Note N°13

février 2023

L’impact de la religion sur la politique, la société et les relations internationales indonésiennes

Greg Fealy

Introduction

La religion joue un rôle significatif dans la société et la culture indonésiennes, mais son influence sur la politique et dans les relations internationales est inégale et souvent moindre à celle perçue depuis l'étranger.

Les Indonésiens considèrent la religion comme un élément central de leur identité nationale. Le revivalisme religieux se développe dans le pays, surtout au sein de la communauté musulmane, majoritaire, mais aussi parmi les chrétiens.

L'islam est un élément omniprésent dans la politique indonésienne, bien que le soutien à l'islamisme (c'est-à-dire la tentative d'introduire officiellement la loi et les principes islamiques dans la vie publique) soit limité à une petite minorité. Tous les partis islamiques soutiennent le système démocratique actuel et la constitution, neutre sur le plan religieux, de l'Indonésie. Bien qu'ils fassent parfois pression pour obtenir une législation influencée par l'islam, leurs objectifs sont, pour la plupart, inclusifs et pluralistes, et ils forment fréquemment des coalitions avec des partis non islamiques. Dans la pratique, la plupart des partis islamiques sont préoccupés par l'accès aux ressources de l'État et aux possibilités de favoritisme pour leurs soutiens. L'influence de l'islam devient également plus diffuse et de nombreux partis non islamiques attirent désormais un nombre important d’électeurs musulmans.  Par conséquent, si la société indonésienne s'islamise progressivement, l'islam politique ne représente pas une force de changement spectaculaire à court ou moyen terme.

L'Indonésie présente l'islam, et surtout la modération islamique, comme une composante importante de sa diplomatie. Cela correspond à une spécificité nationale, mais aussi à une stratégie visant à obtenir l'approbation et le soutien de l'Occident et, de plus en plus, des États du Golfe. Le président actuel, Joko Widodo, considère que les affaires étrangères visent principalement à renforcer l'économie indonésienne par le biais du commerce et des investissements. La religion s'est avérée être un moyen efficace d'attirer non seulement les louanges de la diplomatie, mais aussi des injections accrues de capitaux et l'accès à de nouveaux marchés pour les produits indonésiens. La diplomatie islamique de l'Indonésie repose donc sur un solide pragmatisme.

L'Indonésie, bien qu'elle compte plus de musulmans que tout autre pays, n'est pas considérée par le reste du monde musulman comme une nation influente sur le plan islamique.

Religion en Indonésie : principales caractéristiques

Bien qu'ils soient souvent décrits dans les médias internationaux comme citoyens d’une « nation laïque », les Indonésiens rejettent cette caractérisation et considèrent la croyance religieuse comme essentielle à l'identité indonésienne. La centralité de la religion est inscrite dans la constitution : le premier des cinq principes de l'idéologie nationale « Pancasila » stipule que les Indonésiens doivent « croire en un Dieu unique et tout-puissant ». Tous les citoyens indonésiens sont censés être religieux et la carte d'identité nationale obligatoire comporte une « case religion » dans laquelle la foi d'un individu doit être enregistrée.  L'incroyance ou l'athéisme sont effectivement illégaux et un citoyen peut être poursuivi en vertu des lois sur le blasphème pour avoir épousé des opinions athées (au milieu des années 2000, un fonctionnaire a été emprisonné pendant quatre ans après la divulgation de messages privés sur les médias sociaux dans lesquels il déclarait son athéisme).

Les affaires religieuses font l'objet d'une surveillance étroite de l'État et, parfois, d'une intervention directe de celui-ci. Le troisième plus grand ministère de la République d'Indonésie est le ministère des Affaires religieuses, qui est chargé de surveiller tous les aspects de la vie religieuse concernant les religions reconnues par l'État. Actuellement, six religions sont officiellement reconnues : l'islam, le catholicisme, le protestantisme, l'hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme.

Parmi ces six religions reconnues, l'islam est de loin la plus importante. Quelques 238 millions d'Indonésiens, soit 87 % de la population totale de 270 millions d'habitants, sont musulmans, selon le recensement de 2020. Cela signifie que l'Indonésie a la plus grande population musulmane au monde. Bien qu'il existe une grande diversité au sein de l'islam indonésien, la principale division interne se situe entre les traditionalistes (musulmans qui adhèrent à l'une des écoles sunnites et sont généralement syncrétiques sur le plan culturel) et les modernistes (ceux qui adhèrent strictement au Coran et à l'exemple du prophète Mahomet, et qui sont également conservateurs sur le plan culturel). La principale organisation « traditionaliste » (au sens d’un attachement aux traditions de l’islam javanais) est la Nahdlatul Ulama (« Renaissance des oulémas », NU, fondée en 1926), qui compte parmi ses membres environ 20 % de la population et au moins 20 % supplémentaires de « sympathisants ». La NU est la plus grande organisation d'Indonésie. L'organisation « réformiste » prédominante est la Muhammadiyah (également fondée dans les années 1920), qui revendique l'allégeance d'environ 7% de la communauté musulmane[1]Greg Fealy & Virginia Hooker (eds), 2006, Voices of Islam in Southeast Asia: A Contemporary Sourcebook, Institute of Southeast Asian Studies, Singapore, 2006, pp. 39-50..

Parmi la communauté non musulmane, les protestants représentent 7% de la population (environ 19 millions), les catholiques 3% (8 millions), les hindous 2% (5 millions), les bouddhistes 1% (3 millions) et les confucianistes 0,3% (1 million). Les communautés chrétiennes (c'est-à-dire protestantes et catholiques) exercent une influence qui dépasse leur pourcentage relativement faible dans la population. Une part disproportionnée de la richesse de l'Indonésie est détenue par des Sino-Indonésiens, dont beaucoup sont chrétiens. Dans les coulisses, la communauté chrétienne apporte un soutien financier important aux partis politiques, y compris à certains partis islamiques, bien que les détails de ces arrangements soient rarement rendus publics.  La communauté chrétienne soutient fermement la nature pluraliste du système social et politique de l'Indonésie, bien que, comme nous le verrons plus loin, la force de l'opinion musulmane l'emporte parfois sur l'influence chinoise.

Le statut des religions non reconnues est discutable : elles ne sont pas formellement interdites (bien que certaines, comme le judaïsme, le bahaïsme et les témoins de Jéhovah, l'aient été dans le passé) mais leurs congrégations peuvent être vulnérables à l'ostracisme sectaire et parfois aux attaques des communautés majoritaires. Les religions hétérodoxes locales qui mélangent l'islam avec d'autres religions (généralement appelées Kepercayaan ou Kebatinan) sont classées comme des « confessions », et non des religions, et relèvent du ministère de l'Éducation et de la Culture. Un arrêt de la Cour constitutionnelle de 2016 a annulé l'interdiction de mentionner les « confessions » dans la case « religion » de la carte d'identité nationale, mais de nombreuses communautés kepercayaan continuent de rencontrer des difficultés pour obtenir la reconnaissance officielle de leur statut[2]Simon Butt, “The Constitutional Court and Minority Rights: Analysing the Recent Homosexual Sex and Indigenous Belief Cases”, in Greg Fealy & Ronit Ricci (eds), Contentious Belonging: The … Continue reading.

L'Islam dans la société et en politique

Le caractère de l'islam indonésien est généralement dépeint comme modéré et tolérant, notamment par les Indonésiens eux-mêmes. Bien qu'il y ait une part de vérité dans cette description, la réalité est plus complexe et toute compréhension approfondie du rôle de la religion dans la vie nationale doit tenir compte des forces en présence au sein de la communauté islamique et de la variabilité de l'opinion publique sur les questions religieuses.

Débat sur le rôle de la loi islamique

Une mise en perspective historique est utile pour comprendre la dynamique contemporaine de l'islam indonésien. Pendant la majeure partie de l'histoire de l'Indonésie, l'islam a été un point de division politique très net. Dès l'émergence d'un mouvement nationaliste indonésien à la fin des années 1920, les militants se sont opposés sur la question de savoir si l'État postcolonial serait fondé sur l'islam ou serait religieusement neutre ou laïque. Les militants pro-islam pensaient que l'État devait refléter la composition religieuse de la société, qui, dans le cas de l'Indonésie, était en grande majorité islamique. Ils rappellent également l'histoire des États islamiques précoloniaux (sultanats) dans une grande partie de l'archipel, qu'ils considèrent comme la preuve des profondes racines culturelles, politiques et juridiques de l'Islam.  Les militants anti-islam ont fait valoir que la création d'un État islamique ferait de tous les non-musulmans des citoyens de seconde zone, ce qui serait contraire aux principes égalitaires et fondés sur les droits d'une Indonésie indépendante.

Le débat sur la question de l'État islamique s'est poursuivi jusqu'en 1945, lorsque l'Indonésie a commencé à formaliser ses accords pour l'indépendance. Après une impasse initiale sur le statut de l'islam parmi les rédacteurs de la nouvelle constitution, un compromis a été trouvé, selon lequel l'islam ne serait pas la religion officielle de l'Indonésie, mais la constitution exigerait des musulmans qu'ils respectent la charia. Après la déclaration d'indépendance du 17 août 1945, les communautés chrétiennes d'Indonésie orientale menacent de rejeter la nouvelle République si la « clause de la charia » est maintenue, affirmant qu'une telle disposition islamise effectivement l'État. À contrecœur, les représentants islamiques ont accepté d'omettre la clause de la charia, faisant de la constitution un document religieusement neutre (ce qui signifie qu'aucun mot identifié à une foi particulière, comme « Allah » ou « charia », n'a été utilisé). À trois reprises - en 1959, 1968 et 2000 - les partis islamiques ont tenté de rétablir la clause de la charia dans la constitution, mais sans succès. Au cours des trente dernières années, le soutien aux amendements « islamiques » à la constitution a chuté et tous les principaux partis et organisations islamiques considèrent la formulation constitutionnelle « déconfessionnalisée » actuelle comme définitive. Seuls les groupes islamistes doctrinaires plaident encore pour le rétablissement de la clause de la charia et leur influence dans la communauté musulmane au sens large est faible[3]Nadirsyah Hosen, “Religion and the Indonesian Constitution: A Recent Debate”, Journal of Southeast Asian Studies, vol. 36, no. 3, 2005, pp. 419-440..

L'attrait électoral limité de l'islam politique

La politique islamique en Indonésie a été moins influente que les données statistiques ne le suggèrent. Bien que les données du recensement des 90 dernières années montrent qu'environ neuf Indonésiens sur dix sont musulmans, il ne faut pas croire que cette vaste majorité de musulmans sont tous dévots de leur foi ou aspirent à vivre dans une société fortement islamisée. Un coup d'œil aux résultats des élections démocratiques depuis 1955 indique que pas plus de la moitié de l'électorat musulman n’a voté pour des partis islamiques.  En effet, le vote le plus élevé en faveur de ceux-ci a été enregistré en 1955, lorsqu'ils ont obtenu 43 % des voix au niveau national. Lors des cinq élections démocratiques organisées depuis la chute du régime autoritaire de Soeharto en 1998, les partis islamiques ont obtenu en moyenne un tiers des voix. Même s'il y a eu une augmentation du comportement piétiste des musulmans au cours du dernier demi-siècle, le soutien aux partis islamiques stagne. Plusieurs raisons expliquent ce lien atténué entre le comportement religieux et la préférence électorale. Premièrement, de nombreux musulmans sont des musulmans nominaux ou « statistiques » - ils sont peut-être nés musulmans, mais l'islam joue un rôle relativement mineur dans leur vie quotidienne et ils ne le considèrent pas comme leur principal marqueur d'identité. Ces personnes se méfient de l'élection de politiciens islamiques qui mettent l'accent sur l'application de la loi islamique.  Deuxièmement, surtout au cours des dernières décennies, les partis islamiques ne jouissent pas d'une grande crédibilité en tant que gestionnaires économiques et administrateurs compétents. Les enquêtes d'opinion ont montré une corrélation inverse entre l'identité islamique d'un parti et sa capacité perçue à assurer le bien-être des citoyens.

Ce statut des partis islamiques ne doit pas conduire à l’inverse à la conclusion que l’islam est sans importance dans la politique indonésienne. Au contraire, son influence doit être mesurée selon des critères plus larges que les seuls résultats des élections. De nombreux universitaires ont fait valoir que l'islam politique en Indonésie est de plus en plus diffus ; alors qu'il n'était autrefois présent que dans les partis islamiques, il est aujourd'hui répandu dans une grande partie de l'éventail politique.  Presque tous les grands partis non islamiques ont désormais leurs propres composantes islamiques pour attirer et mobiliser les électeurs musulmans, et ils veillent également à ce que les leaders musulmans jouissant d'une grande crédibilité islamique deviennent des candidats aux législatives[4]Suuny Tanuwidjaja, “Political Islam and Islamic parties in Indonesia: Critically assessing the evidence of Islam’s political decline”, Contemporary Southeast Asia, vol. 32, no. 1, 2010, pp. … Continue reading.

Il existe diverses façons de mesurer cette influence politique plus diffuse. Tout d'abord, le bilan législatif du parlement révèle que plusieurs dizaines de projets de loi fondés ou inspirés par l'islam ont été adoptés au cours des vingt dernières années. L'exemple le plus frappant est sans doute le Code pénal révisé (KUHP), qui a été adopté par le corps législatif national en décembre 2022 après plusieurs décennies de délibérations et de débats. Le Code criminalise un large éventail de comportements « immoraux », notamment la sodomie, les relations sexuelles extraconjugales, l'avortement et l'apostasie. Les dispositions morales du code ont été défendues par les partis islamiques, mais ont également reçu le soutien de tous les partis non islamiques au Parlement. L'une des raisons pour lesquelles ces derniers ont soutenu le projet de loi est le désir de désamorcer les problèmes religieux potentiels lors des élections de 2024. Une autre explication réside dans la reconnaissance du fait que le sentiment anti-LGBT et anti-promiscuité est très fort dans la société et, de fait, dans les communautés religieuses. Ainsi, être perçu comme soutenant la « moralité » est considéré comme un avantage politique, en particulier pour gagner les votes conservateurs musulmans et chrétiens.  Le code n'entrera pas en vigueur avant fin 2025 et la sévérité de la loi dépendra largement des règlements d'application qui seront rédigés au cours des trois prochaines années. Le gouvernement a été surpris par l'ampleur des critiques internationales à l'égard du code et subit également des pressions de la part des entreprises, en particulier de l'industrie du tourisme, pour qu'il atténue les dispositions les plus draconiennes de cette législation.  Mais il s'agit sans aucun doute d'un coup dur pour les droits religieux et politiques et si le code entraîne des poursuites régulières à l'encontre d'Indonésiens ou de visiteurs étrangers pour des raisons de « moralité », l'image de tolérance de l'Indonésie sera fortement ternie.

Parmi les autres lois à forte composante islamique, citons la loi contre la pornographie, qui restreint un large éventail de comportements iniques, la loi sur le halal, qui contient certaines des dispositions les plus complètes au monde, et la loi sur l'éducation nationale et la culture, qui exige que les enfants musulmans ne reçoivent un enseignement religieux que de la part d'un enseignant de la même confession. Toutes ces lois ont été soutenues par l'ensemble de l'échiquier politique et montrent que les concessions faites aux positions musulmanes sont désormais considérées comme des questions politiques majeures et ne sont pas limitées à un seul secteur de l'électorat.

Un autre indicateur de l'influence de l'islam dans le domaine public est la prolifération des règlements basés sur la charia introduits par les gouvernements provinciaux et de district.  Des études menées en 2019 ont évalué le nombre d'arrêtés à 443, mais il est probable que près de 500 règlements locaux de ce type soient désormais en vigueur dans toute l'Indonésie (ce chiffre exclut la province d'Aceh, au nord de Sumatra, qui est la seule région d'Indonésie où la loi islamique est appliquée de manière rigoureuse, où il existe une police de la charia et des punitions prescrites par le Coran, comme la bastonnade). Cependant les chiffres ne suffisent pas à donner une image précise de la question. Dans certaines régions, les règlements de la charia sont strictement appliqués et ont un impact direct sur ces communautés ; dans de nombreuses autres régions, ces mêmes législations ne sont pas appliquées et semblent comporter une valeur essentiellement symbolique. Bon nombre des règlements de la charia ont été introduits par des gouverneurs et des régents issus de partis non islamiques, qui considèrent ces initiatives comme un moyen d'élargir leur base de soutien[5]Michael Buehler, The Politics of Shari’a Law: Islamist Activists and the State in Democratising Indonesia. Cambridge, Cambridge University Press, 2016..

L’arme de l'islam politique

La puissance politique de l'islam se manifeste surtout dans son utilisation comme arme pour attaquer des personnalités et des partis non musulmans ou perçus comme anti-islamiques.  Cela a été évident lors des élections présidentielles de 2014 et 2019 pour lesquelles les candidats rivaux étaient Joko Widodo (Jokowi) et Prabowo Subianto.  En 2014, Jokowi était loin devant Prabowo pendant une grande partie de la campagne, jusqu'à ce que ce dernier commence à utiliser la religion et la race pour assaillir sa crédibilité. L'information selon laquelle Jokowi était un chrétien chinois né à Singapour et était un agent des ennemis de l'islam s'est largement répandue dans les médias sociaux.  À l'approche du jour de l'élection, l'écart entre Jokowi et Prabowo s'est resserré, obligeant les partisans de Jokowi à défendre son engagement envers l'islam et son désir de servir la communauté musulmane. Jokowi a finalement remporté l'élection à 53 % contre 47 %, mais sa vulnérabilité aux attaques islamistes a failli lui coûter la victoire. Une histoire similaire s'est déroulée en 2019, bien qu'à cette occasion, les partisans de Jokowi aient mis en doute la piété de Prabowo et ont effectivement neutralisé l'islam en tant que problème anti-Jokowi. Jokowi a remporté l'élection avec une marge de 9 %. Il est particulièrement intéressant de noter que les sondages à la sortie des urnes en 2019 ont révélé que 97% des non-musulmans avaient voté pour Jokowi et seulement 3% pour son rival - un niveau de polarisation religieuse sans précédent qui a notamment démontré qu'il est très difficile pour un candidat à la présidence de gagner s'il s'est aliéné les électeurs non musulmans[6]Edward Aspinall, and Marcus Mietzner, “Indonesia’s Democratic Paradox: Competitive Elections Amid Rising Illiberalism”, Bulletin of Indonesian Economic Studies, volume 55, no. 3, 2019..

L'événement contemporain de loin le plus significatif montrant la capacité de l'islam à galvaniser l'opinion musulmane concerne les manifestations de masse organisées contre le gouverneur chrétien chinois de Jakarta, Basuki Tjahaja Purnama (Ahok), lors de l'élection du gouverneur de Jakarta de 2016-2017. Au début de la campagne, Ahok semblait imbattable, avec plus de deux tiers des électeurs approuvant ses réalisations. Cela a rapidement changé lorsqu'il a été accusé de blasphème pour des commentaires sur la question de savoir si le Coran permettait aux musulmans de voter pour des dirigeants non musulmans. Dans les semaines qui ont suivi son discours, des manifestations massives ont eu lieu à Jakarta pour réclamer sa destitution et des poursuites judiciaires. La plus importante d'entre elles a eu lieu début décembre 2016 (largement connue sous le nom de « 212 » car elle s'est déroulée le 2 décembre) et a attiré environ 750 000 personnes dans les rues de la capitale. L'ampleur des manifestations a choqué le gouvernement Jokowi et a poussé la police à accuser Ahok de blasphème. Un procès a été convoqué à la hâte pendant la campagne et le gouverneur a finalement été reconnu coupable et emprisonné pendant deux ans - un verdict que de nombreux commentateurs juridiques ont considéré comme une parodie de justice, bien qu'il soit conforme aux demandes du public. Ahok a été sèchement battu lors de l'élection par un autre candidat ayant bénéficié d’un fort soutien islamiste.

À la suite de l'élection du gouverneur de Jakarta, le gouvernement Jokowi a cherché à diminuer la menace que représentaient pour lui, mais aussi pour le pluralisme indonésien, les groupes islamistes, en lançant une campagne systématique d'intimidation et de poursuites contre certains opposants membres de ceux-ci. En juillet 2017, il a interdit l'organisation islamiste transnationale Hizbut Tahrir Indonesia et, trois ans plus tard, il a proscrit le Front des défenseurs de l'islam (FPI), le plus grand des groupes de « justiciers moraux » ; tous deux avaient été des organisateurs clés des manifestations de 212. Il a également emprisonné des dizaines de dirigeants islamistes, y compris le chef spirituel du FPI, qui a été incarcéré pendant quatre ans pour des infractions relativement mineures à la législation COVID-19 sur la santé publique. Enfin, il a commencé à purger la fonction publique des islamistes qu'il jugeait idéologiquement douteux dans leur engagement à soutenir les cinq principes de l'idéologie nationale « Pancasila »[7]Greg Fealy, “Jokowi in the Covid Era: Repressive Pluralism, Dynasticism and the Over-Bearing State”, Bulletin of Indonesian Economic Studies, vol. 56, no. 3, 2020, pp. 1-24.. À court terme, le gouvernement de Jokowi a réussi à réprimer les groupes islamistes qui l'avaient défié lors des deux précédentes élections présidentielles et de l'élection locale de Jakarta, mais il a également généré un ressentiment considérable au sein des sections islamistes de la communauté. Cela qui pourrait entraîner un regain d'activisme politique lors de la prochaine élection présidentielle en 2024. Jokowi achèvera son deuxième et dernier mandat présidentiel en octobre 2024 et ne pourra donc pas se présenter à cette élection.

L'impact de l'islam sur les relations internationales de l'Indonésie

L'évaluation du rôle de la religion, et en particulier de l'islam, dans les affaires étrangères de l'Indonésie nécessite une analyse multidimensionnelle. Pour commencer, comment l'Indonésie se présente-t-elle sur la scène internationale et comment pouvons-nous comparer cette image avec ses décisions réelles en matière de politique étrangère ? Par ailleurs, comment la communauté internationale considère-t-elle l'Indonésie ? Il convient ici de faire une distinction importante entre la perception de l'Indonésie et de l'Islam indonésien par les principales nations occidentales et celle du monde musulman au sens large.

L'islam et l'image internationale de l'Indonésie

Depuis l'indépendance de l'Indonésie en 1945, l'islam a été une composante de la politique étrangère, mais son influence a été limitée à un nombre restreint de questions, généralement celles qui mobilisent le plus dans la politique intérieure. La plupart de ces questions ont trait à la défense des communautés musulmanes qui sont considérées comme persécutées ou victimes de discrimination par des États non musulmans. La plus importante de ces questions est celle de la Palestine, mais d'autres concernent le sort des musulmans en Bosnie-Herzégovine, au Cachemire, en Birmanie et dans le sud des Philippines, ainsi que des incidents où l'islam lui-même est dénigré ou blasphémé, comme les caricatures danoises du prophète Mahomet. Dans certains de ces cas, les actions de l'Indonésie ont été plus rhétoriques et symboliques que substantielles, mais il existe quelques exemples de politiques constructives menées par le ministère indonésien des Affaires étrangères[8]Rizal Sukma, Islam in Indonesia’s Foreign Policy, London, Routledge, 2008..

La Palestine constitue la cause que l'Indonésie a le plus régulièrement défendue au niveau international. L'Indonésie s'est opposée à la création d'Israël en 1948, considérant qu'elle était entachée d'irrégularités au regard du droit international et contraire à la déclaration de la Constitution indonésienne en faveur de « l'indépendance de toutes les nations » et de la lutte contre le colonialisme. En conséquence, l'Indonésie a fermement rejeté les relations diplomatiques avec Israël, bien qu'elle ait, pendant plusieurs décennies, fortement soutenu la « solution à deux États », qui permettrait la coexistence pacifique d'États israélien et palestinien distincts. Cette cause est devenue transpartisane en Indonésie, attirant le soutien non seulement de la communauté islamique, qui y voit avant tout une question de solidarité musulmane, mais aussi des nationalistes qui considèrent Israël comme un exemple de néocolonialisme et d'hégémonie occidentale au Moyen-Orient. De grandes manifestations pro-palestiniennes ont lieu dans les principales villes indonésiennes à chaque fois que les forces de sécurité israéliennes commettent des violations des droits de l'homme à grande échelle. Ces manifestations bénéficient du soutien d'une grande partie de la communauté musulmane. En 1999, le président de l'époque, Abdurrahman Wahid (le petit-fils du fondateur de la Nahdlatul Ulama), qui était en bons termes avec les groupes progressistes israéliens, a proposé l'ouverture de relations économiques et commerciales avec Israël ; la gravité de la réaction négative l'a contraint à faire marche arrière de manière assez humiliante. Depuis la signature des accords d'Abraham entre Israël et quatre nations arabes (les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan) en 2020, les médias internationaux ont spéculé sur le fait que l'Indonésie pourrait également envisager d'ouvrir des relations diplomatiques. Une large partie de ces informations semble avoir été encouragée par des responsables israéliens et émiratis et, semble-t-il, par les États-Unis également. Cependant, le gouvernement Jokowi est resté ferme dans son rejet de liens plus étroits - une position renforcée par un récent sondage de la BBC Indonésie qui a montré 64% de désapprobation pour Israël et seulement 9% d'approbation.

Malgré l'opposition manifeste de l'Indonésie à Israël, Jakarta a néanmoins maintenu discrètement des échanges commerciaux avec l'État juif, dont la valeur est estimée à environ 500 millions de dollars par an, tout en permettant une industrie florissante de pèlerinage et de tourisme impliquant des dizaines de milliers d'Indonésiens chaque année.  En coulisses, des rencontres diplomatiques régulières ont lieu entre les responsables des deux nations, généralement via l'ambassade d'Israël à Singapour. L'armée indonésienne a également acheté de modestes quantités d'équipements de défense et de surveillance israéliens durant de nombreuses décennies.

L’engagement de l'Indonésie à l'égard de la Palestine est conséquent. Elle a fourni des forces de maintien de la paix au Sud-Liban pour soutenir les efforts des Nations unies visant à mettre fin au conflit entre les forces israéliennes et les communautés palestiniennes à partir du milieu des années 2000.  Plus récemment, elle a ouvert un consulat dans la capitale de l'Autorité palestinienne, Ramallah, dirigé par un diplomate ayant rang d'ambassadeur (mais ne portant pas ce titre) et elle a, au cours de la dernière décennie, augmenté son aide et son assistance humanitaire, à partir d'un niveau certes faible. L'Indonésie a proposé à plusieurs reprises de servir d'intermédiaire dans les pourparlers de paix entre Israéliens et Palestiniens, mais cette proposition a été sommairement rejetée par Israël étant donné que l'Indonésie n'a pas de relations diplomatiques officielles avec ce pays[9]Ibid..

Le bilan de l'Indonésie sur de nombreuses autres questions internationales « islamiques » est également un mélange de pragmatisme et de principes, ces derniers étant souvent appliqués de manière sélective. Les gouvernements indonésiens successifs ont été largement silencieux sur les abus généralisés et systématiques de la Chine à l'encontre de sa minorité musulmane ouïgoure dans la province du Xinjiang. La raison principale en est que la Chine est le premier partenaire commercial de l'Indonésie et que les gouvernements craignent que toute critique n'entraîne des représailles, comme cela s'est produit dans d'autres pays qui ont déplu à Pékin sur le plan diplomatique. Il convient également de noter que les principales organisations musulmanes d'Indonésie ont largement évité de critiquer la Chine, ce qui s'explique en grande partie par le fait que la RPC permet leur développement. La Nahdlatul Ulama, par exemple, a maintenant d'importantes branches en Chine, dont beaucoup sont impliquées dans des activités commerciales, ainsi que des centaines de membres qui étudient grâce à des bourses chinoises.  Les dirigeants de la NU ont fait l'éloge de la gestion chinoise des questions religieuses, notamment en publiant des livres en indonésien qui défendent les politiques de la Chine et mettent en doute les rapports occidentaux sur les droits de l'homme. Peu de sections de la communauté musulmane critiquent ouvertement les Chinois. La Muhammadiyah a exprimé son inquiétude quant au sort des Ouïgours, mais généralement de manière prudente. La principale source de critiques acerbes émane de groupes islamistes, mais peu d'entre eux ont une influence sur le gouvernement ou la politique étrangère.

Les principales relations diplomatiques et stratégiques de l'Indonésie dans le monde musulman sont nouées avec la Malaisie, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l'Égypte et la Turquie, bien que le commerce entre l'Indonésie et ces nations représente une part mineure de son économie globale. Les pays à majorité musulmane représentent moins de 15 %, soit 25 milliards de dollars US, du commerce total de l'Indonésie, et un seul pays - la Malaisie - figure parmi les dix premiers partenaires commerciaux.

Les relations de l'Indonésie avec la Turquie sont modestes. Les deux pays sont membres de l'Organisation de la coopération islamique (OCI) et du groupe de moyennes puissances musulmanes « Developing 8 » (D8), mais aucune de ces associations n'a d'influence significative sur les politiques étrangères ou économiques indonésiennes.  La Turquie est le 23e partenaire commercial de l'Indonésie. Les échanges bilatéraux se sont élevés à 2,1 milliards de dollars en 2021 et la balance commerciale est largement en faveur de l'Indonésie. Les deux pays ont signé un accord commercial global en 2020.  Bien que Jokowi ait parlé d'une multiplication par dix des échanges à la suite de l'accord, les observateurs estiment que les relations économiques sont plus susceptibles de se développer progressivement au cours de la prochaine décennie. Plus de 50 entreprises turques sont basées en Indonésie, et une vingtaine d'entreprises indonésiennes en Turquie. Les relations diplomatiques et culturelles entre les deux pays se sont développées ces dernières années.  Le gouvernement turc a fortement encouragé les études turques en Indonésie par l'octroi de bourses et de programmes d'études dans le pays. Le travail de l'organisation religieuse non gouvernementale internationale dirigée par des Turcs, Hizmet (le « service »), plus connue sous le nom de mouvement Gülen, du nom de son fondateur Fethullah Gülen, a peut-être eu un impact encore plus important. Hizmet dispose d'un réseau d'écoles réputées en Indonésie et d'un programme actif de sensibilisation culturelle.

Les tensions avaient augmenté entre ces deux pays à la suite de la tentative de coup d'État contre le gouvernement du président Erdogan en 2016. Ce dernier a alors accusé le mouvement Gülen d'avoir orchestré cette tentative de renversement et a mené une campagne internationale à son encontre, demandant notamment au gouvernement Jokowi de fermer toutes les écoles Hizmet et d'expulser les cadres du mouvement Gülen. Jakarta a refusé d'obtempérer ; les relations se sont apaisées l’année suivante, à la suite de la visite de Jokowi à Ankara[10]Michael Biskhu, “Turkey and Indonesia: A Relationship of Muslim Majority Middle Powers”, Sociology of Islam, vol. 9, no. 2, 2021, pp. 97-116..

Il existe également des relations militaires limitées entre l'Indonésie et la Turquie. La société de défense publique indonésienne Pindad collabore avec son homologue turque, FNSS, pour produire des véhicules blindés, et l'Indonésie achète des systèmes radar et des munitions au gouvernement turc.

Les relations de l'Indonésie avec l'Iran sont complexes mais globalement amicales. Environ 2 à 3 % des musulmans indonésiens sont chiites, bien que cette communauté veille à rester discrète pour éviter l'hostilité des sections conservatrices de la majorité sunnite. Certaines composantes de la communauté chiite sont proches de l'Iran et l'on pense généralement qu'elles reçoivent un soutien direct, tandis que d'autres gardent leurs distances et concentrent leurs activités sur l'Indonésie.

Si l’Iran a entretenu de bonnes relations avec l'Indonésie, c’est en partie parce qu'il souhaitait trouver de nouveaux débouchés après les importantes sanctions américaines, mais aussi pour contrer l'influence croissante de l'Arabie saoudite dans les communautés musulmanes asiatiques. Au cours des vingt dernières années, l'Indonésie est devenue un lieu de contestation entre les gouvernements saoudien et iranien et leurs mandataires. Les Saoudiens encouragent et financent fréquemment des érudits et des groupes religieux sunnites conservateurs en Indonésie pour critiquer le chiisme et faire campagne pour son interdiction, tandis que les Iraniens soutiennent discrètement les campagnes anti-wahhabistes/salafistes menées par des organisations musulmanes modérées et progressistes. Le gouvernement iranien a entretenu des relations avec les chiites et les sunnites en offrant des bourses pour étudier la religion en Iran et en finançant des écoles et des centres islamiques en Indonésie. De son côté, l'Indonésie soutient le droit de l'Iran à développer des armes nucléaires.

Les échanges commerciaux entre les deux pays sont actuellement d'environ 220 millions de dollars, soit moins de 20 % de ceux de 2011. Le gouvernement Jokowi, comme ses prédécesseurs, est prudent en ce qui concerne les liens avec l'Iran.  Il craint de provoquer les conservateurs anti-chiites ainsi que les États-Unis et l'Arabie saoudite, mais il est également déterminé à respecter la tradition indonésienne de non-alignement et à ne pas être redevable à un pays ou un bloc puissant particulier.

En ce qui concerne les questions relatives aux musulmans en Asie du Sud-Est, l'Indonésie présente un bilan tout aussi mitigé.  Sa réponse à la détresse de la communauté musulmane rohingya de Birmanie. Au moins 700 000 Rohingya ont été chassés de Birmanie vers des camps de réfugiés misérables au Bangladesh, ce qui en fait l'un des groupes musulmans les plus persécutés au monde. Si l'Indonésie a critiqué le traitement réservé aux Rohingyas, elle ne l'a fait que de manière limitée, en cherchant à éviter les tensions au sein de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN). Elle n'a fourni qu'une aide modeste aux réfugiés et résiste aux propositions visant à réinstaller un grand nombre de Rohingyas en Indonésie. Dans les trois principaux sites historiques d'insurrection musulmane au sein de l'ASEAN, le rôle de l'Indonésie a été utile mais pas déterminant. L'Indonésie a participé au processus de paix dans les régions à majorité musulmane de l'île de Mindanao, dans le sud des Philippines, mais c'est la Malaisie qui a joué le rôle principal dans la négociation de l'accord Bangsamoro. Dans les régions à majorité musulmane du sud de la Thaïlande, le rôle de l'Indonésie est marginal et la plupart des initiatives clés sont venues là encore de la Malaisie.

La diplomatie de la « modération musulmane »

Depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone, l'Indonésie a fait de la tolérance religieuse la pierre angulaire de sa diplomatie. Alors que l'administration Bush et d'autres gouvernements occidentaux se préoccupaient de la tendance perçue de l'islam à l'extrémisme, l'Indonésie est apparue comme un exemple potentiel de modération pour le reste du monde musulman. En particulier pendant la présidence de Susilo Bambang Yudhoyono (2004-2014), l'Indonésie a utilisé sa réputation d'être l'une des rares nations démocratiques à majorité musulmane dans le monde comme un point d'engagement avec l'Occident et les autres nations musulmanes. Les dirigeants étrangers en visite ont fait part de leur admiration pour la tolérance de l'Indonésie et ont rencontré les dirigeants des principales organisations islamiques telles que la NU et la Muhammadiyah, offrant souvent des fonds pour envoyer des universitaires indonésiens à l'étranger afin de promouvoir la compréhension de la manière dont le pays a combiné islam et démocratie. Yudhoyono, lui-même, a reçu de multiples récompenses internationales pour sa tolérance religieuse et a également offert ses services en tant que médiateur de paix dans de nombreux conflits internationaux[11]Greg Fealy, “The Politics of Religious Intolerance in Indonesia: Mainstream-ism Trumps Extremism”, in Tim Lindsey & Helen Pausacker (eds), Religion, Law and Intolerance in Indonesia, … Continue reading.

Le successeur de Yudhoyono, Jokowi, a continué à mettre l'accent sur la liberté religieuse, bien qu'en utilisant un langage et des concepts différents. Les deux notions les plus importantes de la diplomatie religieuse de Jokowi sont l'islam Nusantara et l'islam Wasatiyyah. L'islam Nusantara (nom donné par les Indonésiens à leur archipel), ou l’islam nousantarien, est avant tout une formulation de la NU, qui affirme que l'islam indonésien se distingue de celui que l'on trouve dans d'autres parties du monde parce qu'il est fondé sur des cultures locales pluralistes et capables d'absorber et d'adapter de nouvelles idées à celles préexistantes. Les dirigeants de la NU distinguent ainsi souvent l'islam Nusantara de l'islam « arabisé » du Moyen-Orient, qu'ils considèrent comme rigide, doctrinaire et extrême. Cette caractérisation d’un islam indonésien comme supérieur à d'autres formes d'islam moins acculturées a séduit de nombreux diplomates occidentaux, mais n'a impressionné ni les communautés non-NU en Indonésie, ni le monde musulman au sens large. Plus récemment, le gouvernement indonésien a promu le concept d'islam Wasatiyyah (islam « modéré » ou « équilibré »).  Contrairement à Nusantara, Wasatiyyah est un terme arabe et est largement utilisé dans le discours islamique à l’échelle internationale. Le gouvernement Jokowi s'est tourné vers ce concept car il est plus largement accepté, tant au niveau national que mondial.

Bien que l'Indonésie jouisse d'une image de tolérance et l'utilise à son avantage, il y a lieu de s'interroger sur l'exactitude de cette image. En 2012 et 2013, le Pew Research Center a entrepris deux enquêtes mondiales sur les attitudes des musulmans. Les études de ce think tank américain permettent une comparaison directe entre les comportements des Indonésiens et ceux d'autres nations à majorité musulmane. Les résultats présentent une image complexe, l'Indonésie obtenant un score élevé en matière de tolérance pour certaines questions, mais très faible pour d'autres. Par exemple, les Indonésiens interrogés ont montré la plus grande intolérance de toutes les nations à l'égard du très controversé mouvement Ahmadiyya, dont les deux branches (qadianie et lahorie) sont très actives dans l’archipel depuis le début du XXe siècle. Même s’ils sont ultra-minoritaires en Indonésie, les convertis au chiisme (duodécimain) suscitent également une forte aversion. Un nombre relativement élevé de musulmans indonésiens comprend mal le christianisme et considère que les chrétiens ont de mauvaises intentions à leur égard. Les mariages interconfessionnels se révèlent être une source particulière d'intolérance, puisque seulement 2 % des personnes interrogées sont prêtes à autoriser leurs filles à épouser des non-musulmans - la réponse la plus basse de toutes les nations. Mais d'autres aspects de l'enquête révèlent des attitudes progressistes. Les Indonésiens sont les plus nombreux au monde à approuver le planning familial, à respecter le droit des femmes à se voiler ou non et à désapprouver la polygamie.  Dans l'ensemble, ces enquêtes présentent une image mitigée mais ne soutiennent pas la généralisation selon laquelle l'Indonésie est plus modérée sur le plan religieux que de nombreuses autres nations à majorité musulmane[12]Ibid..

Diverses autres statistiques suggèrent également que l'Indonésie n'est pas une nation particulièrement tolérante. La loi indonésienne sur le blasphème est l'une des plus draconiennes au monde et plus de 150 personnes ont été emprisonnées en vertu de ses dispositions, principalement pour des « infractions » considérées au niveau international comme des violations de la liberté de religion. Les données fournies par les organisations de la société civile qui surveillent les atteintes aux droits religieux font état de plusieurs centaines de cas par an de communautés minoritaires victimes de discrimination, de harcèlement et parfois de violence. L'obtention de permis pour construire des lieux de culte est une difficulté récurrente pour les minorités. La plus vulnérable de celles-ci est l'Ahmadiyah, qui se considère comme musulmane mais est rejetée comme hérétique par de nombreux groupes islamiques dominants. Le gouvernement Yudhoyono a interdit à Ahmadiyah d'entreprendre des activités de sensibilisation et les mosquées et l'école de la secte ont été attaquées à plusieurs reprises, souvent sous la protection réticente de la police. La plupart de ces informations sont bien connues des gouvernements occidentaux (voir, par exemple, les rapports annuels du département d'État américain sur la liberté religieuse), mais vanter la modération de l'Indonésie est devenu un élément de base de l'engagement diplomatique.

Il est également vrai que les tentatives occidentales de promouvoir l'islam indonésien en tant que phare de la modération dans le monde musulman ont eu peu d'impact. La principale raison en est que l'Indonésie, et même l'Asie du Sud-Est, sont considérées comme se trouvant non seulement à la périphérie géographique du monde musulman, mais aussi à ses marges culturelles et intellectuelles. On sait relativement peu de choses sur l'islam indonésien au Moyen-Orient ou en Asie du Sud et la curiosité d'en savoir plus est faible.  Très peu d'érudits islamiques indonésiens jouissent d'une réputation internationale telle qu'on pourrait prêter attention à leurs propos. Abdurrahman Wahid était le seul président indonésien (1999-2001) ayant une crédibilité islamique. Parlant couramment l'arabe, instruit dans la loi islamique et ancien étudiant des universités égyptiennes et irakiennes, il était capable de parler avec autorité dans les cercles musulmans mondiaux.

Les divers efforts déployés par l'Indonésie pour rassembler les sections contestataires de la communauté musulmane mondiale n'ont souvent rien donné non plus. Yudhoyono a accueilli un sommet sunnite-chiite en 2007, mais celui-ci s'est soldé par un échec lorsque les principaux dirigeants chiites ont refusé d'y participer. De nombreuses autres conférences ou « sommets » islamiques organisés par le gouvernement indonésien ou des organisations islamiques indonésiennes se sont soldés par une participation décevante de personnalités islamiques mondiales ou par des communiqués finaux anodins. La récente conférence « Religion 20 » (R20), qui a précédé le sommet du G20 à Bali en novembre 2022, en est un bon exemple et a été critiquée par de nombreux participants indonésiens et étrangers pour son manque de substance. L'Indonésie n'est pas non plus un membre influent de l'Organisation de la coopération islamique (OCI), parfois qualifiée de « Nations unies musulmanes », mais en réalité une organisation beaucoup moins efficace.

Une dernière dimension de la diplomatie islamique indonésienne a émergé au cours de la dernière décennie et mérite d'être mentionnée : il s'agit de l'initiative des Émirats arabes unis (EAU) et de l'Arabie saoudite visant à améliorer leur propre image en matière de droits religieux par le biais d'un engagement avec l'Indonésie. Cela s'est manifesté pour la première fois lorsque le roi Salman d'Arabie saoudite s'est rendu en Indonésie en 2017 et a fait de la modération religieuse l'un des principaux thèmes de ces rencontres. Jokowi a rencontré le prince héritier Mohammad bin Salman (MBS) à plusieurs reprises et la Ligue musulmane mondiale, contrôlée par les Saoudiens, a fourni un financement de plusieurs millions de dollars pour le forum R20 à Bali. Les Émirats ont été un partenaire encore plus attentif à l'Indonésie, le président des Émirats arabes unis Mohamad bin Zayed al-Nahyan (MBZ) ayant promis d'investir des milliards dans l'économie indonésienne et ayant également donné le nom du président Jokowi à une rue et à une mosquée à Abu Dhabi. Il ne fait aucun doute que le principal objectif de Jokowi dans ces liens avec le Golfe est d'ordre économique. Il a désespérément besoin d'investissements émiratis et saoudiens, notamment pour son projet de nouvelle capitale, qui est au point mort, et dont il espère qu'il assurera son héritage en tant que président du développement économique du pays. Pour MBS et MBZ, changer l'image de leurs pays en tant que nations religieusement sévères et répressives est devenu essentiel pour devenir des acteurs internationaux respectés et admirés qui mènent leurs pays dans une transition innovante vers la prospérité post-pétrole. Ainsi, si les attentes de l'Indonésie sont distinctes de celles des Saoudiens et des Emiratis, elle est néanmoins heureuse de servir leurs intérêts, en particulier parce que cela renforce son image de nation modérée.

Conclusion

Il est facile de surestimer l'influence de l'islam sur les affaires étrangères et la politique indonésiennes, mais il est également dangereux de minimiser son impact culturel et social.  En matière de politique internationale, les sensibilités islamiques se limitent à un nombre limité de questions ; pour l'essentiel, l'Indonésie poursuit des objectifs pragmatiques plutôt que religieux. En politique, le « vote islamique » ne représente qu'environ un tiers de l'électorat et les formes les plus doctrinaires de l'islamisme attirent moins de la moitié de ce vote. Mais l'islamisation de la société indonésienne se poursuit régulièrement, du moins à en juger par des signes extérieurs tels que les codes vestimentaires, la construction et la fréquentation de mosquées, la popularité de l'enseignement et des groupes d'étude islamiques, et la préférence de la communauté pour des valeurs morales conservatrices. Si l'Indonésie entretient des relations religieuses relativement harmonieuses entre ses différentes communautés confessionnelles, elle n'en discrimine pas moins et marginalise de nombreuses minorités religieuses, politique qui a un impact considérable sur leurs droits et leur qualité de vie.

Il est peu probable que cette situation change de manière significative au cours des 10 à 15 prochaines années. La politique indonésienne est remarquablement stable depuis deux décennies et les principaux candidats à la prochaine élection présidentielle sont des centristes ayant relativement peu de différences politiques. Les objectifs de la plupart des partis se chevauchent également beaucoup et sont autant motivés par des intérêts que par des idées et des dogmes. L'armée n'est plus un acteur politique influent, même si les politiciens lui témoignent de la déférence et évitent toute ingérence trop manifeste.  En outre, l'économie indonésienne poursuit son renouveau post-covid et le pays affirme l’ambition de devenir l'une des cinq premières économies mondiales d'ici 2040.  Il est donc difficile de voir d'où viendraient les perturbations majeures et l'impulsion d'un changement radical dans un avenir prévisible.

Notes

Notes
1 Greg Fealy & Virginia Hooker (eds), 2006, Voices of Islam in Southeast Asia: A Contemporary Sourcebook, Institute of Southeast Asian Studies, Singapore, 2006, pp. 39-50.
2 Simon Butt, “The Constitutional Court and Minority Rights: Analysing the Recent Homosexual Sex and Indigenous Belief Cases”, in Greg Fealy & Ronit Ricci (eds), Contentious Belonging: The Place of Minorities in Indonesia, Institute of Southeast Asian Studies, Singapore, 2019.
3 Nadirsyah Hosen, “Religion and the Indonesian Constitution: A Recent Debate”, Journal of Southeast Asian Studies, vol. 36, no. 3, 2005, pp. 419-440.
4 Suuny Tanuwidjaja, “Political Islam and Islamic parties in Indonesia: Critically assessing the evidence of Islam’s political decline”, Contemporary Southeast Asia, vol. 32, no. 1, 2010, pp. 29-49.
5 Michael Buehler, The Politics of Shari’a Law: Islamist Activists and the State in Democratising Indonesia. Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
6 Edward Aspinall, and Marcus Mietzner, “Indonesia’s Democratic Paradox: Competitive Elections Amid Rising Illiberalism”, Bulletin of Indonesian Economic Studies, volume 55, no. 3, 2019.
7 Greg Fealy, “Jokowi in the Covid Era: Repressive Pluralism, Dynasticism and the Over-Bearing State”, Bulletin of Indonesian Economic Studies, vol. 56, no. 3, 2020, pp. 1-24.
8 Rizal Sukma, Islam in Indonesia’s Foreign Policy, London, Routledge, 2008.
9 Ibid.
10 Michael Biskhu, “Turkey and Indonesia: A Relationship of Muslim Majority Middle Powers”, Sociology of Islam, vol. 9, no. 2, 2021, pp. 97-116.
11 Greg Fealy, “The Politics of Religious Intolerance in Indonesia: Mainstream-ism Trumps Extremism”, in Tim Lindsey & Helen Pausacker (eds), Religion, Law and Intolerance in Indonesia, Routledge, London, 2016, pp. 115-131.
12 Ibid.
Pour citer ce document :
Greg Fealy, "L’impact de la religion sur la politique, la société et les relations internationales indonésiennes". Notes de l'Observatoire international du religieux N°13 [en ligne], février 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/note/limpact-de-la-religion-sur-la-politique-la-societe-et-les-relations-internationales-indonesiennes/
Auteur.e.s

Greg Fealy, professeur émérite en science politique, spécialiste de l’Indonésie, Australian National University, Canberra

Traduit de l’anglais par Anne Lancien

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