propres soucis, c’est plus un travail thérapeutique qu'un travail orienté vers de la discussion qui serait destinée à changer les opinions des autres. Je souhaite un travail de discussion, mais la question est de savoir dans quelle mesure il nous est accessible sans que nous risquions notre liberté à l'intérieur de la Russie, que nous ne voudrions pas avoir à quitter. Je ne pense pas que ce soit possible. Par ailleurs, les personnes parmi nous, qui sont engagées dans des activités publiques, communiquent avec des gens pour lesquels elles représentent une certaine autorité, et elles peuvent leur poser des questions. Encore une fois, parler sans parler ou parler en parlant – cela dépend des relations qu’on entretient avec les personnes concrètes qui nous écoutent. Ces relations peuvent permettre de poser des questions, par exemple, sur les limites de la compétence de l'État dans certains domaines, sur le caractère admissible de l'idéologie, sur les questions d’ordre social, qui peuvent être montrées à travers la situation historique concrète dans laquelle nous vivons et générer des discussions à un niveau personnel, dans la tête des écoliers et des étudiants. Il me semble donc que chacun d'entre nous, en remplissant son devoir d'être humain s'exprimant à voix haute, participe à ce travail, s'il le fait de bonne foi, sans s'engager constamment dans l’autocensure.

Alexeï : Tout ce que tu as dit m'a rappelé qu'en fait, mon grand souhait - je ne suis pas déçu, non, mais ces cinq points, sur ce que l’on peut faire, sur ce à quoi nous appelons, c'est de l'action. Mon rêve était que les croyants commencent à discuter de ces cinq points, au moins pour commencer. Mais en fait, les gens prennent cela pour de la rhétorique anti-guerre ou nous mettent immédiatement dans la catégorie des hérétiques et nous traitent de tolstoïens ou, à l'inverse, disent « Wow, c'est génial ». J'espérais que ceux qui diraient « oh oui, cool » diraient : « en fait, je pense que vous ne devriez pas vous exprimer contre la guerre, c'est trop dangereux ». Et alors la conversation aurait pu s'engager comme cela : « Je ne pense pas qu'il faille résister à la mobilisation ». C'est quelque chose dont on aurait pu débattre ; avec Boris nous en avons discuté dans notre cercle lors de nos réunions. Et à supposer que les fidèles protestants et orthodoxes soient contre la guerre, nous n'avons pas eu de réponse commune, à mon grand regret. Quelques personnes dans la salle pensaient, par exemple, qu'il fallait aller à la guerre, mais pas pour tuer. Mais je pense que mon rêve de voir ces cinq points discutés et devenir le moment principal de la déclaration ne s'est pas réalisé.

JK & KR : Dites, dans votre groupe il y avait d’autres personnes que des hommes ? Des femmes ? Des jeunes filles ?

Boris : Si on ne compte pas Natalia Vassilievitch, qui nous a rejoints en tant que consultante, non. Alexeï pourra sans doute expliquer pourquoi.

Alexeï : C'est une bonne question. Il y a même eu un débat à ce sujet. En fait, je voulais rassembler des pasteurs et je comprenais bien que si des femmes ou des jeunes filles commençaient à venir, certains pasteurs seraient mal à l'aise ou considéreraient qu'elles n'ont pas le droit ... l'Église protestante et l'Église orthodoxe sont très conservatrices, vous le savez bien. J'ai compris que cela créerait des désagréments et que nous perdrions peut-être même des gens, alors j'ai opté pour cette solution. Aujourd'hui, je regrette ma décision, mais c'est ainsi.

JK & KR : Je vois. Y a-t-il des prêtres qui sont restés en Russie et qui ont discuté de la déclaration avec vous, qui discutent encore de toutes ces choses-là avec vous maintenant ? Vous en discutez aussi dans vos paroisses ?

Daniil : Certaines des personnes à qui j'ai envoyé la déclaration pour commentaires sont des prêtres de l'Église russe qui vivent dans différentes villes de Russie. Ils m'ont fait part de leurs réactions ou m'ont simplement dit : « vous êtes géniaux, allez-y, faites-le ». Je n'ai demandé à aucun d’eux de participer au forum de discussion, car il s’était déjà transformé en un petit groupe chargé de la rédaction. Ils se sont impliqués dans la mesure où ils le pouvaient.

JK & KR : Et vous en parlez dans vos paroisses ou pas ?

Daniil : Je dirais que - encore une fois, je ne réponds que pour moi-même – en principe, j'en discute dans mon cercle de connaissances.  Notre communauté est très petite, avec des personnes qui se connaissent assez bien. Dans notre cercle de connaissances, dans des conversations privées, nous en discutons tout le temps. La position de ma direction est que chez nous, les gens ont des opinions différentes sur la guerre, donc nous ne sommes pas favorables aux discussions publiques à ce sujet. Chez nous, par exemple, il est impossible d'imaginer qu'une personne arrive avec un Z[17]La lettre Z est devenue l'un des éléments les plus reconnaissables de la propagande de guerre russe. D'abord utilisée comme marque tactique pour l'équipement militaire, elle est devenue, presque … Continue reading. Et personne ne porte d'insignes avec des symboles pro-guerre ou anti-guerre. Il y a des gens qui se promènent avec des rubans de Saint-Georges[18]Le ruban de Saint-Georges fait partie de l’actuelle culture mémorielle associée à la victoire de l'Union soviétique dans la Grande Guerre patriotique. En Russie, il est perçu comme le signe … Continue reading, mais il me semble qu'ils se promenaient avec ces rubans déjà avant, et ce n’est pas très bien vu, ils sont en minorité. Nous cherchons à préserver notre entente sur les autres questions ainsi que notre capacité à faire des choses ensemble, c'est pourquoi nous ne nous lançons pas dans des débats publics. Nous discutons bien sûr en privé, en petits groupes entre nous, nous allons ensemble à des prières anti-guerre, mais ce ne sont pas des activités publiques. Même si tout le monde connaît la position de l'autre. Bien sûr, cela conduit aussi à des ruptures dans la communication ou à un refroidissement des relations, mais nous ne pouvons pas dire que nous discutons activement de ce sujet en public. Même s'il existe des formes de discussion allégorique dans la sphère scientifique, mais c'est une autre histoire.

Boris : Il me semble que la question de la communauté [obchtchina] ne tient pas compte de la structure [ecclésiale], de la façon dont les choses se déroulent actuellement dans l'Église orthodoxe russe, parce que dans l'Église russe, il n'y a malheureusement pas de vraie communauté. La communauté, ce sont des personnes qui se réunissent pour la liturgie une fois par semaine environ, mais qui, en général, ne se connaissent pas. Mais on ne s’assied pas en communauté après la liturgie pour échanger sur comment va la vie chez les uns et chez les autres, pour discuter, il n’y a rien de tout cela. La communauté est donc le plus souvent divisée en deux ou en plusieurs parties : ceux qui sont contre la guerre, ceux qui sont pour la guerre, et cela n'aboutit peut-être pas à une division nette, mais il est clair que lorsque je me tiens debout dans l’église, je ne peux pas être sûr que mon voisin me soutient. Les discussions ont donc plus de chances d'avoir lieu non pas au sein de la communauté, mais entre amis qui appartiennent aussi à la communauté, disons-le ainsi.

JK & KR : Une collègue vivant en dehors de Russie, étrangère et orthodoxe, m'a raconté que lorsque la guerre a éclaté, commémorer le patriarche était devenu un gros problème pour elle - c'est une personne très religieuse, très sincère, une intellectuelle libérale. Elle s’est dit qu'elle n'était pas prête à sacrifier en plus sa vie religieuse au nom de tout ce qui se passait. Et vous, comment vous résolvez ce problème ? Si bien sûr vous pouvez en parler.

Daniil : Au tout début de la guerre, j'ai eu plusieurs conversations à ce sujet avec mes collègues, connaissances et d'autres personnes. Moi, je n’ai jamais mis sur le même plan la commémoration du patriarche, la loyauté à son égard en tant que dirigeant de l'Église et ma solidarité avec lui[19]En réponse à notre question complémentaire, Daniil a précisé : « La loyauté, c’est quand je ne lutte pas contre le patriarche, que je reconnais sa légitimité. La solidarité, c’est quand … Continue reading. Dans une certaine mesure, l'opposition ecclésiastique est très caractéristique de mon milieu. Il me semble que le problème ici n'est pas la commémoration, mais d'autres actes, tels que la prière liturgique pour l'armée. Encore une fois, pas pour l'armée en principe, qui dans le texte standard de l’ecténie[20]L’ecténie – du grec ancien ἐκτενὴς (prière prolongée et fervente) – est une partie de la liturgie orthodoxe consistant en des prières de demande et d’intercession prononcées par … Continue reading est « pour notre pays, ses autorités et son armée », mais spécifiquement pour la victoire, une prière qui est maintenant imposée dans l'Église orthodoxe russe[21]Il s’agit de la prière pour la Sainte Russie, introduite par le patriarche Kirill le 25 septembre 2022. Voir Irina Paert, « How do Orthodox Christians pray in the year 2022? The official prayers … Continue reading et qui est partagée par beaucoup, mais pas par tous. Je dirais qu'un signe que la communauté a une attitude plutôt négative de ce qui se passe, ce sont les modifications apportées à la prière qui est dite après la lecture de l'Évangile lors de la liturgie, ou encore le fait que cette prière ne soit pas prononcée, ce qui a conduit, entre autres, dans le cas d'un prêtre que je connais, à la suspension de son ministère. Pour la Russie, où il n'y a pas, à proprement parler, de marché religieux, où il n’existe pas plusieurs juridictions orthodoxes et qu’il n’y a aucune possibilité de passer de l'une à l'autre, la question de la commémoration du patriarche ne se pose pas en fait. Mais, encore une fois, je ne vois rien de pro-guerre dans la commémoration du patriarche, des autorités et de l’armée. Il y a simplement le fait que l'évêque orthodoxe de la ville où je vis est le patriarche Kirill. Cela veut dire que puisqu’il faut prier pour son évêque, nous prions pour lui.

JK & KR : C'est donc une histoire de bureaucratie ?

Daniil : Même s'il continuait à faire ce qu'il fait. Voilà comment je réponds à cette question. Cela dit, les gens qui vivent dans d'autres pays, qui étaient paroissiens du Patriarcat de Moscou et qui ont changé de communauté à cause de leur position anti-guerre ou plutôt à cause de la position pro-guerre de leur paroisse, je les comprends tout à fait.

Boris : Je suis globalement d'accord avec Daniil. Et en plus, lorsqu'on prie pour les autorités ou pour le patriarche, on peut prier, par exemple, de la façon suivante : « Seigneur, aide-les dans leurs entreprises », mais on peut aussi demander : « Seigneur, remets leur tête en place ». C’est aussi une prière. Les textes liturgiques ne régulent pas ce point : pour quoi je prie exactement quand je prie pour le patriarche ou le gouvernement. Mais même si je suis d'accord avec Daniil, pour moi ce moment... c'est une sorte de détonateur. Je veux dire que je ne suis pas très heureux d'entendre ce nom, même si je suis d'accord pour dire que cette commémoration n'est pas synonyme de loyauté ; mais tout de même, d'une certaine manière, cela me heurte.

JK & KR: Alexeï, dans votre communauté, est-ce que vous priez pour les autorités, comme le font par exemple les baptistes, ou non ?

Alexeï : Oui, nous avons d'autres moments où nous prions pour les autorités au cours de la liturgie (sic)[22]Nous avons demandé à Alexeï de commenter l'utilisation du mot « liturgie » pour parler du culte protestant. Voici sa réponse : « J'appelle le culte dans mon église une liturgie parce que nous … Continue reading. Lorsqu’il y a eu toutes ces affaires avec Navalny[23]La partie la plus importante du travail politique d'Alexeï Navalny a été la création de la Fondation anti-corruption (reconnue en Russie comme agent de l’étranger), qui a mené des enquêtes … Continue reading, une prière a été ajoutée contre la corruption, et maintenant une prière contre la guerre. La formulation est très large, on peut y ajouter ce que l'on veut. Ce sont les protestants. Nous avons plus de liberté à bien des égards. Et j’ai décidé de dire que nos autorités, qui sont établies par Toi, mais qui ne Te connaissent pas, sont heureuses que les gens soient assis sans électricité et sans eau...soient privés d'électricité et d'eau. Pardonne-nous, pardonne-leur. C'est à peu près cela. C'est très court, mais... C'est une question très difficile dans mon église aussi. Le pasteur est probablement neutre. J’ai compris qu’il était inutile que je parle avec lui de ce sujet, car je serais très déçu et me mettrais en colère. C'est une question très compliquée. En décembre, c'était l'Avent, et pendant la semaine de la paix, on m'a demandé de prêcher. J'ai décidé de dire les choses telles que je les voyais. J'ai prêché sur le thème du Sermon sur la montagne et j'ai pris le verset où Jésus dit « Regardez d'abord dans vos yeux[24]« Enlève d’abord la poutre de ton œil » (Lc 6, 42)». J'ai parlé des chars d'assaut, de la guerre, des meurtres. Je me suis senti beaucoup mieux après. J'ai maintenant le sentiment d'avoir tout dit à tout le monde. C'est désormais leur choix, ils seront pour ou contre. Mais c'est une question très difficile. Les protestants aiment bien se tenir à l'écart de la politique : ceci remonte à l'époque soviétique, et à l'époque tsariste, un temps de constantes persécutions et marginalisation. C'est difficile, c'est terriblement difficile. Honnêtement, pour la première fois de ma vie, j’envisage d’aller dans une autre paroisse. Mais le problème est qu'il n'y a presque pas de paroisses de protestants anti-guerre. La plupart sont neutres ; il y a des neutres « pro » et des neutres « neutres », mais il est très difficile de trouver une paroisse ou un groupe de croyants anti-guerre. Une paroisse qui considérerait que nous devons agir. Parce qu’il me semble tout de même qu'il faut faire quelque chose. On ne peut pas être contre et continuer [à ne rien faire]. En fait, dans la déclaration, la partie avec les cinq points est pour moi la partie la plus importante de la déclaration. Un chrétien est obligé d’agir.

JK & KR: Et la dernière question : qu'est-ce que vous voudriez dire qu'on ne vous a pas demandé ?

Daniil : Je vais dire quelque chose qui n'est pas directement lié au sujet de notre conversation, mais il me semble qu’en général, les chrétiens, lorsqu'ils s'engagent dans une action sociale, ils la distinguent souvent de leur action religieuse. Et de même que nous sommes appelés à avoir une vie emplie de vie ecclésiastique [tserkovnost’], de vie en Église, de religion, de christianisme, de message chrétien... il serait probablement important pour nous d’essayer de ne pas être d’un côté, des citoyens qui ont une opinion sur certaines questions et de l’autre, des chrétiens. Afin que nos positions en société s'expriment dans notre prière personnelle, dans notre prière collective ; afin que nous n’entreprenions pas des actions parce qu'il y a des libéraux orthodoxes ou, je ne sais pas, des loyalistes orthodoxes, parce que nous serions comme ceci, et eux comme cela, et que nous nous battons les uns contre les autres. Afin qu'il y ait plus d'harmonie. Afin que ce ne soit pas notre christianisme qui soit coloré par notre libéralisme, par exemple, mais plutôt que nos opinions politiques naissent de nos convictions chrétiennes, de notre vision chrétienne de l'homme et de ce que pourrait être l’ordre social.

JK & KR : Oui, c'est bien, mais vous voyez, les convictions chrétiennes... même dans une paroisse, les chrétiens ont des positions politiques différentes.

Daniil : Il nous semble que les opinions politiques sont un moment de choix personnel ; or, à bien des égards, c'est une question de couche sociale, d'origine, etc. Même pas d'âge, contrairement à ce que l’on pense généralement. Et il est probablement normal que, dans les différentes communautés, les gens aient des attitudes différentes à l'égard de certains phénomènes, qu’ils n’en évaluent pas l’importance de la même façon. Mais le problème, sans doute, c’est que, très souvent, nous n’y réfléchissons pas, nous n’y pensons pas jusqu’au bout. Je viens de lire un document avec les étudiants, et nous avons débattu du fait que les questions économiques, par exemple, ne sont pas suffisamment pensées dans le cadre ecclésiastique. Il y a un ensemble de thèses qui se contredisent. Mais ce n'est pas tout : il me semble qu'en général, la vie publique... Étant donné qu'en Russie, il a toujours été considéré comme assez dangereux de parler trop fort de ces sujets, on n’en discute pas non plus au sein de l'Église. Dès que des temps relativement paisibles s'annonceront, nous devrons initier et penser à cette discussion sur les questions sociales, politiques, religieuses, non pas de façon partisane, mais théologique ; nous devrons développer l'éthique sociale, l'éthique théologique comme directions de notre travail théologique. Car si cela avait été fait il y a quinze ans, lorsque c'était possible, peut-être que la situation au sein de l'Église et la réaction de l'Église à la guerre seraient différentes. Et, en particulier, celle de nos leaders religieux.

Alexeï : Je peux ajouter que ma thèse portait précisément sur la mémoire et je pense beaucoup au fait que si l'Église était plus... c’est comme ce qu’a dit Daniil : plus particulièrement, les protestants en Russie n’ont pas discuté de l'ordre social, de l'économie, de rien, ils se sont mis à l'écart de la société, et quand le moment est venu de condamner le mal et d'essayer de l'arrêter, l'Église en a été incapable. En ce qui me concerne, je pense tous les jours à la politique de la mémoire. L'Église n'avait pas de politique mémorielle. Et j'ai tant d'amis protestants qui étaient nostalgiques de l'Union soviétique. Je pense toujours : vous auriez été au Goulag dans ce monde où il vous semble que tout allait si bien. Je comprends que l'Église n'a même pas su enseigner l'histoire de l'Église du XXe siècle, qu'elle ne l’a pas enseignée aux croyants nouvellement convertis et qu'elle a ainsi permis une grande partie de ce que nous voyons aujourd'hui.

Daniil : Je pense que nous devons tous encore travailler sur la politique de la mémoire, sur l'héritage des martyrs du vingtième siècle. Il me semble que notre Église ne se souvient pas assez de ce qui lui est arrivé en Union soviétique. Ou bien elle se souvient, disons, de la partie loyaliste de son histoire, qui, elle aussi, a existé. Mais il y avait aussi beaucoup d'autres choses qui devraient nous inspirer aujourd'hui.

 

Notes

Notes
1 Le texte peut être lu ici, en russe, ukrainien, biélorusse et anglais : https://christians4peace.com/
2 Entretien effectué en mars 2023, en ligne, en russe, par Jeanne Kormina et Kathy Rousselet, avec trois chrétiens entre 25 et 35 ans, bien insérés dans leurs Églises, deux d’entre eux étant orthodoxes et le troisième protestant. Traduit par Kathy Rousselet. Commentaires de Jeanne Kormina et Kathy Rousselet. Les prénoms des auteurs ont été modifiés pour des raisons de sécurité.
3 Ce prêtre fait partie des quelque trois cents ecclésiastiques qui ont signé l'appel du clergé de l'Église orthodoxe russe appelant à la réconciliation et à la fin de la guerre. L'appel a été publié le 1er mars 2022, à la veille du dimanche du Pardon, au cours duquel la tradition orthodoxe veut que l'on se demande mutuellement pardon pour les torts que l'on s'est infligés. Le dimanche du Pardon marque le début du Grand Carême, qui dure sept semaines et s'achève à Pâques.
4 Rédigée par le théologien Karl Barth (1886-1968) avec la participation de Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) et Rudolf Bultman (1884-1976), la Déclaration de Barmen a été adoptée en 1934 par des membres des Églises luthérienne, réformée et unie, lors d’un synode clandestin. Elle marque la résistance spirituelle au nazisme et à l’Église allemande des Deutschen Christen, et fonde l’Église confessante. ([En ligne] https://www.ekd.de/francais/foi/barmen.html).
5 Alexeï Navalny est un homme politique russe de l'opposition et un prisonnier politique, arrêté à Moscou en janvier 2021. Sa détention a déclenché une vague de protestations en Russie. Parmi ceux qui ont condamné l'arrestation de Navalny, on trouve des prêtres orthodoxes, dont le père Gueorgui Soukhobokiï, qui s'est vu interdire d'exercer son ministère ([En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=LQnqWI1t38I).
6 Natalia Vassilievitch est une théologienne et une défenseuse des droits de l’homme biélorusse, vivant en Allemagne. Elle est modératrice du groupe interconfessionnel biélorusse de défense des droits de l’homme Christian Vision (Хрысціянская візія ; [En ligne] https://belarus2020.churchby.info/rabochaya-gruppa-xristianskoe-videnie/) ; elle gère la chaîne Telegram « Chrétiens contre la guerre !» ([En ligne] https://shaltnotkill.info)
7 Andreï Kordotchkine est un prêtre du diocèse hispano-portugais de l'Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou et un publiciste orthodoxe bien connu. Il est l'un des rares prêtres orthodoxes à avoir ouvertement et constamment proclamé sa position anti-guerre dans les médias sociaux ([En ligne] https://www.facebook.com/natividaddecristo) et dans la presse depuis le début de la guerre. Il a signé l'Appel du clergé du 1er mars 2022. Il a étudié la théologie en Angleterre et est prêtre à Madrid depuis 2003. Il a été temporairement interdit de ministère en janvier 2023.
8 Les Pokrovskie Vorota sont un centre culturel et éducatif, fondé en 2004 dans le centre de Moscou par plusieurs organisations catholiques européennes pour promouvoir le dialogue entre les traditions chrétiennes occidentales et orientales ([En ligne] https://pokrovka27.com). Il accueille des expositions, des lancements de livres, des concerts de musique de chambre, des conférences et des discussions sur des thèmes théologiques, attirant un public intellectuel et raffiné.
9 Jean-François Thiry, catholique d'origine belge, est le responsable permanent du centre « Pokrovskie Vorota » ([En ligne] https://www.pravmir.ru/zhan-fransua-tiri-samoe-cennoe-eto-lichnaya-vstrecha-2/)
10 C’est-à-dire pro-guerre
11 Synonyme de cruel, féroce, inhumain. Dans le langage russe contemporain de la guerre, le terme "cannibale" désigne souvent les déclarations ou les idées des partisans de la guerre, qui n'accordent aucune valeur à la vie humaine.
12 En réponse à notre question complémentaire de savoir s'il considère la théologie d'Augustin comme "cannibale", Boris a donné l'explication suivante. « Non, je ne qualifierais pas le concept d'Augustin de cannibale. Je pense qu'il est aujourd'hui simplement, à bien des égards, dépassé. Et surtout, l'invasion russe de l'Ukraine pourrait bien être justifiée du point de vue du concept d'Augustin (du moins si on la considère de la manière dont la propagande la présente, à savoir comme une guerre sainte de la Lumière contre les Ténèbres). À mon avis, pour se référer à l'idée d'une ‘guerre juste’, il faut d'abord répondre à la question de savoir ce que l'on peut appeler une guerre juste aujourd'hui, plutôt que de simplement se référer à des concepts datant du Moyen-Âge). »
13 Pasteur luthérien, Dietrich Bonhoeffer, figure marquante de la résistance au nazisme, s’est opposé à la soumission des chrétiens au régime hitlérien. Il a notamment milité pour l’objection de conscience. Il est mort pendu dans le camp de Flossenbürg.
14 Karl Barth était un pasteur réformé suisse et un des principaux théologiens du XXe siècle.
15 Martin Niemöller (1892-1984) a créé en 1933 la Ligue d’urgence des pasteurs qui réunissait les pasteurs opposés à l’antisémitisme. Il a été arrêté en 1937 et envoyé en camp de concentration. Après la guerre, il est devenu pacifiste.
16 Adultes dans le texte, Ndlt.
17 La lettre Z est devenue l'un des éléments les plus reconnaissables de la propagande de guerre russe. D'abord utilisée comme marque tactique pour l'équipement militaire, elle est devenue, presque immédiatement après le début de l'invasion, le symbole dе l’  « opération militaire spéciale ». Ce symbole est souvent représenté sous la forme d'un ruban de Saint-Georges orange et noir en zigzag (voir note de bas de page 191), assimilant ainsi les hostilités actuelles à la Grande Guerre patriotique (1941-1945). Les Russes qui soutiennent activement la guerre en Ukraine sont souvent appelés « patriotes Z ».
18 Le ruban de Saint-Georges fait partie de l’actuelle culture mémorielle associée à la victoire de l'Union soviétique dans la Grande Guerre patriotique. En Russie, il est perçu comme le signe d'une attitude non critique à l'égard de la propagande étatique sur la mémoire de la guerre, qualifiée par ses détracteurs de « manie de la victoire » [pobedobesie] et est, plus généralement, le symbole d'une loyauté totale envers les autorités. Ces dernières années, le ruban de Saint-Georges a été perçu comme le symbole non officiel du soutien à l'idée de « monde russe ». En raison de sa couleur, ses détracteurs appellent de façon péjorative le ruban de Saint-Georges koloradka du nom donné en russe au doryphore [koloradskiï jouk] - un insecte nuisible et particulièrement tenace - et ceux qui le portent, les « kolorady ».
19 En réponse à notre question complémentaire, Daniil a précisé : « La loyauté, c’est quand je ne lutte pas contre le patriarche, que je reconnais sa légitimité. La solidarité, c’est quand je partage ses points de vue, que j’approuve ce qu’il dit, que je suis prêt à me battre avec lui contre un tiers. »
20 L’ecténie – du grec ancien ἐκτενὴς (prière prolongée et fervente) – est une partie de la liturgie orthodoxe consistant en des prières de demande et d’intercession prononcées par le diacre au nom de tous les participants à la liturgie.
21 Il s’agit de la prière pour la Sainte Russie, introduite par le patriarche Kirill le 25 septembre 2022. Voir Irina Paert, « How do Orthodox Christians pray in the year 2022? The official prayers of the Russian Orthodox Church during Russia’s war against Ukraine.”, 15 février 2023, https://shaltnotkill.info/how-do-orthodox-christians-pray-in-the-year-2022-the-official-prayers-of-the-russian-orthodox-church-during-russias-war-against-ukraine/
22 Nous avons demandé à Alexeï de commenter l'utilisation du mot « liturgie » pour parler du culte protestant. Voici sa réponse : « J'appelle le culte dans mon église une liturgie parce que nous faisons partie du protestantisme historique. Il y a très peu de protestants historiques en Russie, mais en Occident, si je ne me trompe pas, les protestants traditionnels parlent aussi parfois de liturgie. Mais je l'appelle ainsi en partie parce que je vis en Russie, où tout le monde comprend bien mieux ce terme que tous les autres mots qui désignent en russe un service religieux. »
23 La partie la plus importante du travail politique d'Alexeï Navalny a été la création de la Fondation anti-corruption (reconnue en Russie comme agent de l’étranger), qui a mené des enquêtes sur la corruption. Les résultats de ces enquêtes ont été présentés au public sous la forme de documentaires sur la corruption des hommes politiques russes, tels que Ne l’appelez pas Dimon (2017) ou Le palais de Poutine (2021), qui ont fait l'objet d'un très grand nombre de visionnages. Alexeï Navalny a été empoisonné en août 2020, a réussi à survivre et à se rétablir, est retourné en Russie en janvier 2021 et a été arrêté dès son arrivée.
24 « Enlève d’abord la poutre de ton œil » (Lc 6, 42)
Pour citer ce document :
Entretien de trois chrétiens russes réalisé par Jeanne Kormina et Kathy Rousselet, "Déclaration de Noël œcuménique appelant à la paix, à l’opposition à la guerre et à la résistance non violente – version française". Focus de l'Observatoire international du religieux [en ligne], juin 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/focus/declaration-de-noel-oecumenique-appelant-a-la-paix-a-lopposition-a-la-guerre-et-a-la-resistance-non-violente-version-francaise/
Auteur.e.s

Entretien de trois chrétiens russes réalisé par Jeanne Kormina et Kathy Rousselet, CERI/Sciences po

Entretien traduit du russe par Jeanne Kormina et Kathy Rousselet

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