Note N°05

juin 2018

Les Eglises face aux défis du monde contemporain en Nouvelle-Calédonie

Dominique Barbe

Introduction

Le 4 novembre 2018, les électeurs calédoniens devront se prononcer sur l’indépendance ou le maintien de leur pays au sein de la République française. L’avenir est incertain même si les sondages donnent aujourd’hui le maintien dans la France comme gagnant. Les vaincus des urnes accepteront-ils ce résultat ? Une crise politique violente est toujours possible. A la veille du référendum sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie[1]La Nouvelle-Calédonie est actuellement un Pays d’Outre-Mer. Géographiquement, elle est formée d’une longue île, la Grande-Terre qui se prolonge au sud par l’île des Pins, aux nord par les … Continue reading, les Eglises institutionnelles (catholique et protestantes) sont-elles encore en mesure de jouer un rôle de médiateurs comme elles l’ont fait par le passé, en particulier pendant les Evénements[2]On appelle Evénements, les troubles qui secouent la Nouvelle-Calédonie de 1984 à 1988 et qui voient s’affronter les indépendantistes et les loyalistes. La tension qui règne culmine avec … Continue reading. Les « médiateurs du Pacifique », six personnalités dont trois étaient issus du monde religieux et spirituel - le pasteur Jacques Stewart, le chanoine Paul Guiberteau et l’ancien Grand Maître du Grand Orient de France, Roger Leray - avaient été choisis par le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard aidé de ses collaborateurs pour ramener la paix dans les esprits et amorcer un dialogue afin de sortir de la violence. Pendant ce temps, dans les tribus kanakes[3]En Nouvelle-Calédonie, l’usage des anthropologues s’est imposé : Kanak est un mot invariable, qui s’écrit toujours avec une majuscule qu’ils soient substantif ou adjectif. Ici, nous … Continue reading qu’elles soient catholiques ou protestantes, circulait une statue de la Vierge de Fatima qui focalisaient toutes les prières en faveur d’un retour de la paix : elle est devenue depuis lors Notre-Dame-du-Pacifique, et domine Nouméa dans un sanctuaire en plein air.

Plus récemment, en 2011, lors de troubles dans l’île de Mare qui ont causé la mort de quatre hommes, ce sont encore des ecclésiastiques, un prêtre catholique et un pasteur de l’Eglise Evangélique, qui sont venus renouer un dialogue entre les protagonistes. Aujourd’hui, cependant, l’enjeu est d’une autre taille car la perte de repères religieux touche la jeunesse océanienne beaucoup moins pratiquante que par le passé. Or celle-ci est proportionnellement plus nombreuse qu’en métropole puisque les moins de 30 ans représentent 47 % de la population totale et elle est particulièrement touchée par des difficultés d’insertion culturelle et une délinquance générée, en grande partie, par un taux de chômage élevé (36 % chez les moins de 25 ans contre 11,6 % pour l’ensemble des actifs en 2017[4]Chiffres publiés par l’institut de statistique de Nouvelle-Calédonie (ISEE) en juin 2018.). Par ailleurs, le monde religieux s est travaillé depuis une vingtaine d’années par des mouvements de fonds qui modifient la donne. Les mouvements néo-évangélistes sont nombreux. Fondés sur une satisfaction immédiate que seule la foi apporte, ils remettent souvent en cause des usages océaniens comme la coutume et, en cela, ils déstabilisent l’ordre né de l’application de l’Accord de Nouméa de 1998 qui prévoit un transfert de compétences de l’Etat à la Nouvelle-Calédonie, et la tenue d’un ou de plusieurs référendums d’autodétermination.

Foi et pratiques : un aperçu de la réalité néo-calédonienne

Au regard des chiffres, la Nouvelle-Calédonie est un pays chrétien. Plus de 85 % de la population se reconnaît comme tels. La proportion a baissé, car en 1970, elle était de 91,4 %. Les catholiques en forment les deux tiers et les protestants l’autre tiers. Eux-mêmes sont divisés en deux grandes tendances, l’Eglise Protestante Kanaky Nouvelle-Calédonie (EPKNC) numériquement majoritaire, et l’Eglise Evangélique Libre de Nouvelle-Calédonie (EELNC). A ces deux Eglises s’ajoutent des groupes moins importants comme l’Eglise Evangélique de Polynésie française, ou encore les Adventistes du Septième Jour. Les agnostiques sont moins de 10 % et les autres religions sont très minoritaires. L’islam est confessé par les descendants des migrants issus de l’île de Java (Indonésie) dont les premiers sont arrivés en 1896, et par des Néo-Calédoniens dont les ancêtres, des Kabyles déportés, sont restés sur la Grande-Terre. Le bouddhisme est pratiqué par certains membres de la communauté vietnamienne arrivés sur la Grande-Terre en 1891. Parmi les chrétiens, la pratique religieuse est plus vivante qu’en Europe. Les services du dimanche y sont plus fréquentés, mais on constate un vieillissement et une féminisation de l’assistance. La pratique au sein des groupes évangéliques est importante : les jours de culte, les lieux de réunions sont remplis de fidèles.

La sensibilité religieuse est différente d’une ethnie à l’autre. Les Kanaks sont plus nombreux parmi les protestants que parmi les catholiques. Ils forment la quasiment la totalité des fidèles de l’EELNC et la majorité de ceux de l’EPKNC. Ils sont présents surtout dans les îles Loyauté et au centre de la Grande-Terre. Les Wallisiens et Futuniens[5]Wallis et Futuna sont deux petites îles sous souveraineté française et situées à plus de 2 000 kilomètres de la Nouvelle-Calédonie. sont arrivés très nombreux en raison du boom du nickel entre 1969 et 1973. Ils s’installent en famille ; ils sont catholiques, mais un nombre croissant d’entre eux adhérent aux mouvements néo-évangéliques. Les agnostiques se trouvent surtout parmi les populations d’origine européennes. Ces dernières fournissent la quasi-totalité des crémations, les cendres des défunts étant souvent dispersées en mer. Dans l’ensemble, ces catégories religieuses sont très perméables les unes aux autres et une des caractéristiques de la population néo-calédonienne est la fréquence des mariages mixtes : l’œcuménisme est une réalité ancienne et demeure très ancré dans les mœurs.

Les Polynésiens, attirés par les emplois fournis par l’industrie minière dans les années 1950, ont amené avec eux les premiers mouvements néo-évangéliques. Les premières Assemblées de Dieu s’installent en 1955. Viennent ensuite les Eglises évangéliques de la Pentecôte, l’Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (Mormons) venue de Tahiti, les Adventistes du Septième Jour présents depuis 1962, ou encore les Communautés du Christ (« Sanito »). L’ensemble forme quelques milliers de fidèles principalement implantés à Nouméa et en Province Sud. A ces groupes s’est ajoutée, à partir de mars 1960, la congrégation des Témoins de Jéhovah qui se développe lentement à Nouméa et en brousse. Les Baha’is, apparus en même temps, sont aujourd’hui en déclin. Ces mouvements sont universalistes et transnationaux et donc ouverts à toutes les ethnies. Leur rôle politique est faible car ils refusent toute implication politique, qu’ils considèrent comme contraire au message évangélique.

Conflit et diversité

En Océanie, l’envoi de missions religieuses a précédé partout l’implantation des pouvoirs coloniaux. Les protestants arrivent en 1797 en Océanie, suivis par les catholiques : ces derniers ont dû attendre la disparition du Premier Empire français, en lutte contre les Britanniques qui tiennent les mers, pour se lancer à l’aventure. Même si ce schéma ne s’applique pas toujours (à Tahiti par exemple), les missions protestantes comme la London Missionary Society (LMS), méthodistes, ou encore anglicanes comme la Church of Melanesia ont favorisé l’implantation anglo-saxonne alors que les missions catholiques se sont réjouies de passer sous le contrôle d’une protection coloniale française.

Parfois, le temps qui s’écoule entre l’arrivée des missionnaires et le passage d’un territoire sous l’autorité coloniale est long : cinquante ans pour Wallis-et-Futuna, de 1837 à 1887-1888. Ce délai a permis aux missionnaires de mettre en place une véritable théocratie, le vicaire apostolique recevant un pouvoir régalien abandonné par les rois des deux îles. Plus que nulle part ailleurs en Polynésie occidentale, monde coutumier et christianisme se sont interpénétrés. De cette histoire, les Wallisiens et les Futuniens installés en Nouvelle-Calédonie où ils sont devenus plus nombreux que dans leurs îles respectives, ont gardé un attachement à un catholicisme très ritualiste. Actuellement, ils forment une communauté religieuse encore assez homogène dans la pratique, les croyances et certaines manifestations liées à des fêtes religieuses[6]Par exemple, la confirmation des adolescents est particulièrement tapageuse : on n’hésite pas alors à tuer plusieurs cochons, marques de richesses dans toute l’Océanie à l’exception du … Continue reading.

En Nouvelle-Calédonie, la rivalité entre protestants arrivés les premiers, et solidement installés dans les îles Loyauté, et plus tardivement sur la Grande Terre, marque l’histoire du XIXe siècle. Elle prend parfois des allures de guerre de religion sanglante : ainsi en 1880, dix-huit enfants de la chefferie catholique Si-Mendu au sud de Mare sont massacrés par des hommes des tribus voisines protestantes. Il faudra attendre 130 ans pour que soit organisée entre groupes kanaks concernés une cérémonie de réconciliation et de pardon. L’expulsion de la LMS jugée probritannique n’apaise pas les tensions. Mais en 1902, le protestantisme de Nouvelle-Calédonie reçoit un pasteur qui sera aussi le premier ethnologue scientifique du monde kanak, Maurice Leenhardt. Son intérêt pour les langues et la culture des populations autochtones et son souci d’instruction et de pastorale explique en grande partie que le protestantisme soit devenu la première confession kanake actuelle.

L’installation des premières missions avant la prise de possession de la Grande Terre par la France en 1853 explique en outre les conflits aussi entre les Eglises qui se posent en défenseurs des Kanaks et l’administration coloniale. Gouverneurs et colons blancs reprochent aux Eglises deux choses : l’emprise foncière qu’elles ont acquise chez les Kanaks et le monopole qu’elles exercent sur l’instruction des enfants.

Enfin, le paysage religieux s’enrichit à la fin du XIXe siècle de nouveaux arrivants. Les travailleurs javanais, vietnamiens et japonais arrivent avec leur religion. L’islam javanais qui rencontre l’islam apporté en Nouvelle-Calédonie par des transportés algériens entre 1867 et 1895, n’est pas prosélyte. Aujourd’hui encore sa présence est discrète et il n’y a aucune mosquée, mais seulement deux salles de prière : l’une à Nouméa, l’autre à Nessadiou, près de Bourail à proximité du cimetière musulman. Les musulmans calédoniens, aujourd’hui environ 600 à fréquenter les lieux de culte, sont peu pratiquants. Il n’y a pas de question relative au port du voile en Nouvelle-Calédonie.

Enchevêtrement de croyances

Les Océaniens d’origines autochtones forment plus de la moitié de la population actuelle de l’archipel et se répartissent en plusieurs groupes. Un premier ensemble est formé de populations originaires des îles du Pacifique. Ce sont les Kanaks qui forment 39,1 % de la population totale de l’archipel, les Wallisiens et Futuniens, 8 %, les Tahitiens, 2,1 %, les Ni-Vanuatu, 1 %. Un second groupe provient surtout de populations d’origine européenne parfois biologiquement métissée. Ce sont les personnes qui, lors du recensement de 2014, se sont déclarées Calédoniennes (7,4 %) ou encore, parmi les Européens qui forment 27 % de la population de l’archipel. Ces populations dites Caldoches se définissent comme blancs. Ils sont établis depuis plusieurs générations en Nouvelle-Calédonie et sont sans attache familiale avec la métropole. Sur elles, il n’existe aucune statistique.

Les uns et les autres ont une perception particulière des phénomènes religieux. Le christianisme a peu changé le monde surnaturel que Kanaks ou Polynésiens ont hérité de leurs ancêtres. Dans les religions océaniennes où dieux et ancêtres divinisés se côtoient, l’essentiel semble résider dans le « mana » que les morts divinisés conservent dans le monde des vivants. Le mana, surtout connu pour la Polynésie, est la puissance que possède une personne, un animal ou un objet, et qui perdure à sa mort ou à sa disparition. Posséder du mana implique par ailleurs des interdits, des tabous, pour soi et les autres. Chez les divinités et les ancêtres, le mana est visible par l’abondance et la prospérité qu’ils peuvent donner aux groupes auxquels ils ont appartenu sur terre. Dès la fin du XVIIIe siècle, l’arrivée des blancs s’accompagne de catastrophes : épidémies de maladies inconnues, famines, guerres. Les dieux traditionnels semblent impuissants à gérer la crise. Les Océaniens se tournent donc vers le dieu des blancs qui accorde à ses fidèles prospérité et immunité. Parfois la réception du Dieu chrétien s’est accompagnée d’une adoption dans les généalogies d’ancêtres blancs en particulier des missionnaires. Baptisés, les insulaires pouvaient espérer accéder à la prospérité dont jouissaient les Occidentaux. Pour autant, les anciennes divinités n’ont pas pourtant été abandonnées. Elles perdent vite de leur aura pour devenir des « lutins » dont chacun sait en Nouvelle-Calédonie, qu’ils apparaissent à qui sait les voir. Les « lutins » restent des gardiens de lieux jadis occupés par des groupes kanaks. Ceux qui descendent de ces groupes et gardent un droit inaliénable sur la terre où résident ces petites entités sont souvent les seuls à les apercevoir.

La seconde caractéristique du monde religieux océanien est l’impossibilité de séparer le sacré et le profane, catégories judéo-chrétiennes. Tout est sacré. Et le monde tout entier est habité par les esprits qui interviennent au quotidien. L’absence d’un panthéon clair a dérouté les Occidentaux du XIXe siècle qui y ont vu souvent l’absence d’une religion. Dès lors, ils ont négligé de collecter les sources qui auraient été nécessaires pour tenter d’appréhender l’intégralité de la sphère religieuse en Océanie avant leur arrivée. Tout au plus restent-ils aujourd’hui quelques objets, quelques narrations tardives et beaucoup de témoignages reconstitués à partir des travaux ethnographiques anciens.

Coutume et christianisme

La troisième caractéristique du monde religieux océanien est la christianisation de la coutume. Fondamentale dans toutes les sociétés océaniennes, cette « coutume » peut se définir comme un ensemble de gestes et de paroles codifiés qui reconnaissent et préservent les équilibres en place. Elle a une portée individuelle, chacun ayant sa place propre dans la coutume, mais aussi familiale, clanique et politique. A partir du moment où les missionnaires protestants et catholiques se sont installés en un lieu habité, ils ont reçu, parfois à leur insu, mais rapidement en connaissance de cause, une place coutumière, c’est-à-dire un espace dans l’ordre préexistant. Ouvrir l’espace coutumier est traditionnel dans le monde océanien. On peut ainsi assimiler des étrangers venus de la mer dans un monde qui survalorise tout ce qui vient de l’océan en particulier les marins étrangers garants d’exogamie.

Dès l’établissement des premières missions dans les années 1840, les hommes d’Eglise ont interprété ce traitement qui est original comme une prédisposition de la société océanienne à recevoir le message évangélique. Ils ont insisté assez tôt auprès de leurs correspondants européens sur certaines valeurs coutumières qui leur paraissaient être des valeurs chrétiennes : l’accueil de l’autre, la réconciliation et le pardon, le respect des « anciens », etc. L’Esprit saint était donc au travail dans un monde encore animiste. Cette opinion précède d’un siècle la généralisation du concept de l’inculturation[7]L’inculturation désigne l’inscription du message évangélique et de l’organisation ecclésiale dans une culture. Le but est que chaque chrétien puisse l’être de façon authentique sans … Continue reading que l’Eglise catholique a adopté après le concile Vatican II (1962-1965). Sur place en Nouvelle-Calédonie, elle permet une coexistence de la coutume et des croyances des Eglises et les contacts étroits entre chefs coutumiers et pasteurs des différentes confessions présentes dans l’archipel. Plus encore, ces chefs, clés de voûte des cérémonies coutumières, ont parfois joué un rôle actif dans l’évangélisation, devenant catéchistes puis pasteurs ou envoyant leurs fils devenir prêtres. Ainsi, depuis des décennies au niveau tribal, chefs et missionnaires œuvrent dans le même sens, c’est-à-dire, garantir l’équilibre social ce qui est perçu comme le plus sûr moyen d’obtenir la paix civile.

La conversion des Kanaks ne s’explique pas seulement par l’imbrication des valeurs de la coutume avec celles du christianisme ni par le mana attribué au dieu des blancs. Il est facilité par d’autres facteurs. Les missionnaires, catholiques ou protestants prêchent un Dieu trinitaire. Celui-ci est bien reçu chez des locuteurs autochtones néo-calédoniens, qui, outre le pluriel utilisent le duel et surtout le triel[8]Dans certaines langues, en particulier en Océanie, le triel est le nombre grammatical exprimant le concept de « trois », distinct du singulier, du pluriel et du duel.. Être un en trois dans une relation d’inclusivité se conçoit très bien. Par ailleurs que Dieu soit le λόγος/ Verbum, ne pose pas plus de problèmes dans une population pour qui la Parole est créatrice. Enfin et comme le feront remarquer par la suite les missionnaires, les sociétés traditionnelles ouvertes uniquement à des valeurs collectives sont bien plus proches du message évangélique que les sociétés occidentales où triomphe un individualisme né des Lumières et du libéralisme.

La possibilité de mêler valeurs coutumières et valeurs chrétiennes n’empêche pas certaines frictions. S’il est assez facile de christianiser les ancêtres, imposer la monogamie n’est pas chose aisée. Le système politique de chefferie à plusieurs niveaux ne peut perdurer que par des alliances que pérennisent des mariages. Devenir chrétien et monogame pour un chef revenait à dénoncer la majorité des accords régionaux : le conflit était alors inévitable.

Pourtant les protestants puis les catholiques promeuvent un mode de conversion dans les îles en appliquant le « modèle Clovis[9]Le « modèle Clovis » ou « modèle Moshesh » pour les protestants, consiste à convertir en priorité les chefs. Les missionnaires sont convaincus que leur entourage puis tous leurs sujets … Continue reading». Ainsi s’explique la promotion d’Hippolyte Bonou, petit chef de Pouebo au nord de la Grande Terre, baptisé et soutien de la première mission, que le père Rougeyron, provicaire et donc chef de l’Eglise catholique de Nouvelle-Calédonie de 1855 à 1873, essaie de promouvoir au rang de saint en écrivant un récit hagiographique de sa vie. Dans tous les cas, la conversion amène un bouleversement politique et des renversements d’alliances jadis scellées par des mariages, dont profitent parfois certains chefs. Elle entraîne aussi des troubles et l’obligation pour les missionnaires d’en appeler aux navires et aux autorités de leur confession religieuse et ce faisant de leur nationalité. Les Français ne pénètrent pas autrement dans les îles Loyauté. On est alors loin des Eglises médiatrices de la fin du XXe siècle. Pis, la lutte religieuse entre protestants et catholiques est alors à l’ordre du jour.

Rôle des Eglises missionnaires

Dès la première période de leur installation, pères maristes[10]Membres d’une congrégation cléricale fondée en 1822 qui reconnue en 1836. Grégoire XVI lui donna alors la charge du vicariat d’Océanie Occidentale qu’il venait de créer. C’est parmi les … Continue reading, catéchistes et pasteurs se mettent au travail pour une conversion durable des populations océaniennes. Les seconds sont favorisés par la structure même du protestantisme qui valorise l’implication des populations locales dans l’évangélisation. La souplesse d’un système à deux niveaux – catéchistes océaniens puis kanaks, pasteurs européens puis kanaks – va permettre au protestantisme de pénétrer la Grande Terre malgré l’interdit administratif qui frappait la LMS. La congrégation était en effet jugée trop proche de la Grande-Bretagne et on craignait qu’elle n’étende son influence à tout l’archipel par le biais d’une main-d’œuvre loyaltienne partout employée.

Hommes de foi, les uns et les autres se consacrent à catéchiser, à instruire et pour les catholiques à administrer les sacrements. Ils sont tous des bâtisseurs inlassables : églises et temples sortent de terre et aux premiers, qui sont d’humbles constructions, succèdent assez vite des édifices de pierre pour lesquelles parfois, l’administration coloniale en accord avec l’administration pénitentiaire, fournit une main-d’œuvre de bagnards. Les lieux de culte sont généralement le centre d’un groupe de bâtiments dans lesquels on fait l’école (d’abord en latin chez les catholiques), on administre les soins ou qui servent de refuge à une population marginalisée par les maladies et les troubles civils. Dans tous ces domaines, les Eglises sont les seules présentes. La création de la tribu en 1868[11]Avant la colonisation, les Kanaks vivaient au sein de chefferies semi-nomades. Pour encadrer cette population, les autorités coloniales ont créé la tribu qui fixe le groupe à une terre … Continue reading est d’ailleurs encouragée par l’Eglise catholique qui y voit un moyen de fixer des populations semi-nomades pour mieux les encadrer au niveau ecclésiastique. Les missionnaires sont d’ailleurs les seuls Européens pouvant vivre en tribu, ce qui explique la proximité qu’ils ont conservée en brousse avec les populations kanakes.

Le monopole de l’éducation par les congrégations est tellement important que les tentatives de création d’un service public d’éducation sous le gouverneur Guillain (1862-1870), puis avec les lois républicaines peinent à s’appliquer. Lorsqu’est votée la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, le gouverneur fait savoir à Paris qu’elle n’est pas applicable faute de professeurs laïcs. Il obtient une dérogation, le temps de mettre en place un service complètement public de l’enseignement. La Première Guerre mondiale met un coup d’arrêt à un processus à peine entamé. Ce n’est qu’en janvier 1939, que les décrets-lois Mandel permettent de sortir d’une situation transitoire juridique. Ils reconnaissent les fonctions de service public des Eglises et à ce titre leur accordent subventions et financements. Ainsi s’explique la vitalité des enseignements catholiques et protestants en Nouvelle-Calédonie encore aujourd’hui. La Direction de l’enseignement catholique (DEC) a la responsabilité de 67 établissements scolaires, l’Alliance scolaire protestante, de 46 et la Fédération de l’enseignement libre Protestant (FELP), de 16.

Mais les Eglises doivent aussi s’occuper des populations blanches. Dès son annexion en 1853, la Nouvelle-Calédonie est destinée à devenir une colonie de peuplement libre ou d’origine pénitentiaire. Les missionnaires voient ces populations européennes d’un mauvais œil : elles ont tous les vices du monde industrialisé et elles en contaminent les Kanaks considérés comme de grands enfants faciles à pervertir. Cependant les Eglises doivent aussi s’en occuper, d’autant que l’opinion commune d’une disparition progressive des Kanaks sous le coup des maladies est partagée par tous. La mésentente est souvent totale entre les Eglises, notamment avec l’Eglise catholique et les populations blanches gagnées aux idées de leur temps. Si l’on ajoute à cela la critique faite au monopole de l’enseignement et à l’emprise foncière des missions, on comprend mieux le développement du monde maçonnique créé par un arrêté du gouverneur en 1868 et dont l’inscription architecturale est encore visible dans le Nouméa d’aujourd’hui : même s’il est en mauvais état, le bâtiment de la Fédération des œuvres laïques, construit sur l’emplacement du premier temple maçonnique nouméen, surplombe toujours la cathédrale. Cependant, même les francs-maçons gagnés aux idées républicaines n’arriveront jamais à imposer la laïcité en Nouvelle-Calédonie. Dans ce domaine, l’archipel est déjà plus ancré aux pratiques en cours dans l’Océanie et dans les pays océaniens voisins qu’à celles de la métropole.

Eglises, passeurs culturels

Christianiser et civiliser vont donc de pair. Par civiliser, il faut entendre durant tout le siècle qui suit l’arrivée des missionnaires, donner aux Kanaks des techniques agricoles et artisanales européennes, ainsi qu’une éducation élémentaire identique à celle donnée alors dans les écoles rurales de la métropole. L’une et l’autre de ces actions s’accompagnent souvent d’une acculturation de la population océanienne du moins dans les secteurs qui paraissent les plus importants pour les autorités européennes, quelles qu’elles soient. Les missionnaires se sont rarement attaqués de manière frontale aux us et coutumes locaux. Ils ont essayé de convertir en douceur. L’arrivée des Européens s’accompagne de l’installation d’un temps et d’espaces qui leur sont propres. Le calendrier chrétien s’impose donc avec des fêtes réglées sur les cycles saisonniers de l’hémisphère nord comme Pâques ou Noël, mais les fêtes du calendrier agricole kanak perdurent. Une place à part est ainsi toujours faite à la récolte de l’igname. Elle est accompagnée d’une bénédiction solennelle avant que ne débute la distribution réglée par la coutume. Ainsi, ce tubercule, en lien avec l’ancêtre[12]L’igname est un tubercule qui se perpétue par clonage. Aussi, plante-t-on toujours l’extrémité racineuse de l’igname récoltée. Il y a donc parallélisme entre les générations d’ignames … Continue reading garde une particularité qui le rattache au monde religieux préeuropéen.

Ces traditions kanakes sont respectées par les catholiques et les protestants à condition qu’elles ne paraissent pas entachées de pratiques diaboliques. Dans les deux cas, il s’agit de favoriser chez les fidèles l’intériorisation de la foi. Pour les aider, les missionnaires se mettent très tôt à l’étude des langues kanakes et à l’édition de texte. Les protestants traduisent ainsi la Bible dans quatre de ces langues. Par ailleurs, les missionnaires forment d’abord des catéchistes puis des pasteurs et enfin des prêtres afin de renforcer l’encadrement. Les jeunes Kanaks qui s’engagent dans cette voie découvrent non seulement le contenu de leur futur ministère, mais aussi leur propre culture. Du coup, certains prennent la parole (ou la plume) à l’instar d’Apollinaire Anova, prêtre kanak mort en 1966, et ils remettent en cause le schéma d’explication de la société mélanésienne diffusé par les ethnologues et leurs défenseurs occidentaux : les Kanaks ne vivent pas dans un temps anhistorique ; ils existent en tant qu’individus et non pas seulement en fonction de leur société. Anova annonce et inspire les générations suivantes grandies dans le giron des Eglises de Jean-Marie Tjibaou, prêtre de 1965 à 1971, puis leader indépendantiste au moment des Evénements, à Alphonse Dianou, ancien séminariste et chef des preneurs d’otages de la grotte d’Ouvéa.

Les Eglises ont donc eu un rôle essentiel dans la sauvegarde des intérêts des Kanaks et la valorisation de leurs cultures. En brousse, pasteurs et prêtres catholiques sont devenus des autorités incontournables. Désormais intégrés au monde coutumier, en partie toutefois du fait de leur origine européenne, ils peuvent servir d’arbitre en cas de conflit, mais surtout ils sont devenus les interfaces du monde kanak et du monde colonial. Ils vont garder ce rôle lorsque se met en mouvement le lent processus d’émancipation de la Nouvelle-Calédonie.

 

Des Eglises engagées à une sain(t)e neutralité

 

Pour répondre au désir de changements qui suit la Seconde Guerre mondiale, les Eglises se font un devoir d’encadrer les « Indigènes ». Les quatre décennies qui suivent la fin du conflit sont fondamentales pour comprendre l’attitude de l’Eglise catholique et celle, contrastée, des protestants face aux revendications indépendantistes jusqu’à aujourd’hui.

Désireuses de combattre les injustices sociales et économiques frappant les Kanaks et une hypothétique menace communiste, les Eglises s’engagent dans des mouvements sociaux et éducatifs : certains devinrent des mouvements politiques. Comme la France ouvre timidement la citoyenneté aux Kanaks en 1946, elles aident ces derniers dans l’exercice d’une citoyenneté nouvellement acquise. Monseigneur Bresson, épaulé par quelques prêtres et des notables kanaks, est à l’origine entre mai 1946 et mars 1947 de l’Union des indigènes calédoniens amis de la liberté dans l’ordre (UICALO). Le mouvement se politise rapidement intégrant l’Union calédonienne, parti politique démocrate-chrétien ouvert aux blancs comme aux noirs, en 1951. Dès lors, risquant de paraître partisane, l’Eglise catholique s’éloigne de l’arène politique. Ce faisant, elle cesse d’être le seul défenseur des Kanaks face aux empiétements des colons et de l’administration. Parallèlement, sa perte d’audience dans le monde kanak est contrebalancée par celle incontestée qu’elle a chez les Wallisiens qui affluent en nombre pour travailler en Nouvelle-Calédonie. Les protestants vont fonder à la même époque une organisation kanake communautaire à vocation sociale. Elle naît à Tibarama en juin 1947 lors d’une assemblée préparée par des pasteurs : c’est l’Association des indigènes calédoniens et loyaltiens français (AICLF). Elle aussi évolue, rapidement vers le monde politique soutenant d’abord l’Union calédonienne avant de s’y opposer sous l’influence du pasteur Charlemagne (1914-2007).

La fin du premier boom du nickel au début des années 1970 accroît les difficultés économiques et les tensions en Nouvelle-Calédonie. Mis au chômage, les Kanaks voudraient récupérer la terre que se sont appropriée les éleveurs blancs pour se livrer à une agriculture traditionnelle devenue indispensable. La coutume se politise alors, et s’éloigne des valeurs chrétiennes. Le discours politique kanak est de plus en plus socialisant. Les Eglises rencontrent de ce fait une difficulté importante à se positionner. Les débats font rage dans leurs rangs qui comptent des partisans du statu quo ainsi que des partisans d’une évolution menant à plus de reconnaissance, de justice et à l’indépendance. Certains hommes d’Eglise quittent leurs fonctions ecclésiastiques : c’est le cas de Jean-Marie Tjibaou qui demande et obtient sa réduction à l’état laïc en 1971. Beaucoup de prêtres kanaks font un choix identique.

La diversité ethnique des fidèles, les dissensions au sein du clergé aussi bien sur des questions politiques qu’économiques, les Kanaks formant les catégories les plus déshéritées de la population, la crise qui secoue les Eglises en Europe[13]Guillaume Cuchet a très bien montré que la crise qui touche l’Eglise en France dans la seconde moitié du XXe siècle est antérieure au concile Vatican II qui en est souvent tenu pour … Continue reading et la réception délicate de Vatican II, expliquent la démission du premier archevêque de Nouvelle-Calédonie, monseigneur Martin en 1970. Soucieux d’éviter l’aggravation des conflits internes et de favoriser la fuite des fidèles des deux camps, la hiérarchie catholique fait preuve d’une grande neutralité, ce qui lui attire les critiques des uns et des autres en particulier à la suite de son synode de 1974. Monseigneur Michel Calvet, archevêque nommé en 1981 et toujours en poste aujourd’hui, refuse de prendre position sur la question de l’indépendance pendant et après les Evénements. L’Eglise catholique est cependant parfois la cible d’indépendantistes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) : les églises de Pouebo ou Balade sont fermées au culte plusieurs mois. En interne, elle connaît aussi des prises de position pro-indépendantistes comme celles de la commission diocésaine « Justice et paix » en novembre 1985 puis en octobre 1986. En mars 1987, des publications émanant de prêtres auxquels s’est associée la Congrégation des Filles de Marie expriment la nécessité de laisser aux seuls Kanaks le droit de décider de l’avenir du pays. Le refus de se prononcer de l’archevêque, souvent critiqué, s’avère in fine être la seule solution pour éviter une division des catholiques. L’Eglise protestante dissidente menée par le pasteur Charlemagne fait le même choix. Mais la majorité protestante kanake se déclare pour l’indépendance. Le synode de Houaïlou, en août 1979 aboutit pour l’Eglise évangélique de Nouvelle-Calédonie et des îles Loyauté (EENCIL) a une prise de position sans équivoque pour l’indépendance « préalable nécessaire à l’accueil des autres ethnies » (déclaration finale du synode).

Le rôle des Eglises dans le retour au dialogue et à la paix

Peu de temps après sa nomination au poste de Premier ministre en 1988, Michel Rocard choisit six personnalités dans le cadre d’une mission de dialogue, dont trois sont des personnalités du monde religieux ou spirituel. Si la présence d’un pasteur et d’un prêtre catholique s’explique par l’importance des missionnaires des deux confessions dans le monde kanak, celle d’un haut responsable de la franc-maçonnerie[14]Ceci ne la met pas à l’abri des crises. En 1986, Pierre Leray alors Grand Maître du Grand Orient venu à Nouméa pour l’implantation de la Grande Loge Nationale Française (GLNF), prononça un … Continue reading, l’est par ses idéaux humanistes, son engagement dans la vie publique et surtout par le creuset que forme la franc-maçonnerie dans le monde politique néo-calédonien : elle est une instance indispensable à la négociation. Les différents protagonistes sont tous catholiques ou protestants et/ou francs-maçons. Le but de cette mission est de renouer le dialogue entre indépendantistes et loyalistes après les tragiques événements d’Ouvéa. Elle va y parvenir en consultant tous les acteurs et toutes les instances de Nouvelle-Calédonie : groupes ethniques (les Wallisiens sont alors conduits par un prêtre, le père Sagato), syndicats, mais aussi, responsables des témoins de Jéhovah, de l’Assemblée de Dieu, des Baha’is, des bouddhistes, ou encore de la petite communauté juive. La volonté des différentes parties rencontrées converge vers un désir de paix et un appel constant à un vivre-ensemble résumé dans une formule reprise dans l’Accord de Nouméa signé dix ans plus tard, le destin commun.

Dans ce contexte, l’Eglise catholique profite des célébrations de son cent-cinquantième anniversaire en 1993 dans l’archipel pour poser un acte coutumier de pardon envers les Kanaks. Pour elle, reconnaître les torts qu’on a pu avoir envers les populations autochtones dans le passé est un préalable indispensable du vivre-ensemble. Du côté protestant, les choses ont été plus lentes : l’EENCIL, devenue l’Eglise protestante de Kanaky Nouvelle-Calédonie (EPKNC) en 2013, très majoritairement kanake et implantée dans des milieux très indépendantistes n’a assoupli ses positions que par une note publiée en 2017 où elle appelle au respect de la décision des urnes et à la sagesse et non plus au combat contre le colonialisme.

Désormais toutes les cérémonies importantes se déroulent en présence des ecclésiastiques catholiques et protestants. Le 4 mai 1998, lors de l’inauguration du Centre Jean-Marie Tjibaou, une prière œcuménique, souhaitant la réussite de l’accord de Nouméa, qui sera signé le lendemain, est encadrée par un prêtre catholique et un pasteur protestant, et précède les discours officiels. En juillet 2004, à Tyedanite, le concours de trois représentants des Eglises historiques est indispensable pour la coutume de réconciliation entre les familles Tjibaou et Yeiwéné et la famille Wéa impliquée dans les assassinats de Jean-Marie Tjibaou et de Yeiwéné Yeiwéné[15]Les leaders de la cause kanake Jean-Marie Tjibaou et Yewéné Yewéné furent assassinés lors de la commémoration des événements d’Ouvéa par Djubelly Wéa, le 4 mai 1989..

La métropole reconnaît cette place des responsables religieux et spirituels dans le processus en cours sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Lors de sa visite en Nouvelle-Calédonie en 2017, le Premier ministre Edouard Philippe a proposé un comité des sages qui est présenté par le texte le constituant comme un groupe de personnalités « reconnues, respectées et représentant la diversité calédonienne » et qui est chargé de garantir l’intégrité de la campagne pour le référendum. Ce comité compte un prêtre catholique, le père Apikaou, l’ancien directeur de l’Alliance scolaire évangélique, Billy Wapotro et des personnalités connues pour leur appartenance à la franc-maçonnerie. Plus récemment, la délégation française qui accompagnait le Président Emmanuel Macron en Nouvelle-Calédonie comprenait François Clarairoly, président de la Fédération protestante de France. Le protestantisme français garde en effet des relations fortes et des liens étroits avec le protestantisme néo-calédonien bien implantés chez les Kanaks. Il le fait par le biais du Département évangélique français d’action apostolique (Défap), service de mission des trois Eglises protestantes, qui mène des actions dans un contexte socio-économique marqué par de fortes inégalités sociales. En septembre 2017, la Fédération protestante de France et la Défap ont organisé une conférence sur la question du référendum calédonien.

Limites du modèle

Mais en cas de crise grave, les Eglises institutionnelles et la franc-maçonnerie pourront-elles encore apporter leur concours efficace pour une éventuelle résolution ? Leur importance dans la société néo-calédonienne, où l’appartenance religieuse n’est pas source de clivage politique, semble se réduire pour plusieurs raisons.

D’abord et selon une évolution assez générale, les Eglises institutionnelles perdent en poids. Leur rayonnement et leur influence sur la société actuelle sont moindres. La pratique religieuse régulière s’effrite. Les pratiquants vieillissent. Même si la crise des vocations sacerdotales est moins forte en Nouvelle-Calédonie qu’en métropole, que les fêtes religieuses sont célébrées devant une assistance nombreuse - en particulier, celle de la Toussaint qui s’accompagnent de visites fleuries sur les tombes des défunts - et que les cérémonies y sont souvent plus colorées et attractives qu’en Europe, la société néo-calédonienne connaît l’indifférence en matière religieuse qui touche une société qui s’urbanise et s’éloigne d’un monde rural et tribal longtemps pensé par les hommes d’Eglise comme prédisposés à être chrétien. Aujourd’hui 67 % de la population vit dans l’agglomération urbaine de Nouméa.

Les jeunes sont particulièrement touchés par cette évolution. Ils ont tendance à déserter les églises et les temples et les grands moments comme les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) ou le pèlerinage annuel de Téné pour les catholiques sont souvent sans retombées durables. Cette tiédeur, proche de l’indifférence touche l’ensemble de la jeunesse, toutes ethnies confondues. Les jeunes calédoniens d’origine européenne connaissent une évolution similaire à celles des jeunes des pays occidentaux. Quant aux jeunes océaniens, souvent moins instruits[16]Un jeune sur deux est diplômé pour les Européens contre un sur vingt pour les Kanaks. Source ISEE, recensement de 2014., ils dédaignent toute pratique et remettent aussi bien en question la foi qu’ils ont reçue de leurs parents que la coutume. Cette critique qui peut d’ailleurs se muer en refus des obligations coutumières, et touchent aussi les moins jeunes.

Les Océaniens de toute génération sont plus tentés que les populations blanches par les néo-évangélismes. Le côté émotionnel de ces mouvements les séduit plus que le côté rationnel et dogmatique. Entrer dans un groupe néo-évangéliste est une démarche individuelle ou collective (souvent limitée à la famille), mais elle ne touche jamais l’ensemble d’un groupe coutumier. C’est une des raisons qui rend la conversion de membres délicate au sein de la tribu. L’affaire de Chepenehé en janvier 1999 en est la parfaite illustration. Sur ordre des chefs, deux femmes témoins de Jéhovah qui refusaient certaines obligations coutumières furent fustigées une première fois puis une seconde fois, lorsqu’elles portèrent plainte pour mauvais traitement. Cette affaire montre clairement que sortir d’une Eglise institutionnelle, dont les liens sont très forts avec le monde coutumier revient à rejeter la coutume et à se soustraire à ses règles qui peuvent être extrêmement lourdes et onéreuses pour les membres de la tribu. La conversion parfois justifiée a posteriori par le caractère néo-païen de la coutume, entraîne l’émancipation coutumière et elle est plus facile en milieu urbain qu’en brousse. Pendant longtemps cette stratégie touchait uniquement le monde kanak. Aujourd’hui, elle touche aussi le monde wallisien.

Conclusion

Comme beaucoup de pays océaniens, les responsables politiques calédoniens reconnaissent le christianisme comme faisant partie de l’identité du pays. On peut d’ailleurs y ajouter les valeurs de la franc-maçonnerie.

De l’imbrication entre coutume et Eglises institutionnelles est né un équilibre qui participe au maintien de relations relativement pacifiées depuis trente ans sans pour autant assurer plus de justice sociale. Une génération est passée depuis la fin des Evénements. Cette génération, comme les précédentes, mais sans doute à une vitesse plus rapide, est traversée par des évolutions qui touchent le monde religieux au niveau mondial. Les plus pauvres parmi lesquels on trouve beaucoup de Kanaks, mais aussi de personnes issues d’autres ethnies principalement océaniennes, sont tentés parfois par un néo-évangélisme plus discret qu’ailleurs. Les populations les plus européanisées connaissent une évolution semblable à celles des sociétés des pays riches. Le paysage religieux néo-calédonien est donc à l’image de la société néo-calédonienne : très inégalitaire au niveau économique, social et culturel.

L’inconnu vient aujourd’hui des jeunes déracinés qui vivent aux portes de Nouméa ou en brousse et qui n’ont aucun repère, ni coutumier, ni religieux. Ils n’ont pas reçu d’éducation et n’ont pas bénéficié de transmission culturelle. Leurs parents avaient grandi sous l’œil des vieux dans le cadre d’une tribu rurale et ils n’ont pas su s’occuper d’eux dans un monde urbain dépourvu des solidarités traditionnelles et où la famille se résume à un couple et leurs enfants. Ils appartiennent souvent au monde kanak plus frappé par le chômage que les autres ethnies (18,6 % des actifs kanaks). Les Eglises historiques et néo-évangéliques déplorent et s’en préoccupent par des institutions comme le Secours catholique sans pour autant arriver à décider les hommes politiques à mener une politique onéreuse de prise en charge de ces déracinés. Elles se gardent bien aujourd’hui d’entrer dans tout débat qui pourrait avoir une issue politique.

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes

Notes
1 La Nouvelle-Calédonie est actuellement un Pays d’Outre-Mer. Géographiquement, elle est formée d’une longue île, la Grande-Terre qui se prolonge au sud par l’île des Pins, aux nord par les îles Belep et d’un archipel, les îles Loyauté composée de trois îles principales : Ouvéa, Lifou et Mare.
2 On appelle Evénements, les troubles qui secouent la Nouvelle-Calédonie de 1984 à 1988 et qui voient s’affronter les indépendantistes et les loyalistes. La tension qui règne culmine avec l’affaire de la grotte d’Ouvéa qui coûtera la vie à vingt-cinq hommes alors que se déroule en France l’élection présidentielle. Celle-ci mettra fin à la première cohabitation et permettra au nouveau gouvernement socialiste dirigé par Michel Rocard, d’entamer un processus d’apaisement qui mènera aux Accords de Matignon en 1988.
3 En Nouvelle-Calédonie, l’usage des anthropologues s’est imposé : Kanak est un mot invariable, qui s’écrit toujours avec une majuscule qu’ils soient substantif ou adjectif. Ici, nous suivrons néanmoins l’usage édicté par l’Académie française pour les noms et adjectifs de peuple.
4 Chiffres publiés par l’institut de statistique de Nouvelle-Calédonie (ISEE) en juin 2018.
5 Wallis et Futuna sont deux petites îles sous souveraineté française et situées à plus de 2 000 kilomètres de la Nouvelle-Calédonie.
6 Par exemple, la confirmation des adolescents est particulièrement tapageuse : on n’hésite pas alors à tuer plusieurs cochons, marques de richesses dans toute l’Océanie à l’exception du monde kanak, et à s’endetter lourdement.
7 L’inculturation désigne l’inscription du message évangélique et de l’organisation ecclésiale dans une culture. Le but est que chaque chrétien puisse l’être de façon authentique sans renier ni sa culture ni la doctrine chrétienne universelle. L’inculturation prend sa racine dans le discours missiologique et se justifie par l’incarnation du Christ dans un temps et un espace donné.
8 Dans certaines langues, en particulier en Océanie, le triel est le nombre grammatical exprimant le concept de « trois », distinct du singulier, du pluriel et du duel.
9 Le « modèle Clovis » ou « modèle Moshesh » pour les protestants, consiste à convertir en priorité les chefs. Les missionnaires sont convaincus que leur entourage puis tous leurs sujets suivront et deviendront chrétiens.
10 Membres d’une congrégation cléricale fondée en 1822 qui reconnue en 1836. Grégoire XVI lui donna alors la charge du vicariat d’Océanie Occidentale qu’il venait de créer. C’est parmi les maristes que furent recrutés les missionnaires de Nouvelle-Calédonie et des archipels voisins de Mélanésie.
11 Avant la colonisation, les Kanaks vivaient au sein de chefferies semi-nomades. Pour encadrer cette population, les autorités coloniales ont créé la tribu qui fixe le groupe à une terre délimités sous l’autorité d’un chef nettement identifié. Les Eglises y vont une opportunité de créer des paroisses correspondant à des tribus.
12 L’igname est un tubercule qui se perpétue par clonage. Aussi, plante-t-on toujours l’extrémité racineuse de l’igname récoltée. Il y a donc parallélisme entre les générations d’ignames et celles des horticulteurs qui en prennent soin jusqu’à l’ancêtre premier du clan qui planta le premier tubercule d’où sont issus tous les autres. L’igname est donc une plante symbolique dans le monde mélanésien au point d’avoir été proposée pour remplacer le pain de l’eucharistie lors de la messe dans les années 1980.
13 Guillaume Cuchet a très bien montré que la crise qui touche l’Eglise en France dans la seconde moitié du XXe siècle est antérieure au concile Vatican II qui en est souvent tenu pour responsable. Voir Guillaume CUCHET, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Paris, Seuil, 2018. Les décisions conciliaires qui bouleversent les habitudes et les traditions accentuent le phénomène qui se traduit en particulier par une désertion accélérée des églises et des séminaires.
14 Ceci ne la met pas à l’abri des crises. En 1986, Pierre Leray alors Grand Maître du Grand Orient venu à Nouméa pour l’implantation de la Grande Loge Nationale Française (GLNF), prononça un discours public où il se déclara pour l’indépendance et où il fit connaître l’appartenance maçonnique du leader loyaliste Jacques Lafleur. Beaucoup de membres du Grand Orient démissionnèrent alors ce qui provoqua la création de trois nouvelles loges l’année suivante.
15 Les leaders de la cause kanake Jean-Marie Tjibaou et Yewéné Yewéné furent assassinés lors de la commémoration des événements d’Ouvéa par Djubelly Wéa, le 4 mai 1989.
16 Un jeune sur deux est diplômé pour les Européens contre un sur vingt pour les Kanaks. Source ISEE, recensement de 2014.
Pour citer ce document :
Dominique Barbe, "Les Eglises face aux défis du monde contemporain en Nouvelle-Calédonie". Notes de l'Observatoire international du religieux N°05 [en ligne], juin 2018. https://obsreligion.cnrs.fr/note/les-eglises-face-aux-defis-du-monde-contemporain-en-nouvelle-caledonie/
Auteur.e.s

Dominique Barbe, maître de conférence en histoire, Centre des nouvelles études sur le Pacifique (CNEP) – université de Nouvelle-Calédonie

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