Bulletin N°42-43

L'invasion russe de l'Ukraine a mis en lumière un certain nombre de situations de crise dans la société ukrainienne, en particulier la question de la (co)existence de deux juridictions orthodoxes concurrentes – l'Église orthodoxe d'Ukraine et l'Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou. En outre, ces situations de crise ont connu une dynamique complexe dès le début de la guerre et, avec le temps, de plus en plus de parties intéressées ont été incluses dans ces processus.

La « crise inter-orthodoxe » – appelons-la ainsi provisoirement – a commencé par une crise d'identité au sein de l'Église orthodoxe ukrainienne avec le début de l'invasion russe le 24 février 2022. Bien que des études sociologiques indiquent de lents changements dans l'identité religieuse des Ukrainiens, dont 54 % appartiennent à l'Église orthodoxe d’Ukraine contre seulement 4 % de croyants de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou^[1]Données sociologiques en comparaison avec 2020-2022 réalisées par KIIS. [En ligne] https://www.kiis.com.ua/?lang=ukr&cat=reports&id=1129&page=1., ces données quantitatives peuvent ne pas refléter la réalité ou indiquer qu'il est risqué de se reconnaître comme membre de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou aujourd'hui et qu'il est irrespectueux de le faire. Le pourcentage d'Ukrainiens « simplement orthodoxes » a diminué, passant de 22 % en juin 2020 à 14 % en juillet 2022, bien que, là encore, aucune donnée ne permette de clarifier cette auto-identification et les raisons de ce déclin. Nous ne pouvons que supposer qu'après l'invasion massive de l'Ukraine, même les Ukrainiens qui s'identifient comme orthodoxes sont devenus plus conscients de la situation de l'Église, mais n'ont pas nécessairement approfondi leur pratique spirituelle. Parallèlement, selon les données comparatives des activistes, au cours de la période allant du 15 décembre 2018 au 23 avril 2023, il y a eu 1 333 changements de juridiction des paroisses et des monastères de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou vers l'Église orthodoxe d’Ukraine^[2]Article sur la transition paroissiale à partir de différentes sources. [En ligne] … Continue reading.

L'invasion russe à grande échelle a placé la hiérarchie et les croyants de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou devant le choix – font-ils partie de l'Église orthodoxe russe (EOR - au sens canonique) ou d’une Église ukrainienne indépendante. Le chef de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, le métropolite Onuphre (Berezovsky), a donc été contraint de prendre une position claire sur la guerre et a lancé dès le début de la guerre un appel aux croyants dans lequel il reconnaissait l'agression russe et appelait à l'unité afin de protéger la souveraineté et l'intégrité de l'Ukraine.

Toutefois, au début de l'invasion, le métropolite Onuphre n'était pas prêt à un conflit direct avec l'Église orthodoxe russe et son chef, le patriarche Kirill. Cette situation a entraîné une grave crise au sein de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, le clergé réagissant de trois manières différentes : 1) retrait de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou et passage à l'Église orthodoxe d’Ukraine, 2) maintien d'une position pro-Moscou, allant jusqu'à un soutien direct à la Russie, 3) refus de commémorer le patriarche Kirill et appels à la direction de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou pour qu'elle rompe son lien canonique avec l'Église orthodoxe russe.

Afin de répondre à la demande des croyants, des prêtres et, dans une moindre mesure, de la communauté laïque, le Saint Synode de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou a décidé, à la mi-mai, d'organiser une réunion des évêques, du clergé, des moines et des laïcs le 27 mai 2022 afin de discuter des défis auxquels l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou était confrontée. Lors de cette réunion, le métropolite Onuphre, se référant à la réaction des croyants, a proposé d'examiner la question de l'autocéphalie de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou. Étant donné que seul le Conseil de l'Église orthodoxe ukrainienne peut prendre une décision sur son changement de statut, le même jour, le 27 mai, le métropolite Onuphre a initié et tenu successivement une réunion du Saint-Synode de l'Église orthodoxe ukrainienne, du Conseil des évêques de l'Église orthodoxe ukrainienne, avec la participation de laïcs, de moines et de membres du clergé. 95 % des participants au Conseil de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou ont voté en faveur du changement de statut de l'Église^[3]Kak prokhodil Sobor UPTS i kakiye prinyaty resheniya. Díalog.Tut.27 Mai 2022. [En ligne] https://www.dialogtut.org/kak-prohodil-sobor-upcz-i-kakie-prinyaty-resheniya/..

Dans son document final, le Conseil de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou a condamné la guerre dans les premiers paragraphes, a lancé un appel aux autorités ukrainiennes et russes pour qu'elles continuent à chercher des moyens de mettre fin à l'effusion de sang, a exprimé son désaccord avec la position du patriarche Kirill de Moscou concernant la guerre en Ukraine et a approuvé des ajouts et des amendements au statut sur la gestion de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou « qui témoignent de l'indépendance totale de l'Église orthodoxe ukrainienne^[4]Résolutions du Conseil de l'Église orthodoxe ukrainienne du 27 mai 2022. Ukrainian Orthodox Church. 28 Mai 2022. [En ligne] … Continue reading ».

Malgré l'énorme pression exercée par la société ukrainienne, les paroissiens de l'Église orthodoxe ukrainienne et les autorités ukrainiennes, les dirigeants de l'Église orthodoxe ukrainienne n'étaient pas prêts à violer les règles canoniques (telles qu'ils les comprennent) en faveur d'une position pro-étatique. Néanmoins, les décisions du Conseil ont permis d'éliminer des tensions importantes au sein de la communauté ecclésiale et, dans une certaine mesure, de calmer les autorités, qui s'attendaient à ce que l'Église orthodoxe ukrainienne prenne des mesures décisives pour rompre avec l'Église orthodoxe russe.

Au lieu de cela, l'épiscopat de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou a poursuivi une politique attentiste. Comme l'a fait remarquer Viktor Yelensky, actuel chef du service d'État pour la politique des nationalités et la liberté de conscience, même dans les conditions d'une invasion russe à grande échelle de l'Ukraine, l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou « n'a pas réussi à rompre ses liens avec Moscou, à condamner les collaborateurs, à révoquer les évêques qui ont coopéré avec les autorités d'occupation et à quitter l'Église orthodoxe russe^[5]Liliya Rzheutska, “Is "church compromise" possible in the Kyiv-Pechersk Lavra?” Deutsche Welle. 6 avril 2023. [En ligne] … Continue reading». Selon lui, c’est devant cette situation que l'État a commencé à envisager la question de l'impossibilité de l'activité sur le territoire de l'Ukraine de toute structure religieuse liée à l'agresseur.

Fin 2022-début 2023, l'État a augmenté la pression sur l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou. Par son décret n° 898/2022 du 28 décembre 2022, le président Zelensky a suspendu la citoyenneté d'un certain nombre de prêtres de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, les médias ukrainiens diffusant la liste de 13 de ces ecclésiastiques^[6]Epiphanius à la Laure. Pour la première fois dans l'histoire de l'Église orthodoxe d’Ukraine, l'office de Noël est célébré à la Laure de Kyiv-Pechersk. [En ligne] … Continue reading. Au début de l'année 2023, le bail des églises situés sur le territoire de la « Laure supérieure », jusque-là conclu avec l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou a été résilié. Les représentants de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou ont affirmé qu'il s'agissait d'une violation de la loi et ont tenté de contester la résiliation du bail devant les tribunaux. Dans le même temps, dans les églises que l'État a cessé de louer à l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, la première célébration de Noël a été menée par des représentants de l'Église orthodoxe d’Ukraine et présidée par le métropolite Epiphane, qui a reçu du gouvernement une autorisation ponctuelle^[7][En ligne] https://www.radiosvoboda.org/a/epifaniy-ptsu-bohosluzhinnya-lavra-rizdvo-7-sichnya/32212733.html.. Dans son discours aux moines de la Laure, il a noté que « le temps est venu de nous libérer enfin de la domination anti-canonique de Moscou et de ses serviteurs^[8]Nouvelles de l'office de Noël à la Laure sur le site officiel de l'Église orthodoxe d’Ukraine. [En ligne] … Continue reading».  Dans un contexte où son Eglise est soutenue par l’État, la rhétorique du métropolite Epiphane a changé. Dans ses dernières interviews, il déclare que la seule chose pour les représentants de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou est de rejoindre l'Église orthodoxe d’Ukraine, et que l'Église orthodoxe d’Ukraine « ne fait que tolérer la présence du Patriarcat de Moscou^[9]Le métropolite Epiphany : « Nous tolérons simplement la présence des députés - ils n'ont pas le droit d'être sur notre territoire ». [En ligne] … Continue reading ».  Dans ses vœux de Noël aux Ukrainiens, le chef du patriarcat œcuménique, le patriarche Bartholomée, a également déclaré que l'union de tous les croyants orthodoxes du pays autour de l'Église orthodoxe d’Ukraine était la seule solution possible^[10]Vœux de Noël du patriarche Bartolomée. [En ligne] https://www.radiosvoboda.org/a/news-patriarkh-varfolomiy-rizdvo-pryvitannya/32213534.html..

L'attention portée par les services de sécurité ukrainiens à l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou s'est considérablement accrue. En particulier, selon les données officielles, en 2022, plus de 40 mesures de contre-espionnage et de sécurité ont été menées dans les milieux de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou. Des procédures pénales ont été engagées contre 61 ecclésiastiques. Au total, les tribunaux ont déjà rendu 7 verdicts à l'encontre d'ecclésiastiques, dont 2 ont été utilisés en échange de prisonniers de guerre ukrainiens. Des sanctions ont été prises à l'encontre de 17 responsables de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou et près de 250 ecclésiastiques de l'Église orthodoxe russe ont été interdits d'entrée en Ukraine. En outre, la citoyenneté ukrainienne a été retirée à 19 ecclésiastiques de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, citoyens du pays agresseur, et deux ecclésiastiques, citoyens de Russie, ont été renvoyés de force^[11]Le Service de sécurité d’Ukraine a fait part de ses soupçons au métropolite Pavlo de l'Église orthodoxe ukrainienne (patriarcat de Moscou) (vidéo). Service de sécurité de l'Ukraine, [en … Continue reading.

Le changement de politique de l'État à l'égard de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou s'est accompagné d'un changement à la tête du « ministère des religions » – le service d'État pour la politique des nationalités et la liberté de conscience (SSEFC). À la place de la sociologue Olena Bogdan, qui au début de son travail se déclarait neutre à l’égard de toutes les confessions religieuses, et qui plus tard a été critiquée pour son attitude favorable à l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, un nouveau chef du SSEFC a été nommé Viktor Yelensky, spécialiste des questions religieuses et homme politique, qui a critiqué l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou.

Fin 2022, lors d'une réunion du Conseil national de sécurité et de défense, le gouvernement a été chargé d'élaborer un projet de loi qui rendrait impossible la création de structures ecclésiastiques dont les centres seraient situés dans le pays agresseur, c'est-à-dire en Russie. Comme l'a expliqué Viktor Yelensky, si le projet de loi est adopté dans sa version actuelle, une vérification devra être effectuée afin de déterminer si telle ou telle structure religieuse est liée à une organisation centrale située dans le pays agresseur. Si l'examen établit une telle subordination, le SSEFC devra demander à cette organisation d'éliminer ces liens. Si l'Église supprime ces liens, tous les griefs retenus à son encontre seront levés. Dans le cas contraire, la SSEFC intentera une action en justice^[12]Liliya Rzheutska, op. cit..

Par ailleurs, le Conseil national de sécurité et de défense a demandé au SSEFC de procéder, dans un délai de deux mois, à un examen religieux des statuts administratifs de l'Église orthodoxe ukrainienne afin de vérifier l'existence ou non d'un lien ecclésiastique canonique avec le patriarcat de Moscou (Église orthodoxe russe). Selon les conclusions de cet examen, « l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou dépendant de l'Église orthodoxe russe a un lien ecclésiastique-canonique de la partie avec le tout^[13]Conclusion de l'examen religieux des Statuts administratifs de l'Église orthodoxe ukrainienne sur l'existence d'un lien ecclésiastique canonique avec le Patriarcat de Moscou. Service d'État … Continue reading ». Le groupe d'experts qui a effectué l'examen a affirmé dans ses conclusions que « du point de vue de l'ecclésiologie et du droit canon, l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou ... est une division structurelle de l'Église orthodoxe russe » - en dépit du fait que l'une des critiques émises avant l'examen était précisément qu'il n'y avait pas de spécialistes du droit canon dans le groupe d'experts ; en outre, un examen religieux n'est pas un examen théologique et dans ce contexte, l'appel à l'ecclésiologie et au droit canon semble plutôt contradictoire. La composition du groupe d'experts a également suscité des critiques. Le chef du département juridique de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, l'archiprêtre Oleksandr Bakhov, a fait appel de cette décision, avec une déclaration de défiance et une demande de révocation de certains membres du groupe d'experts, car, selon lui, « certains membres du groupe d'experts sont non seulement des paroissiens de l'Église orthodoxe d'Ukraine, mais font également preuve de partialité et d'hostilité à l'égard de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, ce qui a été publié à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux et dans les médias^[14]Une déclaration a été envoyée pour retirer les experts partiaux de la commission d'examen des statuts de l'Église orthodoxe ukrainienne et pour impliquer des spécialistes internationaux de la … Continue reading ».

Les sentiments radicaux de la société à l'égard de l'Église orthodoxe ukrainienne sont activement alimentés par l'allié et sponsor de l'Église orthodoxe d’Ukraine – l'ancien président de l'Ukraine, Petro Porochenko, qui, même lors de sa présidence, a activement instrumentalisé la question religieuse, en utilisant la formation d'une Église autocéphale en Ukraine comme un élément important de sa campagne électorale^[15]Denis Brylov, Tetiana Kalenychenko, and Andrii Kryshtal, The Religious Factor in Conflict Research on the Peacebuilding Potential of Religious Communities in Ukraine. Analytical Report. PAX, 2021, 12.. Au début du mois d'avril 2023, Porochenko a demandé aux conseils locaux de tout le pays (principalement au niveau régional - oblast) de résilier les contrats de location avec l'Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou, et à la Rada d'Ukraine d'adopter un projet de loi l'interdisant :

« Le sol doit se dérober sous les pieds de l'Église de Moscou [en référence à l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou - nda] - au sens propre et au sens figuré à la fois... La direction du parti a décidé aujourd'hui d'obliger les députés des conseils locaux de “Solidarité européenne” à résilier les contrats de location de locaux et de terrains pour toutes les églises liées à Moscou. Nous appelons nos collègues des autres forces politiques patriotiques du pays à soutenir ces décisions. Ce problème ne doit pas être réglé au cas par cas, mais doit être résolu systématiquement en tant que menace pour la sécurité nationale. Il ne faut pas retirer[à cette Église] une laure après l'autre, mais il faut que, dès la semaine prochaine, la Rada examine le projet de loi que nous avons initié concernant l'interdiction de l'EOR, qui en Ukraine est appelée l'Eglise orthodoxe ukrainienne du “patriarcat” de Moscou ( !)^[16]Porochenko exige de résilier le bail avec le patriarcat de Moscou dans tout le pays et d'adopter une loi interdisant les services religieux. Site officiel du parti Solidarité européenne. 3 avril … Continue reading

Dans le même temps, le parti « Solidarité européenne » (SE) a lancé un appel au gouvernement et à toutes les autorités locales pour qu'ils mettent immédiatement fin aux contrats de location avec l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou lorsque cette Église occupe des lieux historiques. Le parti a également annoncé que les factions “SE” des autorités locales allaient examiner les contrats de location avec l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou^[17]Porochenko exige de résilier le bail avec le patriarcat de Moscou dans tout le pays et d'adopter une loi interdisant les services religieux. Site officiel du parti Solidarité européenne. 3 avril … Continue reading. Il est important de noter qu’en 2022, dans la plupart des cas, ce sont les députés “SE” dans les conseils régionaux qui ont pris l’initiative d’interdire l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou dans leurs régions ou ont fait appel à la Rada pour qu’elle adopte une loi l’interdisant – or les conseils régionaux n’ont pas compétence à l’interdire et de telles actions sont illégales^[18]Liliya Rzheutska op.cit.. Selon nos sources au sein de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, les autorités ont fondamentalement changé d'attitude à l'égard de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou dans le but de reprendre l'initiative dans la sphère publique face aux forces politiques du principal opposant au président actuel.

La pression exercée par les autorités actuelles sur l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou ne cesse de s'accroître. Par exemple, comme l'a déclaré fin mars 2023 le conseiller du chef du cabinet du président de l'Ukraine, Mykhailo Podolyak, qui intervient tout particulièrement dans l’espace public,  « je pense que nous arriverons au bout de ce qui est juste : l'Église orthodoxe ukrainienne perdra toute possibilité d'influencer l’environnement intérieur de l'Ukraine, d'une manière ou d'une autre. L'Église orthodoxe ukrainienne ira progressivement dans les villes russes et fera quelque chose là-bas, comme branche de l'Église orthodoxe russe, et en Ukraine il y aura une Église orthodoxe d’Ukraine, seulement une Église orthodoxe d’Ukraine^[19]« Podolyak Pasha will give the Mercedes to the ZSU?/ Important about the counteroffensive! » 24 Channel. 30 mars 2023. [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=otf4Ha3JP70. ». Dans le contexte de ces déclarations et de la rupture par l'État du bail de la Laure de des Grottes de Kiev avec l'Église, une campagne visant à évincer l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou des régions est en cours ; elle s'accompagne parfois d'affrontements violents entre les partisans de l'Église orthodoxe d’Ukraine et les prêtres et croyants de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou.

Récemment, la situation de la Laure des Grottes de Kiev (KPL), un complexe monastique du XI^e siècle, l'un des plus grands centres chrétiens d'Ukraine, a retenu l’'attention dans le débat public. La KPL se compose de deux parties - la laure supérieure et la laure inférieure. L'État n'a pas prolongé le bail de la laure supérieure, où se trouvent la plupart des églises, qui expirait le 31 décembre 2022. Le 10 mars 2023, la réserve d'État « La Laure des Grottes de Kiev » a informé l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou que cette dernière devait libérer les bâtiments qu’elle occupait avant le 29 mars. L’Etat s’est appuyé sur les conclusions d’un groupe de travail interministériel qui a constaté la violation par le monastère des termes du contrat concernant l'utilisation de cette propriété de l'État^[20]Victor Saakov, “Reserve "Kyiv-Pechersk Lavra" terminates the contract with the UOC MP”, Deutsche Welle. 10 mars 2023. [En ligne] … Continue reading. Or, contrairement au non-renouvellement du bail de la laure supérieure, la résiliation du bail de la laure inférieure a suscité l'opposition de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou.

Les cas de confrontation violente et de transfert de paroisses vers une autre juridiction sans le consentement des parties attirent de plus en plus l’attention. L'une des plus récentes affaires rendues publiques est le passage à tabac d'un militaire dans l'une des paroisses de l'Église orthodoxe ukrainienne à Khmelnytsky^[21]Dans la cathédrale de Khmelnytsky, des partisans du patriarcat de Moscou ont battu un militaire. [En ligne] … Continue reading. Il s'est avéré par la suite que la victime n'avait jamais servi dans les forces armées ukrainiennes, mais cela n'a pas affecté la condamnation et l'indignation du public face aux actions des membres du clergé. Une autre situation récente s'est produite à Ivano-Frankivsk, dans l'ouest de l'Ukraine, où la dernière paroisse l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou de la ville est passée à l’Église orthodoxe d’Ukraine, et ce également avec violence^[22]Avec des escarmouches et des gaz lacrymogènes : à Frankivsk, la dernière église de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou dans la région a été transférée à l'Église orthodoxe … Continue reading. Bien que la demande de justice de la société et la rupture de tout lien avec Moscou soient évidentes, le choix d'actions violentes et leur soutien manifeste ou tacite par les autorités régionales ou centrales ne peuvent avoir de justification légitime ou légale.

Le 24 mars, les Nations unies ont publié un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, qui accorde une grande attention à la situation de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou. Le rapport examine en particulier trois projets de loi examinés par la Rada concernant la restriction ou l'interdiction des activités de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou (projets de loi n° 8221, n° 8262 et n° 8371) et, en ce qui concerne le projet de loi n° 8221, il est indiqué qu'en raison d'une terminologie juridique vague et de l'absence de justification suffisante, les limitations de la liberté de manifester sa religion contenues dans le projet de loi ne peuvent être considérées comme "prévues par la loi" et "nécessaires" au sens de l'article 18(3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)^[23] Rapport sur la situation des droits de l'homme en Ukraine, 1er août 2022 - 31 janvier 2023. HCDH. 24 mars 2023, р. 32.. D'une manière générale, le rapport s'inquiète du fait que les actions des autorités ukrainiennes à l'égard de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou puissent être discriminatoires.

En réponse, le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Oleg Nikolenko, a appelé le HCDH à « s'abstenir d'évaluations politiques déséquilibrées et à fonder ses rapports sur des faits », et a déclaré que l'Ukraine garantissait la liberté de religion, mais que cette liberté « n'équivaut pas au droit de s'engager dans des activités qui portent atteinte à la sécurité nationale^[24]Oleg Nikolenko page Facebook officielle. 27 mars 2023. [En ligne] https://www.facebook.com/oleg.nikolenko.50/posts/pfbid023vqRiChD6h4MsqojvB1x7u5Dst6Qfv48ypVsGkW4Ba9eba13QxHMCNva6FJ6f6nvl. ».

Dans le même temps, comme l'a noté Dmytro Vovk, président du Centre pour l'État de droit et les études religieuses à l'Université nationale de droit Yaroslav Mudry, l'observation générale 22 du Comité des droits de l'homme des Nations unies sur l'article 18 (“Liberté de pensée, de conscience et de religion”) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) note que la sécurité nationale n'est pas une raison admissible pour limiter la liberté de religion ou de conviction, et que « ce droit est non dérogatoire même en cas d'urgence nationale menaçant l'existence de la nation^[25]Dmitro Vovk, “UKRAINE: Kyiv Pechersk Lavra conflict, draft law, impact on freedom of religion or belief”. Forum 18. 6 avril 2023, [en ligne] https://www.forum18.org/archive.php?article_id=2823. ».

Alors que cet article était presque prêt, de nouvelles informations sont venues s'ajouter au conflit inter-orthodoxe en Ukraine. Des journalistes ont publié une enquête selon laquelle le chef de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, le métropolite Onuphre, possédait un passeport russe. Le métropolite a lui-même déclaré qu'il ne se considérait pas comme un citoyen russe, bien qu'après l'effondrement de l'Union soviétique, sa citoyenneté russe lui ait été automatiquement accordée. Mais après la détérioration des relations russo-ukrainiennes ces dernières années, il a dit ne pas se définir comme citoyen russe : "Aujourd'hui, je ne me considère citoyen d'aucun autre pays, que demon pays natal, l'Ukraine^[26]Sa Béatitude le Métropolite Onuphre souligne qu'il n'est citoyen que de l'Ukraine et explique d'où viennent les autres rumeurs. Église orthodoxe ukrainienne. 9 avril 2023, [en ligne] … Continue reading".

Pour la société ukrainienne, la situation autour des Églises orthodoxes est parfois plus émouvante que les nouvelles de la ligne de front. L'unité nationale souffre principalement de ce conflit et l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou perd rapidement ses positions. Parallèlement, l'Église orthodoxe d'Ukraine pourrait subir les conséquences de ce conflit. Comme le souligne Kyryll Hovorun, malgré les avantages tactiques de l'affaiblissement (ou plus généralement de l'interdiction totale) de l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, qui se manifestent principalement par le remplacement de l'ancien monopole de l’Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou sur la Laure des Grottes de Kiev par le monopole de l'Église orthodoxe d’Ukraine, cette dernière n'a stratégiquement pas grand-chose à y gagner. En outre, il est même possible de parler des pertes de l'Église orthodoxe d’Ukraine, puisque, selon Hovorun, la perception de l'Église orthodoxe d’Ukraine dans le monde s'est détériorée, en particulier parmi les Églises qui ont hésité à reconnaître son autocéphalie^[27]Archimandrite Kyrylo Govorun. « In the conflict around the Lavra, everyone is still losing ». League.net. 4 avril 2023. [En ligne] … Continue reading. En outre, l'Église orthodoxe d’Ukraine, qui soutient la pression générale sur l'Église orthodoxe ukrainienne, pourrait à l'avenir devenir dépendante du patriarcat œcuménique, d'une part, et de l'État, d'autre part. Cela concerne tout d'abord le statut du patriarcat, désiré et attendu par une grande partie du clergé de l'Église orthodoxe d’Ukraine. D'autre part, de façon extrêmement douloureuse au regard du départ massif des réfugiés ukrainiens à l'étranger (selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés, plus de 5 millions de réfugiés ukrainiens sont enregistrés dans les seuls pays européens), se pose la question de « l'alimentation » spirituelle de la diaspora, qui, selon le tomos, reste en faveur de Constantinople. Mais des concessions en faveur de l'Eglise orthodoxe d'Ukraine de la part du patriarcat œcuménique semblent peu probables.

Quant à la dépendance vis-à-vis de l'État, les autorités, ayant apporté un soutien tangible à l'Église orthodoxe d’Ukraine dans la confrontation avec l'Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Moscou, attendront vraisemblablement une attitude loyale à leur égard de la part des croyants et des structures de l'Église orthodoxe d’Ukraine. Mais il est extrêmement difficile de dire jusqu'où ira cette loyauté. D'une manière générale, pour résumer la situation urgente des relations inter-orthodoxes en Ukraine, nous pouvons convenir avec Kyryll Hovorun que la conséquence la plus importante des événements qui se sont produits est que la distance mentale entre les Ukrainiens qui s'identifient à l'Église orthodoxe ukrainienne et à l’Église orthodoxe d’Ukraine s'est considérablement accrue, ce qui retarde d'autant la consolidation de l'orthodoxie ukrainienne.