Note N°12

mars 2022

Liberté, égalité, séparation : quelles déclinaisons de la laïcité au Burkina Faso ?

Maud Saint-Lary

Pays enclavé, le Burkina Faso se situe dans la zone dite des trois frontières caractérisée par une « crise sécuritaire » profonde qui ne cesse de s’aggraver depuis 2015. Avec la multiplication grandissante des attaques dans le nord et l’est puis dans l’ensemble du pays tous azimuts, les populations « déplacées internes » n’ont cessé d’augmenter jusqu’à atteindre le nombre 1 579 976 d’individus , contraintes de fuir leur village, le plus souvent dans une urgence extrême. Que le territoire national soit ainsi lentement grignoté par les djihadistes a plongé le peuple burkinabè dans un état de sidération duquel, en 2021, il peine encore à sortir.
La fermeture de 3280 écoles du fait de menaces explicites de groupes djihadistes sur les enseignants des écoles publiques laïques perçues comme un instrument à la solde de l’Occident a conduit, selon un lent processus en cours depuis sept ans, à la déscolarisation de centaines de milliers d’élèves (511 000 élèves selon les déclarations gouvernementales de janvier 2022) qui donne l’amer sentiment collectif de toute une génération en passe d’être sacrifiée. Ce contexte de « crise », pour reprendre le qualificatif souvent employé, sonne comme un euphémisme révélateur de la difficulté à considérer qu’une grande partie du pays est en situation de guerre. Cette crise fait suite à d’importantes transformations politiques liées à la chute en octobre 2014 du régime de Blaise Compaoré après 27 ans au pouvoir. Après l’insurrection populaire qui a fait chuter le régime le 31 octobre 2014, un régime de transition, une tentative de putsch en 2015 et l’élection du président Roch Marc Christian Kaboré en 2015, réélu en 2020, le pays s’est enlisé dans une crise multiforme (sécuritaire, économique, politique). Le putsch du 24 janvier 2022 a été perçu par une large partie de la population comme une nécessité face à un Etat burkinabè caractérisé par son incapacité à endiguer la crise et une présence militaire française de plus en plus contestée.
Ces événements surviennent dans une société qui a pourtant été longtemps qualifiée de modèle de coexistence pacifique (Crisis group, 2016). Si le terme est certainement excessif tant les infrastructures d’État ont toujours été inégalement réparties sur le territoire national, il n’en reste pas moins que le Burkina Faso est un pays de pluralité culturelle et religieuse où la cohabitation des différentes confessions a longtemps prévalu, et cela jusqu’au sein même des familles. Ainsi dans ce pays longtemps qualifié de « bastion catholique » (Otayek, 1984 ; Diallo, 1990), les musulmans représentent pourtant une majorité significative (60,5%) aux côtés des chrétiens (23,2%) et des « animistes » (15,3%) . Ces chiffres ne suffisent toutefois pas à décrire la réalité du paysage religieux dont il faut préciser trois singularités : 1. Si les musulmans représentent une majorité d’un point de vue démographique, ils ont été longtemps marginalisés dans les sphères étatiques. 2. Leur nombre a augmenté de manière significative en 50 ans. 3. Le paysage religieux du Burkina Faso a connu des mutations profondes caractérisées notamment par une forte segmentation.
En outre, selon une définition « plastique », la laïcité articule trois grands critères (Baubérot, 2015) : 1. la liberté de conscience qui inclut la liberté de culte, mais aussi de pensée, y compris celle de ne pas croire 2. L’égalité de traitement des religions, que ce soit dans un contexte de pluralité religieuse ou non. 3. La séparation institutionnelle entre les sphères étatiques et religieuses.
A ces critères de « liberté, égalité, séparation » s’en ajoute un quatrième, résultant des trois autres, celui de la neutralité d’Etat, qui est davantage un outil, une condition de mise en œuvre des précédents mais pouvant faire l’objet de conceptions multiples.
Cette approche permet de saisir la pluralité des déclinaisons possibles, ces trois dimensions pouvant rentrer en tension et s’articuler différemment les unes aux autres. Ainsi, Jean Baubérot ne dénombre pas moins de sept modèles de laïcité en France (Baubérot, 2015), nous invitant à nuancer l’idée d’une laïcité « à la française ». En France, le modèle « historique » des pères fondateurs s’est largement reconfigurée au cours du vingtième siècle et ce, en lien avec le traitement politique des minorités post-coloniales. En outre, du point de vue des territoires anciennement colonisés, la trajectoire que la laïcité a suivi en France dès le début du 20è siècle n’est bien sûr pas la même que celle qui s’est déployée outre mer.
Analyser ses pratiques et représentations au Burkina Faso amène inévitablement à questionner son histoire avec la France, puis ses cheminements propres après l’Indépendance. Comment se déclinent au Burkina Faso les trois grands critères qui fondent la laïcité ?
Cette note s’articule en quatre grandes parties. Après avoir exposé le contexte général et quelques aspects historiques permettant de saisir la construction de la laïcité sur le territoire actuel du Burkina Faso, il s’agira de saisir les déclinaisons burkinabè des grands critères qui fondent le principe de laïcité tels qu’évoqués plus haut. Comment est mise en œuvre la séparation des sphères religieuse et étatique ? Qu’en est-il des principes d’égalité de traitement des confessions religieuses et de liberté de conscience dans ce contexte de pluralité ?

La construction de la laïcité au Burkina Faso

Les territoires voltaïques avant l’indépendance comme tous ceux de l’empire colonial français sont exclus de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 qui, comme le rappelle Jean-Louis Triaud, « ne se préoccupait ni de colonies ni d’islam» (Triaud, 2009). La loi de 1905, si centrale dans la construction républicaine française, n’a bien évidemment pas été exportée en dehors de la métropole dans la mesure où le projet colonial était aux antipodes d’une quelconque idée républicaine. Les débats qui ont animés les députés avant le vote de la loi de 1905 le montrent d’ailleurs clairement. Jean Baubérot rappelle bien comment l’extrême violence des débats avant le vote de la loi de séparation tranche avec le laconisme des députés à propos du sort réservé à « l’Outre-mer ». Aristide Briand, pourtant père fondateur de la loi de 1905 proposera concernant les colonies la disposition suivante : « des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable à l’Algérie et aux colonies » (Baubérot, 2005). En d’autres termes, la loi fondatrice des valeurs républicaines et des principes démocratiques est officiellement et sans débats parlementaires transformée en « règlement d’administration publique » permettant dans les territoires concernés, « d’en retarder l’application, d’en faire une application à géométrie variable ou encore de ne pas jamais l’appliquer » (Baubérot, 2005). En Algérie, alors département français, la mobilisation des Oulémas pour l’application de la loi de séparation sur leur territoire a été constante après 1905 jusqu’à l’indépendance en 1962. Ces Oulémas voyaient dans la loi de séparation un levier pour sortir du contrôle étatique dont ils étaient affligés, mais elle ne sera jamais appliquée (Sellam, 2006).
Dans les colonies de l’Afrique occidentale française, là aussi point de loi de séparation, mais surtout des outils de contrôle des leaders religieux. La « laïcité coloniale » (Triaud, 2009) c’est donc d’abord et avant tout la non application de la loi de 1905. « La République et la laïcité, considérées comme valeurs démocratiques et progressistes dans notre histoire nationale, sont donc devenues colonialistes et impérialistes à l’échelle de l’Empire colonial » (Triaud, 2009). Aussi, au moment des indépendances, le fait que la plupart des Etats africains se calent sur les modèles juridiques de la France métropolitaine a pu constituer, comme on ne le rappelle peut-être pas assez, une manière de rétablir un droit dénié, de rompre avec une laïcité détournée en « concordat colonial » (Triaud, 2009). Après l’indépendance, la laïcité est enfin établie, sur le modèle de la France métropolitaine…
En outre, pour ce qui est de l’Eglise catholique dans les colonies, leur traitement au début du 20ème siècle n’est pas non plus le même qu’en métropole. Les Pères Blancs se sont installés dès 1900 sous la houlette du Cardinal Lavigerie qui, porté par des espoirs de christianisation, collabora avec l’empire colonial soucieux de favoriser l’essor des missionnaires français plutôt qu’étrangers (Somé, 2012). Même si les Pères Blancs sont souvent en désaccord avec l’administration coloniale (notamment pour défendre les populations touchées par un système fiscal injuste), les missions catholiques ne constituent pas moins une «minorité dominante » (Bouron, 2013 : 50). Cela marquera profondément l’histoire politique de la Haute Volta indépendante devenue Burkina Faso en 1984 avec « la présence d’une Église catholique remarquablement organisée et dont l’influence politique, sociale et morale est inversement proportionnelle à son poids démographique » (Otayek, 1999 : 35).
Le statut privilégié des catholiques à l’égard de l’Etat perdure après l’indépendance, ce que les responsables musulmans n’hésitent pas à rappeler dans les années 1990 en pointant que « sous la 1ère République, le président Maurice Yaméogo, ancien élève d’un séminaire catholique, se disait “une créature de l’Église” » (Ouédraogo, 2018 : 121). Comme l’indique Yacouba Ouédraogo « la puissance de l’Église catholique s’estompe quelque peu avec l’arrivée au pouvoir, en 1966, d’Aboubacar Sangoulé Lamizana, président de confession musulmane » (Ouédraogo, 2018). Ce dernier ouvrira le pays au monde arabe et favorisera l’enseignement de la langue arabe et des écoles dites franco-arabes. Ce n’est que progressivement à partir des années 1970 que l’insertion des musulmans s’amorce et qu’une élite musulmane émerge au sein de la fonction publique (Cissé, 1994).
Aujourd’hui, l’appareillage juridique qui cadre la laïcité au Burkina Faso se concentre en grande majorité sur des dispositions constitutionnelles et non des lois. Ainsi dans ses grandes lignes, la constitution du Burkina Faso de 1991, amendée 5 fois jusqu’en 2020, érige la laïcité en principe fondateur de la République (article 31). Elle affirme « la liberté de conscience, de croire et de ne pas croire ainsi que le droit de réunion sous réserve du respect de l’ordre public (article 7). L’enseignement public y est défendu comme « laïc » (article 27). Enfin l’article 80, promulgué suite à la loi de 2012 portant création du Sénat, stipule que ce dernier est « composé de représentants des collectivités territoriales, des autorités coutumières et religieuses, du patronat, des travailleurs, des Burkinabè vivant à l’étranger et de personnalités nommées par le Président du Faso ». La constitution d’abord supprimée par le régime putschiste après le coup d’Etat du 24 janvier 2022, est ensuite rétablie par ce même régime lors de la publication, 5 jours plus tard, de l’acte fondamental de son mouvement, le MPSR (Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration). Cet acte, déclaré comme ayant une valeur supérieure à la Constitution, lui a valu d’être qualifié d’ « OCNI » (objet constitutionnel non identifié, Kam, 2022). Il n’en reste pas moins que le principe de laïcité y est réaffirmé explicitement bien qu’il le soit aussi dans la Constitution.

Une laïcité à réparer : revendication d’une meilleure égalité de traitement

D’après Yacouba Ouédraogo, un débat sur la laïcité émerge au Burkina Faso dans les années 1990. Ce sont précisément les élites musulmanes qui s’en saisissent pour défendre le principe laïque d’égalité de traitement des confessions religieuses. « Le sujet est relancé par des organisations musulmanes qui, si elles ne remettent pas en cause la laïcité comme principe normatif dans la société burkinabè multiconfessionnelle, ne semblent pas satisfaites de la gestion de la laïcité par l’État » (Ouédraogo, 2018). Les revendications des musulmans francophones ont pu « être influencées par les problématiques discutées au sein des réseaux islamiques francophones à l’image du Colloque international des musulmans de l’espace francophone (CIMEF) » (Ouédraogo, 2018 : 122). En effet, ces élites réclament un traitement égalitaire des confessions religieuses dans le pays, dénonçant régulièrement un traitement inégalitaire au sein de l’Etat. Comme le suggère cet imam issu de la mouvance francophone rapportant les réflexions d’un colloque international sur la laïcité qui s’est tenu quelques mois après le colloque du CIMEF en 2007 à Ouagadougou : « l’Etat doit se tenir à équidistance entre les religions, (il ne doit être) ni pour une autre, ni contre une autre (religion) » (Imam, AEEMB/CERFI, juillet 2008) .
Selon cet imam, qui s’exprime au nom des musulmans francophones, le modèle de laïcité britannique est plus adapté à la société burkinabè :

Nous préférons la laïcité britannique parce qu’en France, avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il y a quand même ce problème de deux poids deux mesures. Vu d’ici en tout cas nous avons l’impression que la laïcité à la française est une laïcité anti-islamique (Imam, AEEMB/CERFI, juillet 2008).

Pour illustrer cette inégalité de droits, l’imam cite l’exemple du discours de Sarkozy au Latran ou encore les cas de « la Guyane et de l’Alsace Lorraine (sic) (où), l’Église, le Clergé est toujours subventionné par l’Etat ». On voit ainsi combien le modèle de laïcité burkinabè revendiqué par les intellectuels musulmans se construit en opposition à une laïcité « à la française » perçue comme « anti-islamique ». L’imam, se réfère au passé colonial pour expliquer la méfiance des musulmans à l’égard de l’État :

Pendant longtemps les musulmans étaient un peu en retrait par rapport à ce qui était organisé (la vie de la cité). Il y avait une certaine méfiance par rapport aux autorités. Même à la période coloniale. Vous savez par exemple ce que l’on a fait aux Hamallistes ? Même les pèlerins de la Mecque, on les traquait. Il fallait se cacher pour y aller. Donc ça a fait un peu durer la méfiance de tout ce qu’il y avait vis-à-vis de l’Etat. Et c’est cela qu’il faut réparer maintenant.

Les propos de cet imam reconnu dans les sphères des musulmans francophones peuvent être lus comme un condensé des réflexions qui traversent la sphère islamique francophone burkinabè et montrent que le regard sur une laïcité à la française « anti islamique » est nourri de la contemporanéité des débats sur la laïcité en France mais aussi de la mémoire coloniale . Le passé colonial pèsera longtemps sur les populations musulmanes du pays qui bouderont les bancs de l’école. De fait, longtemps, l’école laïque sera qualifiée d’ « école du Blanc », et des générations de jeunes musulmans s’en priveront au profit de l’école coranique, avec pour conséquence une faible insertion au sein de l’appareil d’Etat. Progressivement, dans les décennies qui suivent les années 1970, la « réparation » s’opère : les musulmans se réconcilient avec l’école, intègrent l’appareil d’Etat mais la communauté musulmane du pays reste vigilante pour que la puissance publique respecte le principe d’égalité de traitement des religions.

Mise en œuvre du principe de séparation : vers une laïcité de collaboration

Si certains prédicateurs burkinabè fustigent des dispositions du Code des personnes et de la famille, comme la limite d’âge du mariage, présentée comme une contamination de l’Occident (Saint-Lary, 2019 : 179 et suiv.), il n’en reste pas moins que la légitimité de l’Etat à contrôler l’institution de la famille est très peu contestée au Burkina Faso. Contrairement au Mali et au Niger, le Code des personnes et de la famille ne fait pas l’objet de contestations publiques. Quant aux leaders francophones, ils incitent leurs fidèles à faire le mariage civil même si cela doit être après le mariage à la mosquée (Saint-Lary, 2013).
Une « laïcité de collaboration » (Ouédraogo, 2018) avec l’Etat se décline de différentes manières, à commencer par la mise en œuvre de certaines politiques publiques dans lesquelles les autorités religieuses sont vivement conviées à s’impliquer. L’Etat burkinabè, sous la férule des organisations internationales, recherche la caution des acteurs coutumiers et religieux considérés comme des leaders d’influence. Ainsi la caution religieuse devient de plus en plus incontournable dans les politiques publiques (Langewiesche, 2011; Kaag et Saint-Lary, 2011). Cette laïcité de collaboration est fortement encouragée par les organisations internationales qui guident les politiques publiques. En témoigne en 2004 la publication par la Banque mondiale d’un ouvrage au titre évocateur : Mind, Heart, and Soul in the Fight Against Poverty (Marshall et Keough, 2004). L’accent est mis sur la nécessité d’impliquer les organisations religieuses dans la lutte contre la pauvreté. Les élites chrétiennes et islamiques y sont considérées comme des partenaires incontournables pour la mise en œuvre de programmes dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, l’environnement ou le maintien de la paix (Marshall et Keough, 2004). La caution religieuse est donc un phénomène qui s’inscrit dans un monde globalisé où les décideurs issus des organisations internationales mesurent l’intérêt et l’efficacité des actions impliquant les autorités religieuses. Ils apparaissent comme des leaders d’opinion avec qui il est préférable de collaborer, des forces devant être impliquées pour soutenir le changement et diffuser plus efficacement les messages de sensibilisation. Cela est particulièrement vrai au Burkina Faso dans le domaine des luttes contre l’excision, contre la mendicité des enfants, contre le VIH, mais aussi pour la promotion de la planification familiale et la reforestation…
Dans la perspective du maintien de la paix sociale, les pouvoirs publics et les leaders religieux et coutumiers sont soucieux d’institutionnaliser le dialogue interreligieux. Là aussi c’est une tendance lourde promue par l’Etat autant que par les organisations internationales comme l’explique Katrin Langewiesche (2011). La création en 2007 de l’Union des religieux et coutumiers du Burkina Faso (URCB) procède de cette logique. Le dialogue interreligieux fortement appuyé par l’Etat burkinabè depuis 20 ans a été mobilisé dans les politiques de lutte contre le VIH, mais aussi dans une perspective de cohésion sociale après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998 . Les religieux et coutumiers furent mobilisés pour « la cérémonie du grand pardon » en 2001.

Conclusion : un modèle qui s’émousse ?

La pluralité religieuse burkinabè a souvent été pointée comme un « modèle de coexistence pacifique » (Crisis group, 2017) ou encore de « religiosité tranquille » (Otayek, 1999 : 35) suggérant en creux que le pays serait porteur, ou aurait été jusqu’en 2015, un modèle de laïcité (réussie). Quelques nuances peuvent être apportées dans la mesure où « on a pu constater ces dernières années, une très grande implication de la religion catholique dans l’avènement de la transition politique » (Beucher, Kibora et Kolesnoré, 2019). De plus, la pluralité religieuse n’exclut pas que des épisodes de conflits et de tensions, parfois violentes, entre confessions religieuses aient marqué l’histoire du pays (Degorce, Kibora et Langewiesche, 2019).
En dépit de cela, comme le rappellent les auteurs de l’ouvrage Rencontres religieuses et dynamiques sociales au Burkina Faso, la pluralité religieuse s’exprime dans une quotidienneté assez singulière pour qu’elle mérite d’être soulignée (Degorce, Kibora et Langewiesche, 2019). Elle permet à des individus de s’inscrire dans des trajectoires de conversion et de reconversion faisant la marque de fabrique d’une liberté de culte burkinabè (Langewiesche, 2003). La diversité est inscrite jusqu’au cœur des familles dont les membres peuvent être issus de différentes confessions y compris dans la famille restreinte. Fréquents sont les couples mixtes « qui se marient selon plusieurs rites pour ne pas heurter la sensibilité des parents » (Degorce, Kibora et Langewiesche, 2019 : 6). De même, la pluralité est visible pour l’observateur le moins averti lors des grandes fêtes religieuses qui sont l’occasion d’invitations entre chrétiens et musulmans, de circulation de nourriture, de cadeaux entre voisins. Il en est de même des mariages, des funérailles et des baptêmes, autant de moments cruciaux des âges de la vie qui produisent des adaptations rituelles et cérémonielles destinées à satisfaire toutes les confessions concernées.
Mais depuis cinq ans, on recense de plus en plus, dans le cœur des villes souvent marquées par le multiconfessionalisme, des crispations qui semblent remettre en question ces acquis du vivre ensemble. Des mariages mixtes entre chrétiens et musulmans sont objet d’inquiétudes au sein des familles et parfois, les autorités religieuses rechignent à les célébrer. Les sociabilités pluriconfessionnelles qui ont toujours eu cours entre voisins dans les quartiers lors des fêtes de Noël et de la Tabaski (l’Aïd) sont désormais présentées par certains leaders religieux de différentes obédiences, comme interdites. Les chrétiens se refusent à égorger le poulet selon le rituel musulman pour le partager avec eux comme auparavant et les musulmans se demandent s’il est bien licite d’aller manger la nourriture de leur voisin chrétien pour Noël. On regarde d’un œil suspect une cérémonie de mariage musulman où il n’y a pas de musique etc. Ces tensions palpables dans la quotidienneté de la vie sociale autant que dans la vie politique ont contribué à la constitution en 2015 de l’ONAFAR (Observatoire national des faits religieux). Cet organe est né des initiatives qui ont animé les musulmans francophones du Burkina Faso dans les années 1990 aboutissant à l’organisation en 2012 par l’Etat Burkinabè d’un forum national sur la laïcité. Ce dernier conduira ensuite à la création de l’ONAFAR en 2015 (Ouédraogo, 2019). De plus cette initiative a vu le jour dans un contexte international où « l’ingénierie de la lutte contre le terrorisme » (Petitdemange, 2021) favorise l’apparition d’organes nationaux destinés à la préservation de la laïcité et du « vivre-ensemble ». Constitué de dix membres associant représentants religieux (un représentant de « la religion traditionnelle » y a récemment été intégré) et politique (le ministre des cultes notamment), l’ONAFAR « est chargé entre autres de surveiller les contenus médiatiques à caractère religieux, de veiller à l’application de la règlementation sur les pratiques cultuelles, et de promouvoir la tolérance et le dialogue interreligieux » (Ouédraogo, 2019). Sa mission révèle un besoin accru de contrôle des pratiques cultuelles ainsi qu’une coopération forte entre sphères politiques et religieuses.

Bibliographie

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Autres documents
• Constitution du Burkina Faso du 11 juin 1991 (révisée 5 fois), https://adsdatabase.ohchr.org/IssueLibrary/BURKINA%20FASO_Constitution.pdf
• Acte fondamental du MPSR (Mouvement pour la Sauvegarde et la Restauration), 29 janvier 2022, https://www.aib.media/wp-content/uploads/2022/01/ACTE-FONDAMENTAL-MPSR.pdf

Pour citer ce document :
Maud Saint-Lary, "Liberté, égalité, séparation : quelles déclinaisons de la laïcité au Burkina Faso ?". Notes de l'Observatoire international du religieux N°12 [en ligne], mars 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/note/liberte-egalite-separation-quelles-declinaisons-de-la-laicite-au-burkina-faso/
Auteur.e.s

Maud Saint-Lary, anthropologue, IRD/IMAf

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