Focus

mai 2022

Les musulmans dans l’armée française – entretien avec Elyamine Settoul (CNAM)

Elyamine Settoul

Alors que le ramadan vient de s'achever, l'Observatoire international du religieux revient sur la présence des musulmans au sein de l'armée française dans un entretien avec Elyamine Settoul, Maître de conférences, Equipe sécurité défense au CNAM.

OIR : L'armée française comprend des musulmans dans ses rangs. Cette présence est-elle ancienne parmi les soldats qui la composent ? Combien sont-ils à s'être engagés dans les rangs de l'armée française? 

Elyamine Settoul (ES): Oui la présence de musulmans est ancienne et émerge de manière massive peu après la conquête de l’Algérie au XIXème siècle. La création de régiments français majoritairement composés d’autochtones musulmans vers 1840 a permis de faciliter l’expansion coloniale sur des territoires nord-africains qui étaient immenses et rudes. Par conséquent ces régiments ont non seulement participé aux deux grands conflits mondiaux mais également à toutes les grandes campagnes de guerre qui ont ponctué le XIXème siècle. Concernant le nombre, nous ne disposons pas de statistiques ethniques ou religieuses pour la période contemporaine, ce type de données étant interdits par le cadre juridique français.  Certaines micro-observations effectuées par des sociologues dans certains régiments ou sur le porte-avions Charles De Gaulle restituent le chiffre de 10 à 15% mais il s’agit d’une collecte de données trop éparses pour pouvoir lui accorder une valeur scientifique de portée générale.

 

OIR : Vous évoquez dans vos travaux une logique de discrimination institutionnalisée à l'égard de ces soldats. Pouvez-vous nous expliquer comment celle-ci se manifeste? D'autres catégories de soldats subissent-elles de telles discriminations?

ES : Les logiques de discrimination institutionnalisée valaient pour la période coloniale dans le sens ou l’avancement des soldats musulmans dans la hiérarchie militaire était souvent plafonné de manière règlementaire. Ils ne pouvaient par exemple accéder au rang d’officier seulement à la veille de leur retraite. De même, les soldes étaient différenciées et contrairement aux autres monothéismes il n’y avait pas d’aumônerie militaire du culte musulman. Cette dernière ayant été créée seulement au début des années 2000. Aujourd’hui des pratiques discriminatoires persistent mais elles n’ont plus ce caractère systémique. Il s’agit davantage de tensions interpersonnelles (insultes, propos racistes…) ou de violences symboliques entre certaines catégories de soldats qui se pensent plus légitimes à incarner le militaire français traditionnel, c’est-à-dire, pour schématiser, un soldat homme blanc catholique hétérosexuel. Les musulmans peuvent être amenés à ressentir ces frontières mais pas seulement. Les femmes, les minorités sexuelles, les minorités visibles peuvent également faire l’objet de cette relégation discursive et symbolique. Il y a de nombreux témoignages qui attestent de cette réalité.

Une autre tendance est la montée en puissance des idées d’extrême-droite. Si les armées sont traditionnellement conservatrices, les récentes études de sociologie électorale traduisent une forte droitisation depuis quelques années. On observe le même phénomène au sein de l’institution police. L’étude de Luc Rouban aux élections régionales de 2015 avait déjà montré que 52 % des militaires avait voté Front National. Un pourcentage qui est monté à 63 % pour les policiers, soit 30 % de plus qu’en 2012. Le phénomène qui touchait principalement les rangs inférieurs tend à s’élever à présent aux catégories intermédiaires, voire même aux officiers. Le discours nationaliste ou de défense patriotique porté par certaines formations politiques entretient des affinités électives évidentes avec les valeurs qui structurent l’ethos militaire (patrie, nation etc..).

Ces tendances idéologiques peuvent impacter la cohésion interne dans le sens où encore une fois elles mettent en périphérie certains segments de la communauté militaire. Mais cette orientation idéologique ne se traduit pas forcément par des tensions. Les militaires s’inscrivant dans cette tendance peuvent être amenés à tenir un discours que l’on retrouve assez fréquemment dans la société civile et qui consiste à dissocier l’individu de la communauté dont il provient. Des propos du genre « oui mais toi ce n’est pas pareil ». Un autre phénomène que l’on observe dans plusieurs pays occidentaux et qui demeure (scientifiquement) inexploré est l’infiltration de l’institution militaire par des individus issus de mouvances d’extrême-droite. En 2020, l’Allemagne a dissous un régiment entier de forces spéciales en raison de sa proximité avec les milieux néo-nazis. D’autres mouvances inspirées par le concept américain de Racial Holy War estiment qu’il faut préparer le futur combat civilisationnel contre les immigrés, les africains, les musulmans...

 

OIR : Pourriez-vous préciser le profil des soldats musulmans et exposer les motifs qui sous-tendent leur engagement? 

ES : Dans ma recherche doctorale j’avais identifié trois logiques d’engagement que l’on pourrait me semble-t-il appliquer de manière plus générale à l’ensemble des militaires. Un premier groupe appelé « les initiés » était constitué de profils de jeunes ayant gravité autour de l’univers militaire par l’intermédiaire de leur milieu familial. Certains comptaient des militaires parmi leurs aïeux (tirailleurs, Harkis…) ou dans les pays d’origine de leurs parents (Maghreb, Afrique subsaharienne…). Ils exprimaient assez fréquemment un fort attrait pour les valeurs qui fondent les spécificités de l’ethos militaire (patriotisme, autorité, sens du sacrifice). Un second type d’engagés, appelés « les stratèges », était composé de jeunes scolairement qualifiés cherchant à échapper à des phénomènes de discriminations ethniques du marché de l’emploi civil, ou qui trouvaient dans le métier des armées une opportunité de valoriser symboliquement leur cursus scolaire/académique. La dernière catégorie, qualifiée d’engagés « en rupture » rassemblait des jeunes marqués par des trajectoires scolaires et familiales difficiles voire chaotiques. Ces derniers percevaient les armées comme une dernière chance d’intégration sociale qui leur permettait parfois de valoriser des ressources spécifiques et de s’extraire d’une spirale d’échec et de mésestime d’eux-mêmes. Parmi les marqueurs sociologiques figuraient des situations de décrochage scolaire assez précoce, une volonté de valorisation de leur capital corporel ou encore un fort attrait pour les jeux vidéo. Les motivations sont donc très disparates mais s’appuient essentiellement sur la volonté de trouver un cadre professionnel à la fois méritocratique et épanouissant. Les armées déploient des systèmes de recrutement qui accueillent des jeunes de tous les profils en termes de qualifications scolaires et de tous les horizons (ultra-marins, milieu rural, jeunes de banlieues..). Peu importe ses origines géographiques, nationales, sociales, le candidat sera évalué de la même manière via une batterie de tests physiques et psychotechniques. Cette dimension égalitaire des processus d’évaluation confère à l’institution une image plutôt positive auprès de ces publics confrontés à des logiques de discrimination sur le marché de l’emploi traditionnel.

 

OIR : ll existe une aumônerie musulmane au sein de l'armée. Se distingue-t-elle des autres aumôneries qui composent les forces françaises ou des aumôneries musulmanes d'autres Etats occidentaux?

ES : L’aumônerie musulmane des armées se distingue essentiellement par son caractère récent puisqu’elle émerge seulement en 2005-2006 alors que, comme je le précisais, la présence musulmane date du milieu du XIXème siècle. Certains dispositifs d’aumônerie ont été élaborés au cours des grands conflits mais toujours de manière provisoire. Aujourd’hui on observe une montée en puissance relativement efficace de son activité. Elle compte une trentaine d’aumôniers ce qui en fait la plus imposante de toutes les armées occidentales. Leur statut est similaire à celui des autres cultes déjà institués depuis la fin du XIXème siècle c’est-à-dire que ce sont des soldats bénéficiant du grade d’officier qui participent à l’ensemble des missions militaires et notamment les OPEX (opérations extérieures). Si l'on devait dégager des particularités je dirais que le recrutement de ces aumôniers demeure marqué par la présence de nombreux primo-arrivants c’est-à-dire qu’à l’instar des grandes organisations censées représenter l’islam de France, l’influence des pays d’origine demeure encore prégnante. Il faudrait explorer plus finement les processus de recrutement interne afin d’objectiver dans quelle mesure le choix des candidats n’est pas orientée par les clivages nationaux que l’on observe classiquement au sein des appareils représentatifs de l’islam de France (opposition entre Algérie Maroc et Tunisie notamment). L’aumônier en chef peut être amené à perpétuer et reproduire ces logiques d’influence.

Un second point qui me semble intéressant est l’instrumentalisation implicite de cette aumônerie dans une logique communicationnelle notamment lors de projections militaires dans des zones majoritairement musulmanes. Le fait d’avoir cette diversité religieuse dans nos rangs constituent une ressource en termes d’image qui peu faciliter et fluidifier les liens avec les populations locales dans certains théâtres opérationnelles. Il s’agit alors en quelque sorte de démonter aux autochtones que nous ne sommes pas dans un conflit inter-civilisationnel puisque nous même comptons dans nos rangs des soldats qui partagent votre foi[1]Voir article https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/la-diversite-religieuse-comme-ressource-operationnelle-un-impense-de-la-sociologie-militaire-fra.html.

 

OIR : Comment les musulmans pratiquent-ils et vivent-ils leur foi au sein de l'armée?

ES : A l’instar du monde civil il y a une diversité des modes du croire musulman. Les degrés de pratique sont hétérogènes. Certains vont observer l’ensemble des prescriptions religieuses (prières quotidiennes), quand d’autres vont se contenter de suivre uniquement les rites alimentaires (non consommation de porc, alcool). Le mois de ramadan est très suivi et ne cristallise pas de difficultés particulières. La reconnaissance officielle de la composante musulmane à travers la création d’une aumônerie a normalisé et facilité cette pratique.  Concrètement, les MESS proposent toujours des repas sans porc et dans certaines configurations des rations halal ou casher. Cela était déjà plus ou moins le cas dans les années 1990 mais le niveau d’organisation est aujourd’hui sans commune mesure. L’intégration religieuse est également renforcée par une culture militaire qui selon plusieurs modalités développe un rapport spécifique au transcendant. D’une part, à travers la prégnance d’une culture catholique intransigeante sédimentée à partir du XIXème siècle et qui continue d’irriguer la sociologie du haut commandement. Dieu est très présent dans le métier des armes, l’académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan l’illustre d’ailleurs assez bien. D’autre part, car de manière systémique les soldats croient tous en la nation c’est-à-dire une entité sacralisée, invisible et transcendante, autant de qualificatifs que l’on prête au divin. Cette double caractéristique institutionnelle que l’on ne retrouve pas dans le reste de la société tend à banaliser et décrisper la relation au fait islamique.

 

OIR : Quel est enfin leur rapport à la laïcité ? Les débats sur le sujet reflètent-ils ceux qui traversent le reste de la société (entre une laïcité intégrationniste et une seconde plus assimilationniste)?

ES : La laïcité militaire est perçue de manière positive car appliquée de manière libérale et pragmatique par des cadres qui sont avant tout soucieux de cohésion interne. Chaque soldat est respecté dans ses croyances et peut pratiquer comme il l’entend tant que cela ne nuit pas à la poursuite des missions de l’institution. Par ailleurs, comme je l’ai souligné avant la culture militaire se caractérise ontologiquement par une certaine verticalité et une forme d’omniprésence de la foi qu’elle se décline à travers les diverses croyances religieuses des soldats (protestantisme, islam, catholicisme..) ou de manière profane dans le patriotisme et la foi en la nation. Ce respect particulier à l’égard des croyances du soldat doit également être mis en lien avec la nature très spécifique du métier militaire. L’article 2 de l’ancien Code d’honneur du soldat de l’armée de terre (modifié en 2020) stipulait « Il accomplit sa mission, avec la volonté de gagner et de vaincre et si nécessaire au péril de sa vie ». A partir du moment où vous exigez d’une personne qu’elle puisse se sacrifier vous devez nécessairement la respecter dans sa religiosité, sa spiritualité ou son athéisme. Cette vision inclusive rejaillit positivement sur le moral des troupes. Contrairement à certaines interprétations que l’on retrouve dans la société civile, la laïcité militaire n’est pas la négation du religieux (voir par exemple les débats sur le port du voile ou de la kippa dans l’espace public) mais la liberté de croire ou de ne pas croire conformément à l’esprit de la loi de Séparation de 1905.

 

Notes

Notes
1 Voir article https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/la-diversite-religieuse-comme-ressource-operationnelle-un-impense-de-la-sociologie-militaire-fra.html
Pour citer ce document :
Elyamine Settoul, "Les musulmans dans l’armée française – entretien avec Elyamine Settoul (CNAM)". Focus de l'Observatoire international du religieux [en ligne], mai 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/focus/les-musulmans-dans-larmee-francaise-entretien-avec-elyamine-settoul-cnam/
Auteur.e.s

Elyamine Settoul, Maître de conférences, Equipe Sécurité Défense, ESD R3C, CNAM

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