Focus

octobre 2023

Guerre Israël – Hamas : l’éclairage d’Elie Barnavi

Elie Barnavi (entretien mené par A. Lancien pour l'OIR)

Ancien ambassadeur d'Israël en France et professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’université de Tel Aviv, Elie Barnavi revient pour l'Observatoire international du religieux sur la guerre Israël-Hamas qui se déploie depuis l'attaque du 7 octobre 2023.

Observatoire international du religieux (OIR) : Comment comprendre que l'attaque du 7 octobre ait pu se produire ? Comment expliquer qu’Israël, pourtant doté de services de sécurité a priori particulièrement performants, d’une armée a priori particulièrement puissante, ait été attaqué par un Hamas venu de Gaza, territoire pourtant séparé par des murs particulièrement surveillés ? Comment expliqué qu'autant de personnes aient pu être tuées ou être prises en otage avant que Tsahal n'intervienne ?

Elie Barnavi : Considérée sous cet angle, c’est une affaire assez banale. La puissance génère un excès de confiance, les renseignements ne valent que s’ils sont correctement interprétés, la technologie ne peut rien contre la négligence des hommes, il n’y a pas de murs, aussi fortifiés soient-ils, qu’on ne puisse franchir ou contourner. De la ligne Maginot à la ligne Bar-Lev qui était censée nous protéger contre un assaut égyptien, de Staline, qui était informé de l’heure de l’invasion allemande, au gouvernement israélien qui l’a été tout autant en octobre 1973, l’histoire militaire est remplie de ce genre de ratages. Ils ont tous en commun une faille intellectuelle, une théorie qui rend aveugle. On a appelé cela chez nous, dans la foulée de la surprise de Kippour, une « conception » - en l’occurrence, la conviction que, étant donné la déculottée subie lors de la guerre des Six-Jours, « ils » n’oseront pas. Une « conception » de ce genre a été à l’œuvre ici. S’ajoute dans ce cas précis une donnée particulière : le front de Gaza, censément sous contrôle, avait été dégarni au profit de la protection des colonies de Cisjordanie. Enfin, c’était jour de fête et de nombreux soldats se trouvaient chez eux, en famille.

OIR : Benyamin Netanyahou a déclaré vouloir anéantir le Hamas. Le peut-il en réalité ? Gaza est un terrain d’intervention particulièrement difficile pour une armée : elle est très densément urbanisée, avec une population de civils importante (tous n’ont pas migré au sud), une ville souterraine a été bâtie. Progresser dans un tel cadre est complexe et long. En outre, cela suppose la mobilisation de réservistes et donc un ralentissement de la vie quotidienne, économique, de l’Etat. Est-ce conciliable avec l'intervention de plusieurs mois que supposerait l'éradication du Hamas à Gaza ?

Elie Barnavi : Militairement, c’est possible. Tsahal reste une formidable machine de guerre, et le Hamas, bien qu’il ait fait d’énormes progrès, n’est pas de taille à lui résister. Mais les obstacles que vous détaillez risquent de rendre le prix de la victoire prohibitif en vies humaines, israéliennes et palestiniennes. Tel est le dilemme : d’un côté, ce que le Hamas nous a infligé est tellement monstrueux, que la seule issue acceptable à cette campagne doit être l’élimination totale d’un voisin avec lequel, à l’évidence, Israël ne peut pas coexister. De l’autre, tout un faisceau de facteurs, locaux, régionaux et internationaux, à la fois militaires, humanitaires et diplomatiques, invitent à la prudence.

Tout est inédit dans cette crise : ce pogrom inouï, le plus épouvantable subi par des Juifs désarmés depuis la Shoah ; le fait qu’il se soit produit sur le sol souverain d’un État conçu précisément pour que telles horreurs ne pussent plus se produire ; la nécessité d’agir alors que l’ennemi s’est emparé de plus de deux cent-vingt otages, dont un grand nombre de vieillards, de femmes et d’enfants ; la difficulté à concevoir un dénouement acceptable… Et tout cela alors que le pays est gouverné par le gouvernement le plus extrémiste et incompétent de l’histoire du pays, dirigé par un délinquant qui ne pense qu’à échapper aux griffes de la justice, et au terme de dix mois d’une véritable guerre civile latente qui a affaibli les défenses immunitaires de la nation.

OIR : Alors que Benyamin Netanyahou a souhaité le maintien du Hamas à Gaza pour fragiliser la constitution d'un État palestinien, le discours tenu par le Premier ministre doit-il être interprété comme un mea-culpa de celui-ci, lorsqu'il explique que "Tout le monde devra répondre de la débâcle, y compris moi-même "?

Elie Barnavi : Le mea-culpa n’est pas le genre du personnage. Jusqu’ici, il s’est abstenu de la moindre expression de contrition, n’a pas assumé une once de responsabilité. Pis, dans un tweet récent, il a accusé les chefs militaires de lui avoir failli ! Devant la levée de boucliers, il a dû supprimer ce poste en catastrophe. C’est dire que, au cœur de la tourmente, en pleine guerre, il fait encore de la politique, le regard fixé sur le jour d’après. Il sait que la stratégie qu’il a adoptée à l’égard du Hamas, dont l’objectif n’était pas de « fragiliser » la constitution d’un État palestinien, mais de la rendre impossible, a sombré dans les ruines des kibboutzim de la frontière de Gaza. Ce fut le choix du Hamas, pas le sien. La guerre finie, il lui faudra rendre des comptes à la commission d’enquête qui ne manquera pas d’être mise sur pied, et, au-delà, au peuple d’Israël. Il y a peu de chances qu’il s’en sorte indemne.

OIR : Peu après l’attaque du 7 octobre, Benyamin Netanyahou a affirmé vouloir anéantir le Hamas. Pourquoi les forces de Tsahal ont-elles attendu pour intervenir au sol ?

Elie Barvani : Au moment où je rédige ces lignes, un peu plus de trois semaines après l’attaque du Hamas, l’armée a entamé une série d’incursions apparemment destinées à préparer le terrain. Sont-elles le prélude à l’opération terrestre majeure annoncée ? Difficile à dire. Les porte-parole du gouvernement et de l’armée assurent qu’elle est inévitable et imminente. En effet, si l’objectif est le démantèlement total et définitif de l’organisation islamiste, il ne saurait être atteint avec la seule aviation. Il faut aller chercher les terroristes là où ils se terrent, dans les caves des immeubles et les quelque cinq cents kilomètres de tunnels creusés dans le sous-sol du territoire. Pourquoi dès lors ne pas y être allé tout de suite ? L’armée avance des considérations d’ordre tactique :  il faut laisser à l’aviation faire son travail de préparation afin d’affaiblir les capacités de résistance du Hamas, en éliminer le plus grand nombre possible et diminuer ainsi au maximum la saignée des troupes au sol. Mais il y a aussi d’autres considérations, notamment la question des otages – des négociations fébriles par l’entremise du Qatar et de l’Égypte sont menées en ce moment même –, et les pressions américaines. L’administration Biden veut du temps pour renforcer la défense autour de ses installations militaires dans la région, introduire davantage d’aide humanitaire dans la bande, libérer les otages, et, très certainement, limiter l’envergure de l’opération israélienne. Apprenez de nos erreurs en Irak et en Afghanistan, a dit le président à ses interlocuteurs israéliens. Alors, y aura-t-il une invasion majeure du territoire ? Avec chaque jour qui passe, l’incertitude monte. Des incursions ponctuelles ont lieu déjà. Sont-elles le prélude à une grande opération terrestre, ou l’amorce d’une série d’opérations plus modestes ? Je ne suis pas certain que les décideurs politiques et militaires soient tous sur la même ligne.

OIR : Selon vous, une intifada est-elle désormais inéluctable ?

Elie Barvani : Inéluctable, non. Le quadrillage de la Cisjordanie par l’armée et le Shin Beth, mais aussi par la police de l’Autorité palestinienne qui n’a aucun intérêt à ce que le contrôle lui échappe, rend un soulèvement populaire improbable. Pour l’instant. Tout dépend de la manière dont tournera la guerre à Gaza. L’un des problèmes les plus graves est la multiplication des provocations de la part des éléments les plus jusqu’au-boutistes des colons, qui visiblement profitent des événements de Gaza pour s’emparer impunément de terres palestiniennes. À la longue, si aucune solution politique n’émerge de l’affrontement en cours, un soulèvement en Cisjordanie n’est qu’une question de temps.

OIR : Benyamin Netanyahou avait fondé une coalition avant l’attaque sur des composantes juives ultra-orthodoxes contre lesquelles une large partie de la population s’était soulevée. Un nouveau gouvernement d’urgence a inclus les centristes. Quelle conséquence cette attaque du Hamas peut-elle avoir sur le rapport de force interne au pays ? 

Elie Barnavi : Des membres centristes de l’opposition se sont en effet joints au cabinet de guerre restreint comme ministres sans portefeuille. Mais il est certain que, la guerre finie, on assistera à un réalignement des forces politiques. Ce gouvernement, dans toutes ses composantes, est condamné, son chef aussi. On voit mal comment Netanyahou pourrait survivre à un tel tsunami. Déjà, les sondages font état d’un rejet massif du premier ministre, à 80%. Ce que veut dire que, à l’exception d’une fraction de « bibistes » irréductibles, la vaste majorité des Israéliens n’en veut plus. Aux prochaines élections, une autre coalition verra le jour.

OIR : Quel est le risque que la guerre s’étende à l’ensemble de la région ? L’Iran semble avoir encerclé Israël en tissant un réseau de forces hostiles et en soutenant celles-ci : Hezbollah au Liban, rebelles houthistes du Yémen, unités de la Mobilisation populaire en Irak, divisions afghanes Fatemiyoun et pakistanaises Zeynabiyoun du corps des gardiens de la révolution. Pour autant, la présence du porte-avion américain USS Gerald Ford au large d'Israël ne protège-t-elle pas contre toute généralisation du conflit ? 

Elie Barnavi : Le risque existe, et c’est bien pour le conjurer que les Américains ont dépêché non pas un, mais deux porte-avions, accompagnés d’une armada de deux douzaines de bâtiments, de quelque deux cents appareils et d’un corps expéditionnaire supplémentaire de deux mille marines. Il semble bien par ailleurs que la recrudescence des provocations du Hezbollah dans le nord n’a d’autre but que de montrer à sa base qu’il fait quelque chose pour le Hamas. Ni le Parti de Dieu libanais ni son patron iranien n’ont de véritable intérêt à ouvrir un deuxième front contre Israël. Le risque est trop grand. Le Hezbollah a beau être une créature iranienne, c’est aussi la plus importante composante du pouvoir au Liban, un pays déjà au bord du gouffre qui n’a vraiment pas besoin d’une nouvelle guerre dévastatrice contre son puissant voisin du sud. Et, pour Téhéran, le Liban et le Hezbollah sont infiniment plus précieux que la bande de Gaza et le Hamas. Cela dit, les guerres n’adviennent pas forcément parce que les adversaires ont décidé d’en découdre. Il suffit d’une mauvaise lecture des intentions de l’ennemi, d’un engrenage fortuit, d’un accident…

OIR : Les Etats-Unis n'ont a priori pas obtenu grand-chose de leur visite en Israël. Le sommet pour la paix organisé en Egypte avec forces occidentales et arabes s'est soldé par un échec. Quel rôle la France peut-elle vraiment espérer jouer dans ce conflit ?

Elie Barnavi : Je ne suis pas du tout certain que la visite du président Biden et de son secrétaire d’État Blinken se soient soldée par un échec. Nous ne savons pas tout de ce qui s’est dit dans le secret – relatif – du cabinet de guerre (et n’est-il pas extraordinaire que le président des États-Unis et son ministre des Affaires étrangères assistent aux réunions du cabinet de guerre d’un pays étranger, aussi proche allié soit-il ?), mais il est évident que Biden est devenu l’un des décideurs, sinon de la campagne, au moins de ses modalités.

La France et ses partenaires européens peuvent et doivent jouer un rôle de premier plan dans l’après-guerre. La France pourrait mobiliser l’Europe et les pays arabes pour sécuriser le territoire, y assurer la transition politique en remettant en selle l’Autorité palestinienne et organiser la reconstruction. Le tout en concertation avec les États-Unis.

OIR : Que pensez-vous de la solution proposée par Emmanuel Macron que la coalition qui lutte contre l'Etat islamique puisse également être mobilisée pour lutter contre le Hamas ?

Elie Barnavi : Je ne suis pas certain d’avoir bien compris la pensée du président. Lutter contre le Hamas, dont le centre de pouvoir est bien circonscrit, n’est pas la même chose que lutter contre une organisation décentralisée comme l’EI. Militairement, Israël n’a pas besoin d’alliés, et d’ailleurs je ne vois pas qui aurait envie de mettre les pieds dans ce guêpier. En revanche, s’il s’agissait d’une coalition diplomatique destinée à couper le Hamas de ses bases arrière, notamment au Qatar et en Turquie, puis à travailler, comme je l’ai dit, à l’après-guerre, alors oui, mille fois oui.

OIR : Quel peut être l'interlocuteur palestinien d'Israël aujourd'hui ? Mahmoud Abbas n'avait plus le soutien de la population avant l'attaque du Hamas. Ses hésitations ont renforcé les critiques à son égard. Il ne paraît plus avoir de légitimité parmi les Palestiniens et paraît avoir perdu en crédibilité à l'échelle internationale pour participer à toute résolution du conflit.

Elie Barnavi : Tout cela est, hélas, vrai. Il n’en demeure pas moins que, comme je l’ai dit, l’Autorité palestinienne reste le seul représentant légitime et internationalement reconnu du peuple palestinien. On ne choisit pas ses interlocuteurs. Mais la communauté internationale peut lui imposer certaines conditions, ainsi l’organisation dans un délai raisonnable d’élections présidentielles et législatives. Les dernières ont eu lieu voici dix-sept ans !

 

Entretien réalisé le 30 octobre 2023.

Pour citer ce document :
Elie Barnavi (entretien mené par A. Lancien pour l'OIR), "Guerre Israël – Hamas : l’éclairage d’Elie Barnavi". Focus de l'Observatoire international du religieux [en ligne], octobre 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/focus/guerre-israel-hamas-leclairage-deli-barnavi/
Auteur.e.s

Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France et professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’université de Tel Aviv

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