Bulletin N°07

avril 2017

Bouddhisme et politique en Birmanie

Bénédicte Brac de la Perrière

La Birmanie (Myanmar)[1]Myanmar est le nom officiel de la Birmanie imposé par la junte militaire en 1991. Bien que la mesure ait été prise pour rompre avec l’usage colonial, notamment celui de Burma, l’usage de … Continue reading expérimente aujourd’hui une phase de transition vers un régime démocratique. Cette phase a été inaugurée en mars 2011, lorsque le pouvoir a été remis à un gouvernement formellement civil, présidé par Thein Sein, dont le mandat était d’assurer la réforme politique. Alors que les premières élections générales de 2010 avaient suscité la critique de l’opinion internationale et amené au pouvoir un parti largement soutenu par l’ancienne junte (USDP), les élections de 2015, gagnées par la ligue démocratique nationale (NLD), le principal parti d’opposition dirigée par  la charismatique Aung San Suu Kyi, ont au contraire été saluées comme les premières élections libres, confirmant l’effectivité de la transformation du régime. Indéniablement, cette première période a ouvert le champ du politique et a vu se développer une vie parlementaire et une liberté d’expression nouvelles[2]Egreteau, R. 2016. Caretaking Democratization. The Military and Political Change in Myanmar. London, Hurst & Company.. Le pays vit une période de changements extrêmes, politiques, sociaux et économiques, qui ouvre des perspectives nouvelles. Mais cette ouverture est aussi une source d’anxiété profonde et révèle des ressentiments trop longtemps ignorés.

L’importance politique des moines

Venant s’ajouter à la question du règlement des conflits avec les minorités des périphéries, une violente crise antimusulmane s’est invitée dans la transition politique. Au centre de la question religieuse figure la place réservée aux religieux dans cette société relevant massivement du bouddhisme du Théravada. La principale institution religieuse est l’ordre monastique, le sangha, qui compte environ 500 000 membres : il constitue aujourd’hui une force comparable, en nombre, à celle de l’armée et son influence semble formidable. Or, les analystes ont rarement considérés les moines comme un facteur déterminant de la situation politique, réagissant par la surprise, voir la stupeur, à la montée du nationalisme bouddhique qui a marqué cette période de transition. Il s’agit donc de réévaluer la place tenue, par défaut, par les moines dans un processus transitionnel piloté par les militaires, et dont ils ont été globalement tenus à l’écart.

Comme dans les autres pays de la tradition du Theravada, le pouvoir politique birman a toujours entretenu avec le sangha des relations indémêlables, que la période d’administration coloniale n’a pas réussi à dissoudre. En Birmanie, cependant,  l’interdépendance du politique et du religieux est devenue problématique lorsque l’institution monarchique sur laquelle elle s’appuyait, historiquement, a disparu, balayée par la colonisation britannique, en 1885. À l’époque, cette disparition du principal soutien du sangha fut perçue par les laïcs comme la source d’une menace directe à l’encontre du bouddhisme et motiva leur mobilisation au sein d’associations pour la défense de la religion[3]Cf. A. Turner, 2014. Saving Buddhism : The Impermanence of Religion in Colonial Burma. Honollulu : University of Hawai’i Press..

La question religieuse fut ainsi un des principaux moteurs de l’émergence du nationalisme birman dans les années 1920 et 1930 et certains moines en furent des acteurs éminents. Après l’indépendance (1948) et pendant toute la période parlementaire (1948-1962), l’ordre monastique resta au coeur de l’histoire de la Birmanie. Après le coup d’État de Ne Win (1962), la politique religieuse des administrations militaires qui se sont succédé a essentiellement consisté à la mise sous contrôle des moines. En 1980, une convention monastique générale est réunie pour lancer un programme de purification s’appuyant sur une nouvelle réforme constitutive du sangha : toutes ses branches sont placées sous l’autorité d’une nouvelle administration religieuse le Thangha Maha Nayaka, un corps de moines sénior dépendant du ministère des religions. Cette « constitution » monastique de 1980 est toujours en vigueur. Après le soulèvement de la population contre les militaires, en 1988, la nouvelle junte privée de légitimité électorale complète cette politique de contrôle par une politique de soutien systématique, par la donation religieuse, dont les principaux bénéficiaires sont les moines. Des segments importants du sangha en vinrent ainsi à être perçus comme corrompus tandis que d’autres contestaient radicalement, sous le boisseau, cette gestion de l’ordre monastique par les militaires ressentie comme une mise sous tutelle.

Ainsi, dès avant la phase d’ouverture politique, une nouvelle génération de moines s’est mobilisée, en se donnant les moyens d’agir indépendamment des régimes militaires. En septembre 2007, un mouvement connu sous le nom de la révolution Safran a attiré l’attention sur le mécontentement d’une partie du sangha et sur sa volonté alors nouvelle de peser sur le cours des événements en protestant au nom de la population contre la hausse soudaine des prix du carburant. Ce mouvement de protestation des moines suivi par leur participation décisive dans les opérations de secours aux victimes du cyclone Nargis qui frappait la Basse Birmanie en mai 2008 a marqué le retour de certains moines dans l’activisme. Ils se sont appuyé pour cela sur de nouvelles pratiques: le développement de l’action sociale, la prédication de masse et l’enseignement de la méditation à un large public, qui ont conféré à beaucoup d’entre eux une plus grande autonomie. Le sangha a ainsi acquis une capacité d’initiative indépendante des pouvoirs en place qui, dans la phase transitionnelle actuelle, lui a permis de réinvestir massivement le champ social et politique birman.

Par ailleurs, certains moines revendiquent désormais la défense de la religion qui releverait de leur responsabilité et à ce titre se positionnent comme les garants d’une identité nationale exclusivement bouddhiste faisant peu de cas du pluralisme religieux de la société. Dans cette fonction, ils réintègrent une place très forte que les militaires ont longtemps revendiquée et que, selon eux, le gouvernement actuel ne peut assumer. C’est dans ce contexte d’activisme monastique que s’inscrivent les violences antimusulmanes récentes qui ont secoué le pays et frappé les opinions.

Violences contre les musulmans

La question des musulmans d’Arakan – qu’on les appelle Rohingyas comme ces derniers le revendiquent ou Bengalis comme les autorités birmanes voudraient l’imposer – est au cœur de ces événements. L’épidémie de violences contre les musulmans qui a secoué tout le pays a ainsi éclaté, en juin 2012, dans l’Arakan, région occidentale où cette minorité religieuse est la plus nombreuse. Mais à partir de mars 2013, elle s’est propagée dans des localités de Birmanie centrale, jusqu’au dernier pogrom en date survenu en juillet 2014, dans la seconde ville du pays, Mandalay. Depuis octobre 2016, une autre crise sévit dans le nord de l’Arakan où, en rétorsion à l’attaque de deux postes frontières, l’armée s’est livrée, hors de tout contrôle, à des opérations de police poussant près de 80 000 Rohingyas à fuir vers le Bangladesh voisin. Dans la Birmanie à large majorité bouddhiste, dont l’identité repose sur cette religion, la présence de musulmans est désormais ressentie comme une menace. Cette situation suscite la perplexité quant à la responsabilité de certains moines dans son déclenchement. Ces émeutes ont en effet été alimentées pendant l’hiver 2012-2013 par une campagne massive de prédication monastique – connue sous le nom de campagne « 969 » – appelant au boycott des commerces tenus par des musulmans au nom de la défense du bouddhisme. Le moine Wirathu, qui revendique la responsabilité de la campagne, incarne la figure de ce nationalisme religieux extrémiste.

Concurrences idéologiques

La situation a suscité, en juin 2013, la fondation par une convention monastique d’une association « pour la défense de la religion nationale » (c’est-à-dire, du bouddhisme) connue sous l’acronyme de Ma Ba Tha, en marge de l’administration centrale du sangha, devenue en quelques mois incontournable et qui devait peser sur la campagne électorale de 2015. Cette association dirigée par un groupe de moines nationalistes a notamment réussi à faire adopter par l’assemblée nationale en août 2015 un ensemble de quatre lois portant sur les relations interconfessionnelles, la conversion religieuse et la démographie de certains groupes. Elle a alors organisé des rassemblements de célébration au cours desquels s’est révélée la dimension politique du mouvement. Que l’électorat birman n’ait finalement pas suivi les recommandations du Ma Ba Tha en votant massivement pour la NLD lors des élections de novembre 2015, alors même que l’influence du mouvement nationaliste bouddhique ne semble pas s’être démentie, montre que sa dimension politique est une question sensible.

Le Ma Ba Tha est aujourd’hui devenu l’organe incontournable de la reformulation monastique du nationalisme bouddhique birman et diffuse un discours en porte-à-faux avec la conception des droits de l’homme à l’occidentale, en termes de libertés individuelles, dont la NLD est au contraire porteuse. La prégnance de ce discours religieux nationaliste s’ajoutant à la persistance du contrôle militaire sur les affaires les plus sensibles pourrait expliquer que la NLD au pouvoir soit restée très passive dans la crise actuelle du nord de l’Arakan. Cependant, le gouvernement a quand même pris récemment des mesures témoignant de son souci de garder le nationalisme bouddhique dans certaines limites, par exemple, en interdisant de prêche le moine Wirathu qui s’était réjoui en public de l’assassinat du conseiller démocrate musulman, U Ko Ni. Il existe bien une opposition au discours envahissant du Ma Ba Tha, mais une opposition dont la voix ne peut s’exprimer pleinement tant la critique des moines est un exercice périlleux dans la société birmane.

Quoiqu’il en soit, on imagine difficilement une transition politique viable en Birmanie qui laisserait les moines à l’écart, comme le prévoit la Constitution actuelle, selon laquelle ces derniers n’ont ni le droit de vote, ni le droit de se présenter aux élections[4]Sur la question de la franchise électorale des moines dans les pays de tradition theravadin, voir T. Larsson, 2014.. De fait, quelles que soient les questions que soulève l’action sociale et politique des religieux du point de vue de leur statut, on assiste aujourd’hui à une intense mobilisation de certains moines sur la scène publique, agissant selon des agendas complexes au nom de la défense du bouddhisme.

Notes

Notes
1 Myanmar est le nom officiel de la Birmanie imposé par la junte militaire en 1991. Bien que la mesure ait été prise pour rompre avec l’usage colonial, notamment celui de Burma, l’usage de l’un ou de l’autre de ces vocables est devenu politique
2 Egreteau, R. 2016. Caretaking Democratization. The Military and Political Change in Myanmar. London, Hurst & Company.
3 Cf. A. Turner, 2014. Saving Buddhism : The Impermanence of Religion in Colonial Burma. Honollulu : University of Hawai’i Press.
4 Sur la question de la franchise électorale des moines dans les pays de tradition theravadin, voir T. Larsson, 2014.
Pour citer ce document :
Bénédicte Brac de la Perrière, "Bouddhisme et politique en Birmanie". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°07 [en ligne], avril 2017. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/bouddhisme-et-politique-en-birmanie/
Bulletin
Numéro : 07
avril 2017

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Auteur.e.s

Bénédicte Brac de la Perrière, chercheuse au Centre Asie du Sud-Est, CNRS

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