Focus

août 2022

Tunisie. La constitution de Kaïs Saïed signifie-t-elle la fin du compromis sur le statut constitutionnel de l’islam ?

Jean-Philippe Bras

Quand le monde musulman s’est constitué en États-nations, se dotant de constitutions, s’est posée d’emblée la question de la traduction constitutionnelle de l’affirmation religieuse de leur identité. Celle-ci devait-elle se limiter à des référents généraux, dans le cadre de préambules, à l’islamité du pays et de la société (islamité faible), ou au contraire devait-elle déterminer les modalités d’une islamisation en profondeur de l’État et du droit (islamité forte) ? Les réponses à ces questionnements ont varié dans l’espace et le temps. De manière sommaire, les États du Proche Orient peuvent être rangés dans la seconde catégorie, et ceux du Maghreb (central) dans la première. Dans les échelles de temporalité, la montée de l’islamisme politique à partir de la fin des années 1970 a induit une islamisation renforcée des États et du droit, qui a eu des traductions constitutionnelles, avec le cas égyptien, par exemple. Quant au moment des « printemps arabes », à partir de 2011, il n’a pas eu les effets de ruptures attendus, de sécularisation des régimes politiques et des systèmes juridiques.

Dans ce tableau, la Tunisie présente un certain nombre de spécificités dans ses choix constitutionnels, qui ont pour effet de rendre malaisé son positionnement dans une typologie, et ont pu nourrir ambiguïtés et illusions, comme celle consistant à ranger ce pays parmi les États laïques, faisant ainsi figure d’exception dans le monde arabe. Car la caractéristique essentielle du dispositif constitutionnel tunisien dans son rapport à l’islam est justement son ambiguïté, une ambiguïté voulue, délibérée, fruit d’un compromis tissé par Habib Bourguiba au moment de l’indépendance, prolongé sous le mandat de Ben Ali, puis reconduit dans des modalités plus perfectionnées après la révolution de 2011 par la constitution de 2014. La teneur du compromis réside dans les termes de l’article 1er de la constitution, qui permet des lectures différentes, sinon contradictoires du texte constitutionnel sur son islamité.

Aussi, la suppression de la référence à l’islam dans l’article 1er de la nouvelle constitution, approuvée par referendum le 25 juillet 2022, et largement écrite par le président Kaïs Saïed, semble marquer la fin de ce compromis, tout du moins dans ses modalités antérieures. Est-elle le signe d’une sécularisation de l’État tunisien et de son droit, ou au contraire de leur islamisation ? La vigueur du débat public sur cette question est à la mesure du poids des incertitudes et des enjeux.

L’article 1er des constitutions de 1959 et 2014, totem du compromis[1]Sur cette première partie, et pour des approfondissements, voir Jean-Philippe Bras « Un État « civil» peut-il être religieux ? Débats tunisiens », Pouvoirs, n° 156, 2016, pp. 55-70..

L’article 1er dans la constitution de 1959

L’article 1er de la constitution de 1959 reproduit presque à l’identique les dispositions de la loi constitutionnelle du 14 avril 1956, portant organisation provisoire des pouvoirs publics, adoptée à l’unanimité et quasiment sans débats par l’assemblée constituante. Or ce texte fondateur positionne la Tunisie de manière singulière dans le monde arabe et musulman, dans un entre-deux entre l’option laïque du kémalisme turc et les diverses formules d’islamisation de l’État et du droit adoptées par les autres pays de la région. Il s’écrit sous la plume de Bourguiba qui ne veut pas se laisser entraîner dans l’alternative islam-laïcité, où souhaitent l’enfermer ses adversaires yousséfistes[2]Les yousséfistes sont les partisans de Salah Ben Youssef, le grand rival de Bourguiba parmi les leaders de la lutte pour l’indépendance, défenseur d’un nationalisme arabe exacerbé coloré … Continue reading. Et la plume de l’ancien avocat qui connaît bien son droit, délivre un texte médian qui, tout à la fois, inscrit l’islam dans les référents identitaires de la Tunisie et laisse ouverte, par un artifice rédactionnel, la porte des interprétations de ce texte, sur la portée de ce référent religieux, ce qui lui permettra tantôt de le mobiliser, tantôt de l’écarter dans son œuvre de modernisation autoritaire du pays.

Le texte est ainsi rédigé : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République ». L’ambiguïté tient à l’adjectif possessif qui s’accorde au nom qu’il précède, « sa religion », ce qui laisse incertaine l’identité du possesseur. S’agit-il de la religion de la Tunisie, ou de celle de l’État tunisien, ou des deux ? En langue arabe, même si les règles grammaticales diffèrent, l’adjectif possessif s’accordant au genre du possesseur, le problème est identique, car l’usage du genre féminin, sa religion dînu, peut renvoyer tout autant à l’État (dawla) qu’à la Tunisie (Tounes) qui sont tous deux de genre féminin. Cette rédaction permet donc deux lectures du texte de l’article 1er. L’une, portée par les partis islamiques, fait de l’islam la religion de la Tunisie et de son État, et en déduit son statut de religion d’État. L’autre, défendue par les partis séculiers, considère que la rédaction de l’article 1er renvoie clairement l’identité religieuse islamique à la nation tunisienne et non à son État. Dans le cas contraire, soulignent les partisans d’une lecture séculière de la constitution, le constituant de 1959 aurait usé du terme dawla islamiyya (État islamique) parfaitement repérable dans la doctrine juridique islamique, - ce que proposaient les zitouniens par la voix de Mohammed Chadly Enneifer[3]L’un des grands oulémas tunisiens, et grand notable tunisois. Membre de la prestigieuse institution religieuse de la Zitouna, il sera élu à l’assemblée constituante en 1956. , - ou ajouté un article spécifique précisant que l’islam est la religion de l’État (dîn al-dawla), comme par exemple l’article 2 de la constitution algérienne.

De manière générale, les références à l’islam dans la constitution de 1959 sont a minima : l’ouverture du préambule par la formule « au nom de Dieu clément et miséricordieux » ; la proclamation de « la volonté du peuple de demeurer fidèle aux enseignements de l’islam » ; la condition de religion islamique du chef de l’État ; la formule « je jure par Dieu Tout Puissant » qui fait l’entame de la prestation de serment du président de la République.  Autres marques de la retenue tunisienne dans la voie de l’islamisation de l’État et du droit, les institutions islamiques ne sont pas constitutionnalisées et, comme en Algérie ou au Maroc, la charia n’est pas mentionnée comme source de la législation.

Ce dispositif restera inchangé jusqu’en 2011[4]Si l’on excepte l’article 8 issu de la révision constitutionnelle de 1997, prohibant les partis s’appuyant « fondamentalement » sur une religion, en vue de barrer l’accès des partis … Continue reading, en dépit des tensions consécutives à la montée de l’islam politique à partir des années 1980, qui se manifesteront notamment dans l’enceinte judiciaire, où avocats et magistrats proches de la mouvance islamique, tenteront de faire prévaloir une lecture de l’article 1er ouvrant la voie à l’application de la charia, notamment dans le domaine du droit de la famille[5]Pour une approche critique de ces décisions de justice à orientation islamique, voir notamment les travaux de Monia Ben Jemia, Kalthoum Mziou, Sana Ben Achour..

La reconduction de l’article 1er par les constituants de 2014 et l’adjonction de la civilité de l’État

L’écriture de la constitution de 2014 intervient dans un contexte bien différent de celui de 1959. La victoire du parti islamique Ennahda à l’élection du 23 octobre 2011, où il emporte la majorité relative, lui permet de former une majorité de coalition avec deux autres partis[6]Le Congrès pour la République de Moncef Marzouki et Ettakatol  de Mustapha Ben Jaâfar., et de se présenter en position de force pour mettre en œuvre son programme d’islamisation de l’État et du droit dans le cadre de la nouvelle assemblée nationale constituante (ANC). L’agenda constitutionnel va donc faire une part importante et par moments centrale à la question du statut constitutionnel de l’islam. Mais le poids du camp séculier à l’ANC, la fragilité de la coalition majoritaire sur la question religieuse, et surtout le temps (très) long du débat constituant (d’octobre 2011 à janvier 2014), avec son cortège de mobilisations populaires et d’évènements qui vont affaiblir l’assise politique du mouvement islamique et son crédit dans la population, amèneront ce dernier à rechercher un compromis avec les autres forces politiques de l’ANC, dont la reconduction de l’article 1er de la constitution de 1959 sera la clé de voûte.

Fort de son succès électoral, le parti Ennahda va exprimer clairement dès le début de l’année 2012, dans le cadre des comités sectoriels de l’ANC, sa volonté d’introduire une double référence à la charia dans le préambule et l’article 1er de la nouvelle constitution. Mais confronté à l’ampleur des manifestations populaires anti-charia du mois de mars 2012, et à un risque de dislocation de la troïka majoritaire sur cette question, le parti opère à un revirement radical de sa position, et renonce à faire figurer de manière explicite la charia dans le texte constitutionnel. Une des manières d’expliquer le renoncement consistera à en minimiser les enjeux. Ennahda peut d’autant plus facilement abandonner la revendication d’une constitutionnalisation de la charia, qu’elle est déjà largement présente dans la législation. « La charia n’a jamais quitté la Tunisie. La loi tunisienne en est en grande partie inspirée, surtout le code civil et le code du statut personnel[7]Rached Ghannouchi, interview au journal Le Monde, 28 octobre 2011. ». Davantage, selon sa lecture de la constitution de 1959, et en particulier de son article 1er, l’État tunisien est un État islamique, et il n’existait donc pas d’obstacle juridique à l’appartenance naturelle de la Tunisie à une famille de droit, celle du monde musulman. Aussi, peut-on comprendre que dès lors que la charia sortait du débat constitutionnel par la porte, elle allait y revenir par la fenêtre, par le maintien de l’article 1er du texte de 1959 et les modalités de l’interprétation qu’il convenait de lui conférer.

Or, les modalités selon lesquelles il faut interpréter l’article 1er, Ennahda va les préciser en étant à l’initiative de l’introduction dans l’avant-projet de constitution d’une disposition relative au caractère constitutionnellement non révisable de « l’islam, religion d’Etat », ce qui équivalait à faire tomber l’ambiguïté rédactionnelle de cet article, et à mettre à bas le compromis sur lequel il repose. Et le parti islamique va tenir ses positions sur cet article jusqu’à la crise de l’été 2013, quand la vacance forcée de l’ANC, l’impopularité croissante du gouvernement à direction nahdaouïa, et la chute du président Morsi en Egypte, changeront la donne politique et le cadre même de la négociation, qui devient l’instance du dialogue national[8]Associant les partis représentés au parlement, l’exécutif et un « quartet » d’organisations nationales (UGTT, UTICA, Ordre des avocats, LTDH)., où le camp séculier a plus d’assise qu’à l’ANC. Mais, comme pour la charia, le parti Ennahda analyse ce retrait comme n’ayant pas de conséquences pratiques essentielles sur son mode d’exercice futur du pouvoir, car l’article 1er suffit à garantir l’islamisation de l’État et du droit, ce qui conforte son statut d’article de compromis.

L’argumentaire d’Ennahda pour justifier ses reculs, - l’article 1er se suffit à lui-même pour ouvrir la voie à une islamisation de l’État et du droit, et la perspective que le parti islamique s’installe au pouvoir dans la durée a conduit le camp séculier (de la gauche aux anciens destouriens) à considérer qu’il fallait mettre en place des garde-fous constitutionnels supplémentaires aux entreprises des nahdaouis, que l’article 1er n’y suffisait plus.

L’usage d’une tierce notion qui subsume le débat sur la relation État-droit-religion, que ne dénoue pas l’article 1er, a contribué à sortir de cette impasse. Notion charnière, notion coopérative, l’ « État civil » (dawla madaniyya) était appropriable par l’ensemble des parties au débat constitutionnel[9]L’État civil est invoqué de manière précoce dans le débat public de la première phase de la révolution tunisienne, au mois d’avril 2011, dès le début des travaux de l’Haute instance de … Continue reading, bien que celles-ci lui aient d’emblée conféré des significations tantôt convergentes, tantôt divergentes. Terme polysémique, son introduction permet l’adhésion commune au texte de la constitution, en fabriquant le consensus sur des modalités analogues à celle de l’article 1er.

La notion d’État civil fait, sans difficulté majeure, l’objet d’une double consécration dans la constitution tunisienne de 2014. Elle figure dans le préambule, -« Œuvrant pour un régime républicain démocratique et participatif dans le cadre d’un État civil et gouverné par le droit…»,- ce qui lui confère une force particulière. Elle est mentionnée dans l’article 2 : « La Tunisie est un État à caractère civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit ». Et l’article 2 figure, comme l’article 1er, parmi les dispositions non-révisables de la constitution.

La notion fonctionne ici comme une série de contre-qualifications de l’État. L’État civil ne peut être ni militaire, ni violent, ni autoritaire, ni religieux. Elle vise donc plusieurs cibles, ce qui permet d’en faire de usages communs ou séparés, et avec des finalités tantôt communes, tantôt différentes.

L’adhésion du parti islamique à l’introduction de la notion d’État civil dans la constitution est d’abord liée au fait que cette notion fait partie de son bagage doctrinal, qu’elle émerge précocement en Égypte dans le contexte de la lutte entre Frères musulmans et pouvoir militaire, dans un scénario qui se rejoue au moment même où s’écrit la constitution tunisienne, en défaveur du parti islamique égyptien. L’instauration de l’État civil vise à conjurer la reproduction de ce scénario en Tunisie et mobilise l’argumentaire démocratique partagé par les autres forces politiques de l’ANC. Mais ce bagage doctrinal concerne également la question de la relation État-religion, dans la mouvance du réformisme musulman, quand Mohamed Abduh (1849-1905) fait usage de la notion pour dégager un espace d’autonomie du politique vis-à-vis des autorités religieuses traditionnelles, en vue d’une modernisation de l’État et de la société, étape incontournable de la Nahda, cette « renaissance » du monde musulman qu’Abduh appelle de ses vœux. Dans l’État civil, le pouvoir est civil. Organiquement, les religieux n’ont pas de légitimité particulière à exercer le pouvoir. Selon Ameur Laârayedh, l’un des dirigeants d’Ennahda, l’État civil est substantiel à l’islam. « Il n’y a pas d’État religieux en islam. Dans toutes les étapes de l’histoire de l’islam, l’État a toujours été un État civil[10]Entretien, La Presse de Tunisie, 7 juillet 2013. ».

Mais le recours à la notion d’État civil, s’il écarte le spectre de l’État religieux, ne signifie nullement pour Ennahda sa laïcisation au sens d’une déconnexion totale entre le religieux, le droit et le politique. C’est là où commence la divergence sémantique sur l’État civil entre le parti Ennahda et ses adversaires politiques. Comme le rappelle la plateforme du IXe congrès du parti islamique (12-16 juillet 2012), il s’agit de « construire un État civil sur les valeurs de l’islam », et s’il n’y a pas d’État religieux en islam, rien n’empêche que l’Islam soit religion d’État, ni que les gouvernants s’inspirent de préceptes religieux.

Les partis séculiers, favorables à une séparation plus ou moins marquée entre État et religion, en tout état de cause plus marquée que celle proposée par les partis islamiques, ont un autre regard sur la portée de la notion d’État civil et vont s’employer à en faire usage à leur avantage. Elle est mobilisable à l’encontre de l’État religieux, mais aussi de l’islam religion d’État, de la charia source de la législation. La civilité de l’État est un butin pour les partis séculiers qui va leur permettre de guerroyer contre Ennahda dans la suite du débat constitutionnel, puis plus tard dans les arènes législatives ou judiciaires contre toute tentative d’islamisation de l’État et du droit[11]Pour un bon exemple de mobilisation de l’article 2 sur la question de la législation du jeun pendant le mois de Ramadan, voir l’entretien avec Sana Ben Achour, "La citoyenneté est une attache … Continue reading. Quand Ennahda va tenter de faire passer en force dans la constitution la mention de « l’islam, religion d’État », le principal argument qui lui est opposé est l’incompatibilité entre une telle disposition et l’article 2 qui a fait consensus et proclame le caractère civil de l’État. Il en va de même pour le statut constitutionnel de la charia. Selon Ali Mezghani[12]Entretien, La Presse de Tunisie, 18 janvier 2014., l’article 2 « renforce l’idée que la charia n’est pas source contraignante de la constitution ». L’argument de l’incompatibilité avec le caractère civil de l’État sera resservi quand Ennahda tentera, en vain, de constitutionnaliser un Haut Conseil Islamique. Mais il n’empêchera pas le maintien de la condition de religion (l’islam) pour candidater à la présidence de la République (art. 74). Dans d’autres cas, c’est par un marchandage des mots, que se règlera la question de la mise en compatibilité de la civilité de l’État et de ses références religieuses : l’État gardien de la religion et protecteur du sacré en échange de la liberté de conscience et de l’interdiction et de la lutte contre les appels au takfir (art. 6) ; le devoir de veille de l’État à la consolidation de l’identité arabo-musulmane et au renforcement de la langue arabe dans l’enseignement public, que l’on contrebalance par « l’ouverture sur les langues étrangères, les civilisations humaines et la diffusion de la culture des droits de l’homme » (art. 39).

La constitution de 2014 instaure une forme de paix institutionnelle armée entre partis islamiques et forces séculières, qui perdurera sous la présidence de Béji Caï Essebsi (2014-2019), principalement en raison de la continuation de l’affaiblissement politique d’Ennahda.

L’abandon de l’article 1er par le texte de 2022 : une rupture en trompe-l’œil

L’élection à une très large majorité de Kaïs Saïed à la présidence de la République le 13 octobre 2019 installe au sommet de l’État un juriste constitutionnaliste, enseignant à la Faculté des sciences juridiques de Tunis. Il se fait élire sur un projet de résolution de la profonde crise politique que connait le pays, par la voie juridique d’un bouleversement de l’ordre institutionnel, impliquant (implicitement) un changement de constitution. Il arrivera à ses fins, en procédant durant l’été 2021 à un véritable blitzkrieg constitutionnel, usant des armes que lui confère la constitution pour neutraliser ses adversaires politiques (à titre principal le parti Ennahda) et les institutions concurrentes (le parlement, le gouvernement, les institutions judiciaires), tout en s’appuyant sur la légitimité du suffrage universel et en s’assurant du soutien des forces de sécurité.

Décrétant l’état d’exception le 25 juillet 2021, prononçant la suspension puis la dissolution[13]Le 30 mars 2022. de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le président Saïed met en place une organisation provisoire des pouvoirs publics[14]Décret présidentiel du 22 septembre 2021. qui a pour effet de lui conférer le contrôle sur l’ensemble des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Il annonce l’établissement d’une nouvelle constitution, dont les grandes orientations seront arrêtées après une consultation électronique de la population entre janvier et mars 2022, La rédaction de l’avant-projet est confiée à une commission technique d’experts constitutionnalistes qui doivent déposer leur rapport auprès du chef de l’État au plus tard le 20 juin. Le texte définitif du projet de nouvelle constitution, après examen par le chef de l’État, est soumis à un referendum populaire dont la date est fixée au 25 juillet.

Les incertitudes du débat constitutionnel

Contrairement à ce qui s’était passé pour la constitution de 2014, le temps du débat public et institutionnel sur le texte de la constitution est ici très bref. De plus, ce débat s’établit sur des bases hypothétiques tant que le texte du projet de constitution soumis au peuple n’est pas connu. Fuites et rumeurs alimentent la polémique. Une autre différence avec le scénario de 2011-2014, est que la question du statut constitutionnel de l’islam n’apparaît plus comme centrale dans le débat. De manière symptomatique, elle n’est pas mentionnée dans le questionnaire adressé aux citoyens dans le cadre de la consultation électronique. Les critiques des opposants aux projets présidentiels se concentrent sur leur pan institutionnel, qui repose sur une architecture de démocratie ascendante fondée sur la souveraineté du peuple. Elle a pour effet de détruire ou d’affaiblir les institutions représentatives et les corps intermédiaires (partis, syndicats, associations…) au profit du seul chef de l’État. Un tel projet met à bas les fondements du constitutionnalisme, la séparation et l’équilibre des pouvoirs, provoquant une onde de choc qui va déterminer les linéaments du débat public.

Une autre explication de cette retenue du débat sur la question du statut constitutionnel de l’islam tient à la figure énigmatique du président Saïed dans son rapport au religieux, ce qui rendait peu déchiffrables ses projets constitutionnels. D’un côté, il déploie un style politique empreint de religiosité, usant de l’arabe classique dans ses discours, les truffant de références au Coran et aux hadiths[15]Traditions du Prophète., invoquant la « grâce de Dieu » à côté de la volonté du peuple dans ses entreprises, se faisant le défenseur d’une moralité publique conservatrice à base religieuse, qui laisse présager une approche peu séculière de la question constitutionnelle. Ennahda, escomptant une certaine porosité dans ce registre religieux, notamment sur les questions de l’égalité dans l’héritage, de la peine de mort, ou de la défense des valeurs de la famille, avait facilité l’élection de Kaïs Saïed, en présentant un candidat au profil contesté au premier tour (Abdelfattah Mourou) et en appelant à voter pour le futur président au second. D’un autre côté, le président va dès le début de son mandat engager un bras de fer avec le parti islamique, le désignant comme son principal adversaire et pointant sa lourde responsabilité dans la crise politique du pays. Ce positionnement va valoir au chef de l’État le ralliement d’une partie des forces politiques à orientation séculière. De plus, parmi les rares indications dont on disposait sur les positions de Kaïs Saïed en la matière, avant son accession à la présidence, figurait celle de son hostilité à l’article 1er de la constitution de 2014, qui semble aller dans le sens du camp séculier. Constatant que le débat sur l’interprétation de l’article 1er relatif  à l’islam, religion de l’État ou de la Tunisie, ne s’est nullement refermé, en dépit de l’adjonction de l’article 2, établissant un État civil, et que la situation est bloquée en raison du caractère non-révisable de ces deux articles, il dénonce les effets néfastes de l’article 1er dont les deux interprétations  constituent un « énorme mensonge ». « Que signifie la Tunisie et que signifie l’État ? Y a-t-il un jour du jugement dernier pour les États ? Est-ce que la Tunisie empruntera la « voie droite » (Sirat) ? C’est comme si on affirmait que la religion de la Faculté des sciences juridiques était l’islam. C’est une personne morale, elle n’a pas de religion[16]Séminaire autour de l’entretien donné par Beji Caïd Essebsi, le 23 septembre 2017, Observatoire de la Révolution tunisienne, tome 8, Tunis, Fondation Temimi, janvier 2022, pp. 18-29. Traduit … Continue reading ». Comme le souligne Sana Ben Achour, l’idée que l’État n’a pas de religion va devenir  un « leitmotiv » du discours présidentiel, sans que cela nous éclaire sur la nature exacte des relations entre l’État tunisien et la religion islamique[17]Sana Ben Achour, « L’arbre qui cache la forêt. De l’islam religion d’État à l’islam communautaire », Nachaz Dissonances, 17 juin 2022, [en ligne] … Continue reading.

La nomination, par le président Saïed, de Sadok Belaïd, ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques de Tunis, à la tête de la commission chargée de rédiger la constitution, semble confirmer la perspective d’une plus grande sécularisation du texte constitutionnel par la suppression de l’article 1er. En effet, Sadok Belaïd[18]Les analyses qui suivent sont tirées d’un texte de Sadok Belaïd, « Quelques propositions pour une souhaitable révision de la constitution », publié par le mensuel Leaders, le 12 septembre … Continue reading, qui a toujours exprimé des positions très hostiles à Ennahda et aux partis religieux en général, rejoint largement les analyses du président sur la constitution de 2014. L’article 1er constitue selon lui un « faux compromis…(mettant) une apparence de trêve entre islamistes et anti-islamistes … qui n’est qu’une accalmie de façade, un armistice de circonstance : en réalité, la constitution déborde de dispositions islamistes, explicitement ou implicitement exprimées », la prédominance d’Ennahda dans la constituante puis à l’ARP faisant le reste… Et l’introduction d’un article 2 relatif à l’État civil, « subtile initiative des modernistes laïques » visant à contrebalancer les effets de l’article 1er, n’y change rien. « On ne peut se prévaloir du nouvel article 2 sans se voir opposer l’article 1er dans son interprétation islamiste. Inversement, on ne peut se prévaloir de la référence islamiste  de l’article 1er sans se voir opposer le caractère civil de l’État contenu dans l’article 2. En d’autres termes, les articles 1er et 2 représentent le prototype même de l’antilogie juridique, c’est-à-dire de l’incurable rupture de la cohérence du système de droit ».

Aussi, selon Sadok Belaïd, « le seul remède sera de faire courageusement le choix entre les deux : État islamiste ou État laïque. Lorsque le choix aura été fait en toute sérénité, il faudra faire le nettoyage de l’ensemble du texte de la constitution, dans un sens ou dans l’autre ». Et la voie proposée par le doyen Belaïd est résolument laïque, en proposant une nouvelle rédaction de l’article 1er, en faisant disparaître la référence à l’islam comme religion de l’État ou du pays, et en y incorporant les dispositions de l’article 2 en vigueur autour de la notion d’État civil.

Le texte de l’article 1er (nouveau) s’énoncerait ainsi :

« La Tunisie est une nation libre, indépendante et souveraine.

La Tunisie est une république civile, fondée sur la dignité de la personne humaine, la liberté et l’égalité des citoyens, et sur la justice, la solidarité sociale et le respect de l’État de droit.

Les éléments constitutifs du patrimoine culturel national seront définis par une loi organique ».

Pourtant, si l’on y regarde de plus près, la convergence de vues entre Kaïs Saïed et Sadok Belaïd était toute relative, car le premier avait exprimé lors du séminaire précité une hostilité toute aussi franche à l’article 2, et à la notion d’État civil, qu’à l’article 1er. Selon le futur président de la République, « l’État civil est également un énorme mensonge. Ouvrez un dictionnaire français à État civil, c’est l’État civil[19]hala madaniyya et non daoula madaniyya.. Il existe un droit civil, une protection civile, une société civile. Mais que signifie donc un État civil ? Ce concept n’existe pas dans le droit occidental. Il existe un gouvernement civil et régime civil comme contraire au régime militaire. L’État civil est une aliénation. Tous les jours nous entendons parler d’un État civil qui s’appuie sur la citoyenneté et que sa religion est l’islam ».

La publication du projet de texte constitutionnel soumis à referendum, a mis à jour une divergence de vues bien plus importante encore entre les deux hommes, sur la question du statut constitutionnel de l’islam comme sur bien d’autres. Le texte de l’avant-projet rédigé par la commission est profondément remanié par le chef de l’État, à un point tel que Sadok Belaïd indique que la commission dégage totalement sa responsabilité du projet objet du referendum.

L’article 5 : umma islamiyya et maqasid al-islam.

Certes l’article 1er dans sa formulation antérieure, faisant référence à une religion de l’État ou du pays disparait. Il se résume dorénavant à la formule : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ». Par ailleurs, la liberté de croyance et la liberté de conscience continuent d’être garanties par l’État (art. 27). Mais l’islamité de la constitution est reconduite dans ses autres dispositions de 2014 : la réaffirmation de l’identité arabo-islamique de la Tunisie dans le préambule ; la condition de religion musulmane pour le chef de l’État (art. 88) ; la référence à « Dieu Tout-Puissant », dans le serment que prêtent le chef de l’État, les membres du gouvernement et les parlementaires ; l’indication de « l’enracinement de l’identité arabo-islamique » dans l’article 45 relatif au droit à l’éducation.

Davantage, cette islamité du texte constitutionnel va paraître singulièrement renforcée, sous des modalités nouvelles, par un article 5 écrit de la main présidentielle, sur lequel va se concentrer le feu des critiques. Selon les termes de cet article, dans sa version originelle, « la Tunisie fait partie de la communauté islamique (umma islamiyya), et seul l’État doit œuvrer pour atteindre les finalités (maqasid)[20]Traduit également par « buts » ou « objectifs ». de l’islam pur, en préservant la vie, l’honneur, l’argent, la religion, la liberté ». Le texte sera rectifié par un décret présidentiel du 8 juillet 2022[21]Décret présidentiel n° 607 du 8 juillet 2022, relatif à la correction des erreurs qui se sont infiltrées dans le projet de constitution. qui introduit la mention « dans le cadre d’un État démocratique » entre « l’État doit œuvrer » et « pour attendre les finalités ».

Enfin, conformément aux vues présidentielles, et contrairement à ce qui était prévu dans l’avant-projet, la notion d’État civil, acquise de haute lutte par le camp séculier en 2014, disparaît du texte constitutionnel. Comme le souligne Mahdi Elleuch[22]Mahdi Elleuch, « Le président amende sa constitution : futilités et poudre aux yeux », al Moufakkira al Qanouniyya (Legal Agenda), 11 juillet 2022., est ainsi démantelé le dispositif qui permettait, par sa connotation laïque, de neutraliser toute interprétation religieuse possible des dispositions de la constitution. Dans le même sens, pour Slim Laghmani la disparition de la mention de l’État civil signifie la fin des garanties de la primauté du peuple et du droit[23]Journée de l’Association tunisienne de droit constitutionnel, 8 juillet 2022..

Sadok Belaïd, dans un entretien accordé au journal Le Monde du 3 juillet 2022, s’empresse de dénoncer les nouvelles dispositions du projet constitutionnel relatives à l’islam, et relève ses « très grandes différences » avec l’avant-projet dont il était le porteur. Il s’inquiète d’une « possible reconstruction (au travers de l’article 5) du pouvoir des religieux[24]Pour une fois à l’unisson avec son collègue, Yadh Ben Achour dénonce cette constitution « à l’eau de rose » qui « consacre l’islam politique ». Entretien à la radio Ifm, du 2 juillet … Continue reading et d’un retour aux âges obscurs de la civilisation islamique ». Car, si l’État a été dégagé de son identité islamique par la suppression de l’ancien article 1er, il est ramené à cette identité par l’appartenance de la Tunisie à la umma islamiyya, qui lui confère un ensemble d’obligations de nature religieuse, dont celles relatives aux maqasid. Par ailleurs, en transférant l’identité islamique de la Tunisie, de l’État à la communauté des croyants, le président de la République mobilise « une notion très ancienne, qui n’a pas de sens culturel dans le monde actuel, musulman ou autre, (et encoure) le risque d’un retour à l’extrémisme religieux présenté sous une autre forme, celle de la communauté réunie, sur un pilier unique, l’islam ». Pour Sana Ben Achour[25]Op. cit., la suppression de l’article 1er est donc « l’arbre qui cache la forêt », « un leurre, un rempart factice contre l’islam politico-juridique, un simple appât pour rallier une opinion publique sécularisée ». Outre qu’elle ne garantit nullement contre une islamisation de l’action de l’Etat, la constitution islamise le politique, renvoyant au registre du califat, qui fait de la communauté des musulmans « la clé de voute de tout l’édifice politique », ce qui n’est pas sans congruence avec le style politique du chef de l’État, à base de moralité islamique, et sa conception de l’exercice du pouvoir, personnifiant dans l’institution présidentielle la souveraineté du peuple… et la communauté des musulmans.

La référence de l’article 5 aux finalités de l’islam fait l’objet de critiques, tout aussi nourries, bien qu’elle ne soit pas à proprement parler une innovation. La constitution de 2014 mentionnait déjà les maqasid dans son préambule : « exprimant l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam et à ses finalités, caractérisées par l’ouverture et la modération ». Cependant, leur nouveau positionnement, au cœur du texte constitutionnel, et leur nouveau mode d’énonciation, en modifient singulièrement la portée. « Seul l’État doit œuvrer pour atteindre les finalités de l’islam pur, en préservant la vie, l’honneur, l’argent, la religion, la liberté ».

En premier lieu, la réalisation des finalités de l’islam « pur » devient un devoir pour l’État, une source d’obligations, et ne relève plus du simple constat d’un « attachement du peuple ». D’où la critique des opposants au projet : l’État devient, en droit, islamique, même si l’islam n’est plus religion d’Etat. D’où également la disparition des dispositions de l’article 6 de la constitution de 2014, qui faisaient de l’État le gardien de la religion et le protecteur du sacré, qui deviennent ici superfétatoires[26]Il faut noter que du même coup disparaissent les dispositions de l’article 6 relatives à la neutralité des mosquées et des lieux de cultes, et à la protection contre les accusations … Continue reading. Et ce devoir d’État de réaliser les finalités de l’islam, est également constitutif d’un monopole. Lui seul, au travers de son action a une légitimité à réaliser ces finalités, ce qui écarte la possibilité d’émergence d’un pouvoir religieux autonome et concurrent, et peut viser notamment les partis politiques à orientation religieuse.

En second lieu, l’article 5 donne une substance aux finalités de l’islam, les rapportant à la vie, l’honneur, l’argent, la religion et à la liberté, alors que le texte de 2014 les renvoyait aux notions très générales d’ouverture et de modération. Par cette définition substantive, le texte de Kaïs Saïed arrime les finalités de l’islam au travail doctrinal des docteurs de la loi, des fuqaha, qui ont fait émerger cette notion à partir du Xe siècle, sous l’appellation maqasid ach charia[27]Cette appellation marque bien que les maqasid naissent au cœur de la doctrine juridique. L’usage par les constituants tunisien du terme maqasid al islam, lui aussi répandu, mais à connotation … Continue reading, notamment al Shashi et al Ghazali, ce dernier développant une conception utilitariste du droit, couplant maslaha (utilité, intérêt public, bien recherché) et maqasid[28]La maslaha est « la conservation des buts de la Loi en ce qui concerne les hommes. La loi entend préserver cinq valeurs fondamentales : la religion, la personne, la raison, la famille, les biens. … Continue reading, qui sera conceptualisée par Shatibi à Grenade au XIVe siècle dans son ouvrage Al-Muwafaqat (Les convergences). En identifiant des finalités de la charia, il devenait possible de remédier aux silences et aux contradictions du corpus charaïque, aux divergences d’opinions, mais aussi de prendre une distance avec les approches littéralistes du droit, ou encore de mettre en cause l’immobilité (supposée) du fiqh musulman. De telles opportunités ne pouvaient laisser indifférents les réformistes musulmans à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle (notamment Mohamed Abduh, Rashid Ridha), dans la lignée desquels aime à s’inscrire le président Saïed, qui firent un large usage des maqasid, dans leur entreprise de modernisation du droit et de l’État. L’un des auteurs les plus représentatifs de ce courant est le cheikh tunisien Mohamed Tahar Ben Achour, auteur en 1946 d’un ouvrage sur « Les buts de la loi islamique »[29]Disponible en version française aux éditions Al-Burâq, 2017. Le titre du texte original en arabe est « maqasid al-charia al-islamiyya »., qui approche les maqasid sous la forme d’une réponse religieuse à la crise de la modernité, où l’État a ses devoirs. Car la modernité, en libérant l’individu l’expose à la corruption, notamment dans ses activités économiques. La communauté islamique, notion centrale dans la doctrine de Ben Achour, exerce une autorité morale sur ses membres, et protège la société de la corruption. On trouve donc ici quelques-uns des linéaments de l’action politique du chef de l’État.

La déclinaison des finalités de l’islam par la constitution[30]Dans une version modernisée, la liberté remplaçant la raison (aql), et l’honneur (ou la dignité qui a été l’un des slogans de la révolution), se substituant à la famille ou la descendance … Continue reading, - la vie (nafs), l’honneur (a’rdh), l’argent (mehl), la religion (dîn), la liberté (houriyya), - soulève l’interrogation sur la portée d’une telle disposition. Elle ne saurait être purement déclarative. Dans le cas contraire, elle se situerait plutôt dans le préambule. Elle peut être comprise comme l’énoncé de grands principes qui ne dépareraient pas dans une constitution séculière, sinon qu’ils sont rattachés ici à un fondement religieux. Mais les approches critiques du texte constitutionnel mettent l’accent sur les risques d’une dérive islamique dans l’usage des maqasid. Selon Salsabil Kibli[31]Professeur à la Faculté des sciences juridiques de Tunis., le texte de l’article 5 sape le compromis réalisé en 2014. « Il constitue une porte ouverte à l’introduction  de la charia comme fondement du gouvernement et par là même comme source de la législation, car qu’est-ce donc que réaliser les objectifs de l’Islam sinon soumettre les affaires de l’Etat et de la société à une condition d’islamité[32]Leaders, 2 juillet 2022. ». Wahid Ferchichi développe une analyse similaire. La référence aux maqasid « peut conduire, comme dans de nombreux pays, à faire de l’islam l’une des composantes du gouvernement et de la législation… et ouvre la possibilité pour ses dirigeants de s’appuyer sur ses finalités pour exercer un pouvoir absolu dans tous les domaines du système de gouvernement aux relations hommes-femmes, aux libertés individuelles[33]al Moufakkira al Qanouniyya, 11 juillet 2022. ».

Quant à l’ajout de la mention « dans le cadre d’un régime démocratique » par le décret présidentiel du 8 juillet 2022, visant à rassurer l’opinion sur la portée de l’article 5 après les protestations qu’il a suscité, elle serait inopérante.«  La version du 8 juillet a ajouté  le terme "sous un régime démocratique" et l'idéal est de dire "un Etat  démocratique" ou "une société démocratique" car le régime démocratique est celui qui permet d'instaurer des institutions issues des élections et il est capable de fixer les orientations religieuses ou pas[34]Salsabil Klibi, « La deuxième version de la constitution est aussi dangereuse que la première », Réalités on line, 14 juillet 2022. ».

L’article 5 constituerait donc une nouvelle fenêtre d’entrée de la charia dans la législation, la réglementation et la jurisprudence, en lieu et place de l’ancien article 1er. Il serait le véhicule, au travers des finalités de l’islam, d’un processus permettant d’imposer au cœur du droit positif des règles substantielles de la charia. Bien sûr, la constitution , en vigueur depuis son adoption le 25 juillet 2022 par une très large majorité des votants[35]94,6% des votants pour le oui, mais avec une très faible participation des électeurs, n’excédant pas 30,5%., sera ce qu’en feront ses principaux interprètes institutionnels, les juridictions et la cour constitutionnelle, le parlement et le chef de l’État. Mais la configuration actuelle de l’État avec un président de la République revendiquant l’islamité de son action, contrôlant les nominations à la cour constitutionnelle, et des professions judiciaires (magistrats et avocats) où la mouvance islamique est toujours bien présente, peut laisser penser que les craintes évoquées plus haut par les opposants à une islamisation de l'État et du droit ne sont pas vaines.

Notes

Notes
1 Sur cette première partie, et pour des approfondissements, voir Jean-Philippe Bras « Un État « civil» peut-il être religieux ? Débats tunisiens », Pouvoirs, n° 156, 2016, pp. 55-70.
2 Les yousséfistes sont les partisans de Salah Ben Youssef, le grand rival de Bourguiba parmi les leaders de la lutte pour l’indépendance, défenseur d’un nationalisme arabe exacerbé coloré d’islamisme. Sur l’historique de l’écriture de l’article 1er et son recueil consensuel par les forces politiques après la révolution, voir Samy Ghorbal, Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète, Tunis, Cérès Éditions, 2012
3 L’un des grands oulémas tunisiens, et grand notable tunisois. Membre de la prestigieuse institution religieuse de la Zitouna, il sera élu à l’assemblée constituante en 1956.
4 Si l’on excepte l’article 8 issu de la révision constitutionnelle de 1997, prohibant les partis s’appuyant « fondamentalement » sur une religion, en vue de barrer l’accès des partis islamiques à la compétition politique.
5 Pour une approche critique de ces décisions de justice à orientation islamique, voir notamment les travaux de Monia Ben Jemia, Kalthoum Mziou, Sana Ben Achour.
6 Le Congrès pour la République de Moncef Marzouki et Ettakatol  de Mustapha Ben Jaâfar.
7 Rached Ghannouchi, interview au journal Le Monde, 28 octobre 2011.
8 Associant les partis représentés au parlement, l’exécutif et un « quartet » d’organisations nationales (UGTT, UTICA, Ordre des avocats, LTDH).
9 L’État civil est invoqué de manière précoce dans le débat public de la première phase de la révolution tunisienne, au mois d’avril 2011, dès le début des travaux de l’Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution(HIROR), qui est chargée d’organiser les élections à l’ANC .
10 Entretien, La Presse de Tunisie, 7 juillet 2013.
11 Pour un bon exemple de mobilisation de l’article 2 sur la question de la législation du jeun pendant le mois de Ramadan, voir l’entretien avec Sana Ben Achour, "La citoyenneté est une attache civique", La Presse de Tunisie, 27 juin 2015. 
12 Entretien, La Presse de Tunisie, 18 janvier 2014.
13 Le 30 mars 2022.
14 Décret présidentiel du 22 septembre 2021.
15 Traditions du Prophète.
16 Séminaire autour de l’entretien donné par Beji Caïd Essebsi, le 23 septembre 2017, Observatoire de la Révolution tunisienne, tome 8, Tunis, Fondation Temimi, janvier 2022, pp. 18-29. Traduit par Eric Gobe, que je remercie de m’avoir communiqué ce document.
17 Sana Ben Achour, « L’arbre qui cache la forêt. De l’islam religion d’État à l’islam communautaire », Nachaz Dissonances, 17 juin 2022, [en ligne] https://nachaz.org/larbre-qui-cache-la-foret/
18 Les analyses qui suivent sont tirées d’un texte de Sadok Belaïd, « Quelques propositions pour une souhaitable révision de la constitution », publié par le mensuel Leaders, le 12 septembre 2020.
19 hala madaniyya et non daoula madaniyya.
20 Traduit également par « buts » ou « objectifs ».
21 Décret présidentiel n° 607 du 8 juillet 2022, relatif à la correction des erreurs qui se sont infiltrées dans le projet de constitution.
22 Mahdi Elleuch, « Le président amende sa constitution : futilités et poudre aux yeux », al Moufakkira al Qanouniyya (Legal Agenda), 11 juillet 2022.
23 Journée de l’Association tunisienne de droit constitutionnel, 8 juillet 2022.
24 Pour une fois à l’unisson avec son collègue, Yadh Ben Achour dénonce cette constitution « à l’eau de rose » qui « consacre l’islam politique ». Entretien à la radio Ifm, du 2 juillet 2022. La Faculté des sciences juridiques de Tunis est un véritable foyer d’opposition aux orientations constitutionnelles du Président, dont il est pourtant l’un des membres. Lors d’une journée de l’Association tunisienne de droit constitutionnel, organisée le 8 juillet 2022 autour du texte de projet de constitution, Slim Laghmani constate que l’article 5 établit un État religieux, alors que les constitutions précédentes instauraient une religion d’État.
25 Op. cit.
26 Il faut noter que du même coup disparaissent les dispositions de l’article 6 relatives à la neutralité des mosquées et des lieux de cultes, et à la protection contre les accusations d’apostasie.
27 Cette appellation marque bien que les maqasid naissent au cœur de la doctrine juridique. L’usage par les constituants tunisien du terme maqasid al islam, lui aussi répandu, mais à connotation plus théologique, n’est probablement pas insignifiant. Il évite d’introduire le terme charia, à la portée explosive comme on l’a vu, dans le texte constitutionnel. Hatem M’rad note que les « maqasid al islam sont très vraisemblablement des maqasid ach charia déguisés, tentant d’amalgamer la modernité de l’âge numérique avec un obscurantisme moyenâgeux » (M’rad (Hatem), « Tunisie. Les véritables « maqasid » de la constitution : la liberté, pas l’adoration de Dieu », Le Courrier de l’Atlas, 11 juillet 2022).
28 La maslaha est « la conservation des buts de la Loi en ce qui concerne les hommes. La loi entend préserver cinq valeurs fondamentales : la religion, la personne, la raison, la famille, les biens. On appelle donc maslaha tout ce qui permet à l’homme d’acquérir un avantage et d’écarter un dommage ». Voir Henri Laoust, «La politique de Gazali, Paris, Paul Gheutner, 1970, p. 167. 
29 Disponible en version française aux éditions Al-Burâq, 2017. Le titre du texte original en arabe est « maqasid al-charia al-islamiyya ».
30 Dans une version modernisée, la liberté remplaçant la raison (aql), et l’honneur (ou la dignité qui a été l’un des slogans de la révolution), se substituant à la famille ou la descendance (nasl).
31 Professeur à la Faculté des sciences juridiques de Tunis.
32 Leaders, 2 juillet 2022.
33 al Moufakkira al Qanouniyya, 11 juillet 2022.
34 Salsabil Klibi, « La deuxième version de la constitution est aussi dangereuse que la première », Réalités on line, 14 juillet 2022.
35 94,6% des votants pour le oui, mais avec une très faible participation des électeurs, n’excédant pas 30,5%.
Pour citer ce document :
Jean-Philippe Bras, "Tunisie. La constitution de Kaïs Saïed signifie-t-elle la fin du compromis sur le statut constitutionnel de l’islam ?". Focus de l'Observatoire international du religieux [en ligne], août 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/focus/tunisie-la-constitution-de-kais-saied-signifie-t-elle-la-fin-du-compromis-sur-le-statut-constitutionnel-de-lislam/
Auteur.e.s

Jean-Philippe Bras, Professeur émérite à l’université Rouen-Normandie

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