Note N°09

décembre 2021

La laïcité “à la malienne” à la croisée de deux projets républicains : pluraliste ou islamique ?

Gilles Holder

La laïcité, objet fétiche autant que fétichisé, est devenue un enjeu politique majeur au Mali, comme ailleurs dans la sous-région. Elle apparaît comme une sorte de mot de passe qui anime les rapports de force entre la classe politique et les organisations religieuses. Mais elle questionne aussi, en profondeur, les mutations en cours des États francophones au Sahel, confrontés à une crise qui ne peut en rester à des euphémismes tels que « multidimensionnelle », dès lors qu’il s’agit de la raison morale des nations qui constituent historiquement ces États.

Mais qu’entend-on exactement par laïcité, un terme éminemment francophone que n’exonère pas sa réinscription turque avec la notion de Laiklik ? La littérature spécialisée – surtout anglophone – considère comme laïques, les pays qui n’ont pas de religion d’État et s’imposent juridiquement une séparation du domaine qui relève du civil de celui du religieux. Selon le Pew Research Center[1]Pew Research Center, 2017, « Many Countries Favor Specific Religions, Officially or Unofficially ». [En ligne, consulté le 12/11/2021. [En ligne] … Continue reading, seuls 43 pays sur 199 disposeraient d’une religion d’État, les 156 autres offrant une marge de manœuvre assez large entre ceux qui ont une préférence pour une religion sans être pour autant religion d’État (20%), ceux qui appliquent la laïcité en n’ayant ni religion d’État, ni préférence pour une religion (53%), et ceux qui sont littéralement hostiles aux institutions religieuses (5%).

Dans cette présentation générique, c’est donc la notion de « séparation » qui est opérationnelle pour définir le rapport entre État et religion, pour autant qu’elle s’inscrit dans un dispositif législatif. La séparation oblige l’État à l’impartialité et à la neutralité à l’égard des confessions, des cultes et des croyances, tout comme elle l’oblige à garantir la liberté religieuse, y compris évidemment celle de ne pas croire. Quant à la laïcité, elle échappe par définition à toute emprise juridique, car elle relève d’une certaine philosophie du vivre ensemble située dans le temps et l’espace – Les Lumières et la Révolution des XVIIe-XVIIIe siècles d’une part, l’Europe capitaliste des XIXe-XXe siècles d’autre part, mais aussi dans une langue, le français, dont l’hégémonie aura essentiellement été coloniale.

En proposant cette lecture minimale de la laïcité, il ne s’agit pas d’en relativiser le champ, mais de le dépassionner – ou le défétichiser, en soulignant sa dimension allusive, ce qui du reste n’est pas le moindre des attraits de la laïcité qui permet à chacun, et pour de multiples raisons, d’en appeler à elle. De ce point de vue, qu’en est-il de la laïcité au Mali, qui est inscrite dans la constitution depuis la 1ère République, proclamée le 22 septembre 1960, et qui provient idéologiquement à la fois de l’héritage colonial français et du socialisme soviétique ?

1960-1992 : une laïcité d’État discrète, mais constitutive de la République malienne

En vigueur de façon permanente depuis l’indépendance du pays il y a soixante ans, la laïcité n’a pourtant guère été définie, ni discutée sur la base d’un consensus du peuple malien avant les années 2000. Elle est de surcroît peu mentionnée dans les constitutions successives de 1960, 1974 et 1992, pas plus qu’elle ne l’est dans les actes fondamentaux issus des coups d’État militaires de 1968, 1991, 2912 et 2020.

Dans la constitution du 22 septembre 1960, le mot laïcité n’est mentionné qu’une fois, à l’article 1 : « La République est indivisible, démocratique, laïque et sociale ». Certes, la constitution de la 1ère République est brève : 6 pages publiées dans le journal officiel, qui comprend 12 titres et 52 articles. Mais l’économie du mot est a priori surprenante, car on se serait attendu à ce que le régime socialiste de l’US-RDA, qui a porté l’indépendance nationale, brandisse haut et fort la laïcité, en la rappelant à travers divers articles et dispositions. Or ce n’est pas le cas, pas plus qu’on ne trouve la notion de « séparation » dans ce texte de 1960. Cela étant, c’est bien sûr une mention historique et définitive, que les deux constitutions suivantes reprendront comme un acquis définissant la nature de la République. Ainsi, la constitution de la IIe République mentionne la laïcité deux fois, tandis que celle de la IIIe la cite cinq fois, bien qu’il n’y ait toujours aucune mention du mot « séparation ». Mais la laïcité n’est pas le seul énoncé éthique de la République. Si elle est toujours mentionnée à l’article 1 depuis 1960, c’est pour autant qu’elle est liée au caractère dit démocratique et social de la République, deux notions qui viennent sinon expliciter la laïcité, du moins la situer comme élément constitutif de la nature du régime. Il y a là, véritablement, une intention des constituants sans cesse réaffirmée, selon laquelle il ne peut y avoir ni démocratie, ni dimension sociale de la République, sans laïcité, et vice-versa.

On peut évidemment ironiser sur la pratique laïque de l’État, lorsqu’un candidat à la présidence de la République tend le doigt en l’air pour indiquer qu’une élection céleste a déjà eu lieu, ou lorsque tout discours public commence pas « Bismillâh ». Et sans doute qu’il en va de même sur le caractère démocratique et social de la République, rhétorique obligée du point de vue de la communauté internationale, quand bien même les putschs militaires se succèdent et que la démocratie demeure un objet flou pour la plupart des Maliens. Mais ce qu’il faut retenir en dépit des balbutiements de l’état de droit, c’est que la laïcité est pensée comme un des principes fondateurs des constitutions qui se sont succédées depuis 1960, et que si elle disparaissait, cela signifierait une rupture avec toute l’histoire républicaine du Mali. C’est en tout cas ce qu’exprime de façon claire l’ultime constitution, celle de 1992 toujours en vigueur, qui stipule en son article 118 : « La forme républicaine et la laïcité de l’État ainsi que le multipartisme ne peuvent faire l’objet de révision ».

Le caractère indéfectible de la laïcité de l’État posé dans la constitution de 1992 rend compte de l’atmosphère qui prévalait alors au sein de la Conférence nationale souveraine. Au lendemain de ce que l’on appelle au Mali « la Révolution démocratique », les organisations religieuses étaient parties prenantes du mouvement démocratique, qu’il s’agisse des associations musulmanes qui s’étaient affranchies du monopole de l’Association Malienne pour l’Unité et le Progrès de l’Islam (AMUPI) créée sur financement de l’Arabie Saoudite, ou de la Conférence des Évêques qui avait cherché à convaincre, en vain, le président Moussa Traoré d’ouvrir son régime au multipartisme. Considérant leur lutte contre l’AMUPI comme une résistance à la dictature au même titre que la lutte politique clandestine qui avait fait chuter le régime, les musulmans réclament alors le droit à la liberté, non pas seulement de se constituer en associations, mais aussi en partis politiques le cas échéant.

Pour la plupart des constituants de l’époque, cette revendication n’était pas acceptable et considérée comme une rupture avec l’énoncé républicain. Les putschistes du Comité de Transition pour le Salut du Peuple (CTSP) et les membres de la Conférence nationale étaient suffisamment légitimes pour s’opposer aux revendications des organisations religieuses emmenées par de jeunes salafistes et non seulement inscrire la laïcité dans la nouvelle constitution, mais en imposer aussi le caractère non révisable. En 1991-1992, la laïcité ne se discutait pas encore et restait un outil idéologique entre les mains de l’État. Le rapport de force entre les organisations musulmanes et le pouvoir politique était largement en faveur de ce dernier, qui utilisait la laïcité comme principe fondateur pour contrer les velléités politiques des organisations musulmanes.

Quinze ans plus tard, la révolution démocratique ayant fait long feu – les Maliens parlent désormais de nyègocratie, littéralement « la démocratie des égoïstes », ce rapport s’inverse, et les organisations musulmanes vont à leur tour requérir la laïcité pour, cette fois-ci, mettre l’État à distance vis-à-vis des affaires religieuses.

La désillusion démocratique des années 2000 : la laïcité contre l’État

Alors qu’en France on reparle de « laïcité ouverte », notamment avec la parution en 2004, au Seuil, de l’ouvrage de Jean Baubérot : Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, au Mali, c’est Tariq Ramadan qui donne une conférence à Bamako en 2006, dans le cadre du CIMEF, le Colloque international des musulmans de l’espace francophone[2]Voir ici la page de Tariq Ramadan : « l’Afrique, au cœur », postée en 2006. [En ligne] https://tariqramadan.com/arabic/2006/09/11/lafrique-au-cur/, une structure récurrente et itinérante où les organisations musulmanes d’Afrique francophone débattent tour à tour de la démocratie, du post-colonialisme, de la sécurité, de la paix.

Invité par un collectif d’associations islamiques maliennes[3]Il s’agit du Cercle de Réflexion et de Formation Islamique au Mali (CERFIM), de la Ligue Islamique des Élèves et Étudiants du Mali (LIEEMA), de l’Association Malienne des Jeunes Musulmans … Continue reading,Tariq Ramadan présente une conférence sur la laïcité, sur laquelle il s’est déjà largement penché[4]Voir, entre autres, son ouvrage : Les musulmans dans la laïcité, Responsabilités et droits des Musulmans dans les sociétés occidentales, Éd. Tawhid, 1994 [2e éd. Sept. 1998]., qui s’intitule « Rapport Islam/Laïcité ». Sa rhétorique, qui revêt autant une forme académique que celle d’une prédication, s’articule autour de deux axes principaux, rapportés quasi in-extenso dans le journal malien Le Républicain, l’un des plus sérieux du pays  : 1/ « Le musulman qui vit dans un État de laïcité ne doit pas rejeter systématiquement les exigences du système. Il doit faire la part des choses en prenant pour son compte ce qu’il y a de positif et en repoussant ce qui pourrait être en porte-à-faux avec sa foi musulmane […]. La laïcité […] veut dire non pas disparition de la religion, mais plutôt l’impossibilité pour l’État de s’immiscer désormais dans la gestion de questions relevant du religieux. Il (l’État) se doit aussi en vertu du même concept, de se garder désormais à équidistance entre les différentes confessions religieuses pour lesquelles il doit juste rester un interlocuteur. » ; 2/ « Sans le savoir vous jouez le rôle de véhicules transportant dans nos pays le concept de laïcité tel qu’appliquée en France et ailleurs en Europe. Nos États n’ont nullement besoin d’une telle Laïcité colportée et qui ne prend nullement en compte nos réalités culturelles, sociales et psychologiques. […] Le vrai fond du problème […], c’est qu’en France, a émergé une élite qui utilise désormais la laïcité comme un instrument idéologique[5]Propos résumés par Oumar Diamoye : « Rapport Islam/Laïcité. Les outils de Tariq Ramadan », Le Républicain du 22 août 2006. [En ligne] … Continue reading ».

Cette lecture de la laïcité, moins musulmane que décoloniale, est d’une efficacité redoutable. D’un côté, elle déplace le rapport habituel entre les organisations musulmanes et l’État, et de l’autre, elle dénonce une élite française idéologisée, pour ne pas dire fanatisée, autour de la laïcité qui apparaît comme une forme de néocolonialisme. Cette rhétorique servira de canevas à l’interpellation que les organisations musulmanes maliennes effectueront vis-à-vis de l’État et de la société à partir de 2009, non sans être passée au préalable par des mots d’ordre plus concrets susceptibles de mobiliser, notamment la fermeture des bars et boîtes de nuit durant le mois de ramadan.

Dans un souci clientéliste, cette demande avait été satisfaite à la fin du régime de Moussa Traoré, mais les gouvernements successifs de la IIIe République s’y étaient toujours opposés. En 2007, l’imam wahhabite Mahmoud Dicko, qui brigue la présidence du Haut conseil islamique du Mali (HCIM), donne à cet effet une interview au journaliste spécialisé Kassim Traoré[6]Intitulée « Imam Mohamoud Dicko par rapport au carême », l’interview parue le 21 septembre 2007 était encore en ligne en janvier 2021, à l’URL http://www.dianyblog.over-blog.net/. Depuis, … Continue reading, en requérant la laïcité comme un facteur d’oppression de l’État : « Pour agresser les gens dans leur foi, dans leur spiritualité, malheureusement depuis l’avènement de la démocratie, le premier acte posé par le président de la transition […], c’était de prendre un arrêt pour ouvrir les bars pendant le mois de carême. C’est extrêmement grave ; ça a été une erreur monumentale. Nous regrettons cet acte qui a enlevé au mois de carême sa sacralité ; c’est devenu comme un mois ordinaire, un mois comme les autres mois de l’année. […] Si on dit cela, on nous parle de laïcité : d’accord ! Mais, et le respect des uns et des autres et de leur religion ? ».

L’année suivante, c’est au tour du prêcheur Chérif Ousmane Madani Haïdara, guide spirituel de la Fédération Ançar Dine International (FADI) qui incarne une opposition au wahhabisme qu’on peut qualifier de « soufie populaire », de donner sa lecture de la laïcité au même journaliste Kassim Traoré : « Quand on dit que le Mali est laïque, ça doit être un pays laïque. Pendant le mois de ramadan dire aux joueurs de tam-tams d’arrêter de jouer, de fermer les bars, les endroits où on vend de l’alcool, moi je suis contre ça. Je dis que je suis musulman, […] bien avant le mois de ramadan, moi je n’avais pas besoin d’alcool. Donc ce n’est pas au mois de ramadan que je dois demander qu’on ferme le bar. […] celui qui dit qu’il n’est pas musulman, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas Malien ; il est fils de Adam ! Donc qu’on laisse les gens faire ce qu’ils veulent pendant le mois de ramadan[7]Interview de Kassim Traoré, « Religion : Ousmane Chérif Madani Haïdara “Je suis contre la fermeture des bars, boîtes de nuit et espaces de loisirs pendant le carême” », Bamako hebdo du … Continue reading ».

Dans ce jeu d’interpellations réciproques, qui met en exergue une compétition entre deux visions de l’islam malien et deux types de relations de la sphère islamique à l’État, Mahmoud Dicko aura su finalement s’imposer en mobilisant les grandes associations musulmanes qui le propulsent à la présidence du HCIM en janvier 2008. Désormais, l’enjeu n’est plus de fermer les bars pendant le Ramadan, mais de diffuser une certaine vision de l’islam en instaurant un rapport de force avec un État de plus en plus contesté.

C’est à l’occasion de la réforme du Code des personnes et de la famille, en 2009, que le rapport de force va tourner à l’avantage du HCIM, qui se mue alors en une véritable société civile islamique, plaidant pour le respect des valeurs sociétales promues à la fois par la tradition et l’islam. Si le projet de réforme a achoppé partout en Afrique, le Mali aura été le seul pays qui l’ait paradoxalement voté, mais dans une seconde version réécrite sous la pression du HCIM. En décembre 2010, alors que le code est en cours d’amendement pour intégrer les revendications des organisations religieuses, le Président de l’Association Malienne des Droits de l’Homme, Me Koné, s’emporte : « Le Mali est une République laïque, et cette laïcité est consacrée par notre Constitution. Mais aujourd’hui on ramène le débat sur le plan purement religieux. On voudrait imposer un code musulman d’après ce que nous avons constaté. Et là, il faut faire extrêmement attention. Parce que si cela se passait, c’est vraiment le principe de la laïcité républicaine qui serait mise en question[8]D. Dembélé, « Laïcité au Mali : l’AMDH pointe du doigt les leaders musulmans », Journal du Mali du 07/12/2010. [En ligne] … Continue reading». Ce à quoi le 1er Secrétaire à l’Organisation du HCIM, Mohamed Kimbiri, répond : « Le seul crime des musulmans du Mali est leur opposition à un code “made in Occident”. […] L’État laïque intègre les religions dans la conduite des affaires publiques[9]Ibid. ».

Dans cet échange rugueux qui met en exergue deux lectures de l’identité malienne en opposant l’Occident et ses droits de l’homme à l’Afrique et ses valeurs sociétales et religieuses, le Haut Conseil Islamique dénonce une laïcité à la française fermée, et plaide pour une laïcité à la malienne ouverte. La laïcité fermée serait celle que l’État invoque constitutionnellement pour organiser et arbitrer les affaires religieuses, là où la laïcité ouverte serait un rempart contre l’ingérence de l’État sur les affaires religieuses, qu’il ne peut comprendre par nature.

Votée en 2011 au prix d’une inconstitutionnalité – en l’occurrence en revotant une loi déjà votée en 2009 au prétexte d’amendements qui auraient simplement dû faire l’objet d’une révision, la réforme du code des personnes et de la famille marquera une victoire sans précédent de la sphère islamique sur l’État et le monde politique. Mieux encore, puisqu’elle permettra l’accès à une série de positions et d’acquis politiques au nom d’une laïcité à la malienne définie par la sphère islamique : présidence de la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI) en 2011 ; création d’un ministère des Affaires religieuses et du Culte en 2012 ; mobilisation électorale en faveur d’un candidat pro-religieux à la présidentielle de 2013 ; médiations diplomatico-religieuses auprès des groupes djihadistes en 2017 ; création de la Coordination des Mouvements, Associations et Sympathisants de l’imam Mahmoud Dicko (CMAS) en août 2019 ; participation de la CMAS au Conseil National de la Transition et au gouvernement issu du putsch.

D’aucuns – pêle-mêle les hauts fonctionnaires francophones et les opposants à la ligne wahhabite de l’islam – considèrent que l’imam Dicko aurait franchi les limites qu’impose la laïcité, en jouant un rôle débordant sur la vie politique. Il appartient aux Maliens d’en juger, évidemment, mais on peut tout autant considérer que l’action publique de l’imam Dicko au sein du HCIM, puis de la CMAS, s’inscrit dans des plaidoyers conformes à ce que l’on attend d’une société civile. Et même si l’action menée par la CMAS est politique, celle-ci ne se définit pas pour autant comme un parti religieux. Quant aux ambitions politiques, voire présidentielles que l’on prête à l’imam Dicko, en particulier avec la publication de son Manifeste pour la Refondation du Mali en février 2021[10]Voir l’article du journal malien 22 Septembre : « Mali – Manifeste de l’Imam Mahmoud Dicko : au nom de quelle immunité et de quelle complaisance ? », paru le 11 février 2021. [En ligne]  … Continue reading, cela ne saurait être une rupture constitutionnelle ; tout imam qu’il soit, il n’en demeure pas moins un citoyen malien, éligible en tant que tel.

Au Mali, la laïcité comme rhétorique n’est jamais abordée en tant que telle par les acteurs islamiques. Trop conceptuelle, trop située et somme toute intraduisible, son appréhension et sa compréhension passent par des débats concrets et socialement signifiants qui prennent la forme de luttes politiques. C’est d’abord la lutte pour la fermeture des bars et des boîtes de nuit lors du ramadan, offrant ainsi un douzième de l’année à la raison islamique d’une société qui s’est largement dépolitisée depuis les années 2000. C’est ensuite la lutte contre une réforme du code des personnes et de la famille, pour finalement participer d’une réforme qui va permettre d’écarter l’État de la raison quotidienne de la société.

En guise de conclusion : une laïcité fétichisée aux dépens du principe juridique de la séparation

À travers ces débats et ces rapports de force entre l’État et la société civile islamique, se profile un biais majeur sur l’idée de laïcité, dont l’enjeu ne se situe pas sur son énoncé propre, qui est d’abord philosophique et ensuite politique, mais sur le principe juridique de la séparation. Or ce qui est au cœur du rapport de force, c’est précisément ce non-dit entre la République démocratique, laïque et sociale issue de l’indépendance de 1960, et la refondation possible du Mali comme République islamique. La laïcité a ceci de particulier qu’elle n’est pas juridiquement définie. Dès lors, elle offre toute latitude pour en proposer des lectures diverses, qui peuvent évoluer en fonction de l’époque et de l’état de la société. On citera ici l’exemple russe, dont la constitution stipule la laïcité, la non-instauration d’une religion d’État et la séparation. Et pourtant, chacun sait le rôle éminent que joue l’Église orthodoxe à l’égard de l’État russe, où la question même de la liberté de conscience est pensée en lien avec celle de l’identité nationale du pays.

En réalité, les constitutions de 1960, 1974 et 1992 parlent de deux formes de laïcité, sans que l’une et l’autre soient tout à fait définies, comprises : d’un côté, la « laïcité de l’État », qui fait appel aux principes de neutralité, d’équidistance, d’absence de religion d’État ; de l’autre, le « caractère laïc de la République », qui n’implique pas l’État en tant que tel, mais l’esprit du régime politique en vigueur et, ce faisant, la liberté de penser et de croire.

Si les débats qui rassemblent et opposent à la fois l’État et les organisations islamiques tournent bien autour de la laïcité de l’État – pouvoir d’arbitrage de l’État d’un côté, mise à distance de l’État vis-à-vis des affaires religieuses, en revanche, rien n’est tranché quant au triptyque républicain : démocratie, laïcité et social. C’est précisément ce non-dit (voire cet impensé) qui, depuis la fin des années 2000, est au cœur du rapport de force entre le projet d’une République démocratique, laïque et sociale tel qu’il a été envisagé en 1960 et réaffirmé en 1974 et 1992, et la refondation possible de l’État autour d’une République islamique. Ce projet est peu explicité, sinon en termes d’éthique, de valeur et d’identité en référence à la sharî‘a. Aussi, pour en décider, les Maliens doivent pouvoir saisir les enjeux des deux projets de société, laïc et islamique, en ayant la possibilité de s’approprier les termes-mêmes du débat.

Dans la décennie 1990, le gouvernement d’Alpha Oumar Konaré a pu proposer une traduction des notions qui rendaient compte de la modernité institutionnelle que le régime entendait diffuser à travers les langues nationales, notamment en bamanankan devenu un générique linguistique : « le changement politique » (yèlèma) ; « la lutte contre la corruption » (kokajè) ; « la démocratie » (bèè jè fanga) ; « la décentralisation (ka mara la segi so), etc. Mais s’agissant de la laïcité, de la liberté de culte et de penser dans une société malienne de moins en moins émancipée et de plus en plus préoccupée par « les valeurs » (hambe) et l’identité, rien n’a jamais été à l’ordre du jour.

On peut dès lors se demander comment les Maliens pourraient, dans leur immense majorité, saisir les nuances autour de la notion de laïcité. Qu’elle soit ouverte ou fermée, c’est un objet en partage qui donne l’ascendant à celui qui la détient légitimement, et qui peut fort bien être portée par un parti islamo-conservateur, à l’instar de l’AKP en Turquie. En revanche, le principe de séparation qui définit juridiquement la loi de 1905 en France, ne se partage pas puisqu’il s’applique à tous dans les termes définis strictement par la loi. Or, à l’instar de la laïcité, la séparation n’est pas non plus. Ce faisant, cette notion est elle aussi en train de passer du côté de la sphère islamique, et cela pour les raisons mêmes qu’elle a été requise dans la législation française : sa réalité juridique qui permet de fixer de façon intelligible les règles sociales et politiques. C’est en tout cas ce que pensait l’imam et érudit Abdul Aziz Yattarabé – assassiné en janvier 2019 dans des circonstances encore obscures, l’un des plus écoutés au Mali, qui déclarait en 2017 sur les ondes de la VOA : « Séparer le pouvoir politique et la religion ? C’est impossible ! » (« mara ani dina danfara ? A te se ka kè ! »)[11]Voir l’audio en ligne sur le site de la VOA du 18/12/2017. [En ligne] https://www.voabambara.com/a/4168340.html.

Sans entrer dans un débat théologico-juridique, pour lequel les Maliens ont majoritairement tranché en faveur de la non-séparation, il ressort du lexique vernaculaire l’existence d’un terme, danfara, qui rend compte très exactement de la notion de séparation. Seuls les Maliens, dans leur diversité sociale historique et culturelle, pourront légitimement mener un débat sur cette question. Sans doute que la recherche d’un consensus prendra du temps. Mais ce travail de clarification d’un projet de société est essentiel, lorsque les coups d’État se succèdent, que le pays n’a plus de représentation politique légale et que le mot djihad est devenu hégémonique dans la parole publique.

 

Notes

Notes
1 Pew Research Center, 2017, « Many Countries Favor Specific Religions, Officially or Unofficially ». [En ligne, consulté le 12/11/2021. [En ligne] https://www.pewforum.org/2017/10/03/many-countries-favor-specific-religions-officially-or-unofficially/]
2 Voir ici la page de Tariq Ramadan : « l’Afrique, au cœur », postée en 2006. [En ligne] https://tariqramadan.com/arabic/2006/09/11/lafrique-au-cur/
3 Il s’agit du Cercle de Réflexion et de Formation Islamique au Mali (CERFIM), de la Ligue Islamique des Élèves et Étudiants du Mali (LIEEMA), de l’Association Malienne des Jeunes Musulmans (AMJM), de l’Association Islamique pour le Salut (AISLAM) et de l’Union Nationale des Associations Féminines des Femmes Musulmanes (UNAFEM).
4 Voir, entre autres, son ouvrage : Les musulmans dans la laïcité, Responsabilités et droits des Musulmans dans les sociétés occidentales, Éd. Tawhid, 1994 [2e éd. Sept. 1998].
5 Propos résumés par Oumar Diamoye : « Rapport Islam/Laïcité. Les outils de Tariq Ramadan », Le Républicain du 22 août 2006. [En ligne] https://www.afribone.com/rapport-islam-laicite-les-outils-de-tariq-ramadan/
6 Intitulée « Imam Mohamoud Dicko par rapport au carême », l’interview parue le 21 septembre 2007 était encore en ligne en janvier 2021, à l’URL http://www.dianyblog.over-blog.net/. Depuis, la page a été supprimée, peut-être à la suite d’une conférence que j’ai donnée sur le sujet le 18 février 2021 en citant ce texte, dans le cadre de l’Autre Forum de Bamako, auquel l’intéressé était également invité.
7 Interview de Kassim Traoré, « Religion : Ousmane Chérif Madani Haïdara “Je suis contre la fermeture des bars, boîtes de nuit et espaces de loisirs pendant le carême” », Bamako hebdo du 23/08/2008. [En ligne] http://www.djaladjomathematiques.com/2008/08/religion-ousmane-chrif-madani-hadara-je.html
8 D. Dembélé, « Laïcité au Mali : l’AMDH pointe du doigt les leaders musulmans », Journal du Mali du 07/12/2010. [En ligne] https://www.journaldumali.com/2010/12/07/laicite-au-mali-lamdh-pointe-du-doigt-les-leaders-musulmans/
9 Ibid.
10 Voir l’article du journal malien 22 Septembre : « Mali – Manifeste de l’Imam Mahmoud Dicko : au nom de quelle immunité et de quelle complaisance ? », paru le 11 février 2021. [En ligne]  https://maliactu.net/mali-manifeste-de-limam-mahamoud-pour-la-refondation-au-nom-de-quelle-immunite-et-de-quelle-complaisance/
11 Voir l’audio en ligne sur le site de la VOA du 18/12/2017. [En ligne] https://www.voabambara.com/a/4168340.html
Pour citer ce document :
Gilles Holder, "La laïcité “à la malienne” à la croisée de deux projets républicains : pluraliste ou islamique ?". Notes de l'Observatoire international du religieux N°09 [en ligne], décembre 2021. https://obsreligion.cnrs.fr/note/la-laicite-a-la-malienne-a-la-croisee-de-deux-projets-republicains-pluraliste-ou-islamique/
Auteur.e.s

Gilles Holder, Anthropologue au Centre National de Recherche Scientifique (CNRS), Codirecteur du laboratoire franco-malien MaCoTer

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