Bulletin N°47

janvier 2024

Dynamiques religieuses et crise « anglophone » au Cameroun

Guy Bucumi

État d’Afrique centrale, situé au fond du Golfe de Guinée, entre les 2è et 13è degrés de latitude Nord et 9è et 16è degrés de longitudes Est, le Cameroun a une réalité socioculturelle et multiconfessionnelle saisissante. Cette focalisation tient lieu d’évidence, notamment dans un environnement géopolitique international qui contribue davantage à l’accroissement du fossé interreligieux[1]Voir, notamment, Maud Lasseur, « Cameroun : les nouveaux territoires de Dieu », Afrique contemporaine, 215, 2005, p. 105. Une géographie rapide des zones qui connaissent des problèmes interconfessionnels ou des conflits sur fond d’affrontements interreligieux en Afrique permet de mettre le curseur sur quelques pays frontaliers du Cameroun, comme la République Centrafricaine, le Nigeria ou, encore plus loin, le Mali, le Niger, la Somalie et l’Érythrée[2]À ce propos : Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigeria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ? », Questions de … Continue reading. Ces États, et bien d’autres dans le golfe de Guinée, connaissent une détérioration des rapports islamo-chrétiens et, parfois, des crises à connotations religieuses[3]On pourrait également mentionner, en Afrique australe, le cas  de la province du Cabo Delgado, au Nord de la Mozambique qui connaît, depuis 2018, des troubles et une insurrection  sur fond … Continue reading.

L’instrumentalisation du religieux et les velléités séparatistes traversent, depuis quelques années, les frontières de plusieurs pays africains limitrophes avec la région du Sahel en proie aux phénomènes de radicalisations, tels le Nigéria, le Niger, le Tchad et, désormais, les contrées du Cameroun. La topographie religieuse actuelle de ce pays ne laisse guère de quiétude dans les rapports interconfessionnels et intra-confessionnels. Ceux-ci s’étendent également au Nord du Togo et du Bénin qui connaissent, à leur tour, des troubles de ce type. Au regard de la forte dynamique de  (re)territorialisation de l’espace religieux[4]L’idée de (re)territorialisation du religieux fait référence au « déploiement géographique du religieux » documenté dans : Jean-René Bertrand & Colette Muller (dir.), Religions et … Continue reading qui a provoqué « l’essor d’un marché national des biens spirituels […], remettant en cause d’anciennes frontières géo-religieuses internes plus ou moins figées [depuis] des décennies[5]Maud Lasseur, M., op.Cit. , pp.93-94. », le Cameroun peine à réguler le domaine religieux et a choisi une logique du « laissez faire », corolaire de la tolérance administrative qui prévaut dans le domaine. Cette option étatique de gestion du secteur cultuel est éminemment ambivalente, et pourrait se révéler chaotique à la longue, car la libéralisation du marché confessionnel ne saurait longtemps fonctionner selon la perspective de la « main invisible[6]Théorie forgée par l’économiste Adam Smith, selon laquelle les actions individuelles doivent être guidées uniquement par le comportement du marché. » et de l’auto-ajustement. Cette absence de toute régulation étatique du domaine cultuel se trouve aujourd’hui décriée, car la menace d’un radicalisme religieux n’avait été aussi réelle[7]C’est également l’avertissement de l’International crisis Group dans son Rapport du 3 septembre 2015 : Rapport Afrique n°229, [en ligne] https://www.refworld.org/pdfid/55e853c64.pdf, … Continue reading.

Depuis octobre 2016, un conflit politique, longtemps ignoré, s’est transformé en une « crise anglophone[8]Pour comprendre les origines de la crise anglophone actuelle au Cameroun : Pierre Kamé Bouopda, La crise anglophone au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2018. ». Il a éclaté dans les deux seules régions anglophones du Cameroun, la région du Nord-Ouest et celle du Sud-Ouest et prend, de plus en plus, des dimensions religieuses. Cette guerre fratricide qui oppose l’armée régulière camerounaise aux séparatistes, combattant au nom de la minorité anglophone qui se dit marginalisée et éloignée des sphères de décisions par le pouvoir central francophone, a pris de l’ampleur et se transforme en véritable guérilla. Au Cameroun, les populations anglophones constituent 20 % de la population totale, soit 4 millions sur les 22 millions de Camerounais.

Cantonnée dans les régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest, cette guerre est d’une violence inouïe ; elle a déjà fait, selon l’International crisis group, plus de 6000 morts et contraint plus d’un million de personnes à se réfugier dans les pays voisins, principalement au Nigéria, également anglophone[9]Voir [en ligne] https://www.jeuneafrique.com/1490036/politique/au-cameroun-les-separatistes-executent-deux-civils-en-public/ consulté le 11 décembre 2023.. Au-delà des revendications politiques des séparatistes, ce conflit est marqué par un usage régulier de la rhétorique religieuse. En effet, il se forme une grammaire protestataire qui, pour se légitimer, se fonde sur des prophéties et des rituels religieux. Un pasteur évangélique nigérian, très controversé, martèle dans ses prêches que « la crise anglophone n’est autre qu’ « un problème spirituel[10]Cité dans Nadine Machikou, « Utopie et dystopie ambazoniennes : Dieu, les dieux et la crise anglophone au Cameroun », Politique africaine, 150(2), 2018, pp. 115-138. ». Pour mieux comprendre l’enjeux religieux dans ce conflit, il est indispensable d’analyser les fondements de la rhétorique religieuse utilisée pour étudier, ensuite, comment cette crise impacte les confessions religieuses.

La légitimation religieuse de la cause anglophone au Cameroun

Pays dont la population est très attachée aux valeurs religieuses, l’instrumentalisation religieuse des revendications anglophones y trouve facilement écho. Depuis quelques décennies, le Cameroun connaît un véritable éclatement de son paysage religieux, qui se caractérise, non seulement par la multiplication des associations cultuelles, mais aussi par la lente recomposition des territoires ethno-régionaux que s’étaient appropriées les grandes organisations chrétiennes et musulmanes historiques ; les Églises évangéliques dites de « réveil » y sont florissantes. Cette évolution est le fait, essentiellement, de la libéralisation du champ religieux dans le pays lors de la démocratisation[11]Les processus démocratiques en Afrique francophone ont tous été suivis par l’adoption de constitutions démocratiques, toutes calquées sur la Constitution française de 1958 que les … Continue reading. Le Cameroun est alors devenu un « nouveau théâtre de spiritualités » en Afrique centrale et dans le Golfe de Guinée. Il constitue, au regard de la prolifération de nouvelles formes de religiosité aux côtés des grandes composantes traditionnelles que sont l’islam et le christianisme, de « nouveaux territoires de Dieu[12]Maud Lasseur, op. cit., p. 94. ».

Cette atomisation du champ religieux est étroitement liée à la libéralisation de l’espace public intervenue dans les années 1990, période de « fièvre démocratique[13]Pour les caractéristiques de cette période et les implications religieuses associées,  Guy Bucumi, op. cit. » dans plusieurs pays africains francophones. Le vaste marché spirituel qui se développe suscite beaucoup d’inquiétudes de plusieurs analystes, en raison de l’absence de régulation étatique. Pour la professeure Nadine Machikou, les références religieuses utilisées par les sécessionnistes des régions anglophones trouvent écho grâce à la forte religiosité des populations, en particulier dans ses régions « où les biens de salut se vendent bien[14]Nadine Machikou, « “The Lord will fight for us” : les usages de la rhétorique religieuse dans la crise anglophone au Cameroun », Bulletin de l'Observatoire international du religieux, 20, … Continue reading ». L’invocation du symbolique religieux permet d’unifier les populations de ces régions. En effet, l’inter-perméabilité entre le politique et le religieux favorise ce type de discours et l’on constate souvent une implication des dignitaires religieux dans la gestion des affaires politiques nonobstant la constitutionnalisation du principe de laïcité[15]Le préambule de la constitution du 18 janvier 1996 indique le caractère laïque de l’État camerounais, en son article 1, al. 2 : « La République du Cameroun est une et indivisible, laïque, … Continue reading. Ce dernier semble, dans le contexte camerounais, avoir été dépouillé de sa substance, balisant ainsi la voie à une institutionnalisation d’une collusion permanente entre l’État et les religions[16]Claude-Albert Colliard, Libertés publiques, Paris, Précis Dalloz, 2005, p.334 ; Bernard Momo, « La laïcité de l'État dans l'espace camerounais », Les Cahiers de droit, 40(4), 1999, p.842 ; … Continue reading. Au Cameroun, les confessions religieuses se comportent souvent en forces politiques de substitution[17]Guy Hermet, « Les fonctions politiques des organisations religieuses dans les régimes à pluralisme limité », Revue française de science, 23 (3), 1973, pp. 439-472.. Pour le professeur Jean-François Bayart, elles jouent « un rôle tribunitien et d’opposition ponctuelle qui contribue au renforcement du consensus au sein même du système politique[18]Jean-François Bayart, « La fonction politique des Églises au Cameroun », Revue française de science politique, 23(3), 1973, p. 514. ».

Cette imbrication du politique et du religieux au Cameroun implique une moralisation de l’espace public, notamment durant les périodes électorales et l’emprise d’un militantisme religieux sans précédent sur les libertés individuelles[19]Voir les détails dans le Rapport de 2022 du Secrétariat État américain sur la liberté religieuse dans le monde, [en ligne] … Continue reading. C’est le cas, par exemple, lorsque l’appareil étatique est utilisé, en faveur d’une partie dont les leaders sont proches des autorités politiques, pour résoudre des conflits internes aux confessions religieuses. Au-delà du Cameroun, plusieurs travaux de recherche ont montré comment, dans plusieurs pays africains, l’irruption du religieux dans la sphère politique s’est parfois traduite par une exacerbation des conflits identitaires et une rhétorique guerrière à l’égard des religions souvent minoritaires[20]À titre d’exemple, pour une synthèse du conflit ivoirien, voir Marie Miran-Guyon, Guerres mystiques en Côte d’Ivoire. Religion, patriotisme, violence (2002-2013), Paris, Karthala, 2015 ; … Continue reading. Dans les différents conflits sur fond religieux en Afrique, la théorie de légitimation empruntée est partout la même : celle de la spiritual warfare (guerre spirituelle) développée et médiatisée par les télévangélistes américains et qui véhicule une vision dichotomique du monde, guidée par les forces du mal qu’il faut combattre.

Dans la crise anglophone camerounaise, les recours aux pratiques de « guerre spirituelle » sont devenus monnaie courante et ont contribué à fabriquer le récit sécessionniste actuel. L’un des leaders du mouvement indépendantiste anglophone, Wilfried Tassang, avait appelé, en 2017, tous les combattants séparatistes à « s’humilier devant Dieu, par des actions de grâce, car 2017 est l’année de la délivrance complète[21]Nadine Machikou, « “The Lord will fight for us” : les usages de la rhétorique religieuse dans la crise anglophone au Cameroun », op. cit. ». Il ressort également des travaux réalisés par Nadine Machikou, que la foi a été un puissant support de construction du récit victimaire des séparatistes anglophones, volontiers repris par une large partie de la population des régions concernées[22]Ibid.. En 2018, c’est le célèbre pasteur évangélique nigérian, Jonathan Suleyman qui, dans un prêche partagé massivement sur les réseaux sociaux, affirmait que «  la nation camerounaise a été, depuis longtemps, vendue au diable par un groupe de personnes [...]. Le véritable problème n’est pas la crise anglophone mais une forteresse satanique qui veut boire du sang », disait-il à ses milliers de followers[23]Voir la vidéo, [en ligne] http://www. betatinz.com/2018/03/apostle-johnson-suleman-says-god-told-prophecy-southern-cameroonanglophone-crisis.html?m=0,  consulté le 11 décembre 2023.. La foi est alors devenue une bannière dans les luttes sociales. Pour la chercheuse Nadine Machikou, lire cette crise au travers de sa grammaire religieuse et de l’intensité du commerce avec l’au-delà permet de reconstituer l’efficacité de son potentiel contestataire et subversif. Dans la crise anglophone, c’est entre subjectivation et gouvernementalité que se construit un lieu biopolitique articulant l’action sur les pensées, mais aussi sur les corps et les esprits (prophéties, prières, jeûnes, etc.), dans une revitalisation du pouvoir pastoral des conduites et une mobilisation des forces spirituelles pour transformer le réel. En effet, la connexion au divin et le « détour par l’invisible[24]Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 9. » jouent un rôle vital dans la société camerounaise, et la crise anglophone en devient le révélateur inattendu mais pas surprenant.

Ces régions anglophones sont surtout connues comme des « faith-based communities » où les invocations de Dieu, des dieux et/ou des esprits (âmes des morts, génies, anges, démons, etc.) abondent, et où les églises et les organisations confessionnelles investissent largement dans des politiques publiques éducatives et sanitaires pour compenser les défaillances étatiques. Plusieurs écoles et Centres de santé dans les régions rurales appartiennent et sont gérées, par exemple, aux confessions religieuses[25]Pour plus de détails sur le sujet, voir Guy Bucumi, « L’Église catholique, suppléante sociale de l’État en Afrique centrale ; une tradition qui se poursuit », Revue des études du … Continue reading. Cette omniprésence du religieux se manifestent à travers les références bibliques ou aux ancêtres des différents discours, le recours aux pratiques de combats spirituels, les sensibilisations à effectuer les jeûnes, les récitations des neuvaines etc.

Les confessions religieuses dans la crise anglophone au Cameroun

Le religieux a été, dès l’éclatement de la crise anglophone en 2016, le repère de structuration d’une grammaire protestataire, mais aussi son réservoir, son occasion et son ferment. C’est donc, tout naturellement, que les confessions religieuses se sont mobilisées dès le début de la crise pour tenter de trouver une solution à ce conflit qui commençait à embraser le pays. Grands bénéficiaires des politiques de démocratisation mises en œuvre au Cameroun après la chute du Mur de Berlin et la conférence Afrique - France de La Baule[26]La chute du mur de Berlin et l’effondrement des pays de l’Est, l’URSS en tête vers lequel les pays africains s’étaient tournés après la décolonisation, a inauguré une vague de … Continue reading, le champ religieux apparaît comme celui qui a engrangé les retombées les plus significatives de ces luttes en faveur de l’ouverture démocratique. Les associations religieuses connaissent, depuis, une vitalité indéniable, au regard de l’effervescence et l’engouement qu’elles suscitent.

De manière générale, les situations de débordement aux relents confessionnels semblaient encore maîtrisées au Cameroun. Cette cohabitation pacifique exemplaire entre confessions religieuses avait été saluée par le Pape François lors de sa première visite apostolique en terre africaine, en 2015. Il avait souligné  « la coexistence pacifique et le respect réciproque entre les divers groupes religieux[27]Voir [en ligne] https://www.jeuneafrique.com/420440/politique/paul-biya-pape-francois-saluent-coexistence-pacifique-religions-cameroun/  consulté le 23 décembre 2023. » dans ce pays. « Le Cameroun, affirmait l’International Crisis Group - ICG, n’a jamais été le théâtre de violences religieuses importantes[28] [En ligne] https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/cameroon/cameroon-threat-religious-radicalism, consulté le 27 décembre 2023. ». Pour aider plus efficacement à juguler l’insurrection et parer au risque de guerre civile dans la partie anglophone, les confessions religieuses, Église catholique en tête, tentent de trouver un terrain d’entente pour mettre fin au conflit. Plusieurs acteurs de la société civile, des syndicats et associations de défense des droits humains, ont également appelé les confessions religieuses à assurer la médiation entre les belligérants pour sauvegarder l’unité nationale du pays. Néanmoins, dans son rapport du 25 avril 2018[29]Pour lire le rapport, [en ligne] https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/cameroon/b138-cameroons-anglophone-crisis-how-catholic-church-can-promote-dialogue consulté le 02 janvier 2024., l’International Crisis Group déplorait la division interne qui existe au sein même de l’Église, notamment entre le clergé francophone et anglophone, ce qui affaiblit son leadership. Selon l’International Crisis Group les désaccords au sein de l’Église ne sont pas nouveaux, souvent ils se fondent sur une dimension ethnique opposant la communauté francophone aux autres ; les rivalités au sein de l’institution seraient récurrentes. En effet, le Cameroun compte cinq régions ecclésiastiques rattachées à la Conférence épiscopale nationale du Cameroun (CENC) : quatre d’entre elles sont francophones, et seule l’une d’entre elle, la province du Bamenda, est à prédominance anglophone. Lors de la 42ème assemblée des évêques du Cameroun, en octobre 2017, le clergé avait pris des positions divergentes sur les questions centrales de la crise. Certains évêques de la province séparatiste ont, en effet, reproché à la Conférence épiscopale, composée à majorité d’évêques francophones, de ne pas suffisamment tenir compte les revendications des populations anglophones. Ces divergences exposent les membres du clergé, en provenance des régions francophones, qui sont souvent pris pour cible par les combattants séparatistes. Des enlèvements ont visé des prêtres et évêques catholiques francophones dans les dernières années, des paroisses et structures sociales gérées par l’Église catholique ont été détruites ou vandalisées. Les Centres de santé et les écoles situées dans des zones réputées « moins sures » ont, pour la plupart, été fermées.

Toutefois, l’Église catholique a rallié les autres confessions religieuses dans des mobilisations pour un retour à la paix, en participant à la création de la Conférence générale anglophone, une plateforme créée en 2018, à l’initiative de l’emblématique Cardinal Christian Tumi, ancien archevêque émérite de Douala, lui-même enlevé puis relâché par les séparatistes en 2020. Cette plateforme réunit tous les leaders religieux des régions anglophones : catholiques, protestants et musulmans. Les leaders religieux ont annoncé vouloir s’investir efficacement dans la résolution de la crise anglophone. Bien que ce regroupement n’aient pas eu l’aval du Gouvernement camerounais, cette initiative a permis la tenue d’une grande conférence nationale les 29 et 30 août 2018, mais sans grand résultat. Les leaders religieux continuent à s’assurer leur disponibilité pour garantir une médiation entre le Gouvernement et les sécessionnistes en vue d’un retour à la paix et à la stabilité. L’ONG International crisis group – ICG a estimé, dans son rapport de 2019[30]Pour lire le rapport, [en ligne] https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/cameroon/272-crise-anglophone-au-cameroun-comment-arriver-aux-pourparlers, consulté le 14 janvier 2024., que l’Église catholique reste « l’Institution la plus crédible dans le paysage social camerounais » et donc la plus apte à assurer le dialogue entre le Gouvernement et les mouvements séparatistes anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

Plusieurs autres initiatives isolées des confessions religieuses ont souvent été signalées. En septembre 2019, par exemple, des organisations œcuméniques mondiales et régionales ainsi que des Églises et sociétés des missions se sont réunies à Wuppertal, en Allemagne pour « discuter de la situation des communautés religieuses et des régions anglophones au Cameroun[31][En ligne] https://www.oikoumene.org/fr/news/forum-planned-to-address-anglophone-crisis-in-cameroon consulté le 07 janvier 2024. ». Les Représentants des Églises presbytériennes du Cameroun ont, à cette occasion, « communiqué les efforts conjoints qui peuvent être envisagés pour explorer les modes d’engagement constructif pour la justice et la paix au Cameroun[32]Ibid. ».

Dans une déclaration faite à la veille des festivités marquant l’anniversaire de l’indépendance du Cameroun en octobre 2019, la commission épiscopale justice et paix avait, au nom des évêques camerounais, affirmé comprendre la frustration des populations des régions anglophones et demandait au gouvernement de « reconnaître formellement les limites et erreurs dans la mise en application du processus d’unité nationale[33][En ligne] https://africa.la-croix.com/crise-anglophone-cameroun-leglise-reclame-decentralisation-effective/ consulté le 7 janvier 2024 » à l’origine du sentiment de marginalisation ressenti par les populations de ces régions.

Conclusion

Cinq ans après la résurgence de la crise anglophone au Cameroun, le plus inquiétant semble être le virage religieux que prend ce conflit. D’une part, l’espace religieux est devenu l’espace structurant que les partisans de la cause sécessionniste exploitent, en utilisant la foi et les références religieuses dans une légitimation divine de la cause « autour d’un Dieu de justice[34]Voir, à ce propos : Ousmanou Abdouramane, « Le Cameroun inondé de prières pour la paix », Aurore Plus, 2015 [en ligne] … Continue reading ». D’autre part, on voit émerger des mobilisations œcuméniques dites « loyalistes » autour de thèmes sur la paix.

Si le facteur religieux n’explique pas à lui seul, à ce stade, la crise anglophone et qu’il est difficile de quantifier son influence dans cette crise, ce tournant est très alarmant, car le religieux apparaît comme le réceptacle d’une frustration et mécontentement découlant des défaillances étatiques et de la multiplication des zones grises sur les rôles des différents acteurs, dans la mesure ou la religion possède une forte puissance légitimatrice et donc mobilisatrice. Au Cameroun comme ailleurs en Afrique, la religion est d’abord un lien entre des individus, constituant des liens de solidarité, des médiations souvent utiles pour apaiser les tensions[35]Voir, notamment Didier Giorgini, Géopolitique des religions, Paris, PUF, 2016.. Naviguer aux travers de telles lignes de fractures religieuses est un défi dans de nombreuses sociétés africaines, car dans la plupart des conflits identitaires en Afrique, le facteur religieux peut être un élément explosif, dangereux pour la stabilité sociale.

Notes

Notes
1 Voir, notamment, Maud Lasseur, « Cameroun : les nouveaux territoires de Dieu », Afrique contemporaine, 215, 2005, p. 105
2 À ce propos : Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigeria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ? », Questions de recherche, 40, 2012, pp. 12-13 ; François Georges Dreyfus, « Religion et politique en Afrique Subsaharienne », Géostratégiques, 25, 2016, p.19. ; Jean-François Bayart, « Religion et politique en Afrique : le paradigme de la cité cultuelle », Études africaines comparées, 1, 2015, pp.1-21.
3 On pourrait également mentionner, en Afrique australe, le cas  de la province du Cabo Delgado, au Nord de la Mozambique qui connaît, depuis 2018, des troubles et une insurrection  sur fond religieux. Voir Claire Debrat « histoire du Cabo Delgado : aux origines du conflits », Observatoire Pharos, 2020 ; [en ligne] https://www.observatoirepharos.com/pays/mozambique/histoire-du-cabo-delgado-aux-origines-du-conflit-en/ (consulté le 25 janvier 2024).
4 L’idée de (re)territorialisation du religieux fait référence au « déploiement géographique du religieux » documenté dans : Jean-René Bertrand & Colette Muller (dir.), Religions et territoires, Paris, L’harmattan, 1999.
5 Maud Lasseur, M., op.Cit. , pp.93-94.
6 Théorie forgée par l’économiste Adam Smith, selon laquelle les actions individuelles doivent être guidées uniquement par le comportement du marché.
7 C’est également l’avertissement de l’International crisis Group dans son Rapport du 3 septembre 2015 : Rapport Afrique n°229, [en ligne] https://www.refworld.org/pdfid/55e853c64.pdf, consulté le 14 janvier 2024.
8 Pour comprendre les origines de la crise anglophone actuelle au Cameroun : Pierre Kamé Bouopda, La crise anglophone au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2018.
9 Voir [en ligne] https://www.jeuneafrique.com/1490036/politique/au-cameroun-les-separatistes-executent-deux-civils-en-public/ consulté le 11 décembre 2023.
10 Cité dans Nadine Machikou, « Utopie et dystopie ambazoniennes : Dieu, les dieux et la crise anglophone au Cameroun », Politique africaine, 150(2), 2018, pp. 115-138.
11 Les processus démocratiques en Afrique francophone ont tous été suivis par l’adoption de constitutions démocratiques, toutes calquées sur la Constitution française de 1958 que les constituants africains francophones ont pris pour modèle. Ces constitutions ont consacré la liberté religieuse qui a permis l’implantation de nouveaux mouvements religieux dont les Églises évangéliques qui connaissent aujourd’hui un succès fulgurant.  Voir, en ce qui concerne le processus camerounais et le succès du protestantisme évangélique : Guy Bucumi, Religions et pouvoirs étatiques en Afrique centrale, Paris, Mare et Martin, 2022.
12 Maud Lasseur, op. cit., p. 94.
13 Pour les caractéristiques de cette période et les implications religieuses associées,  Guy Bucumi, op. cit.
14 Nadine Machikou, « “The Lord will fight for us” : les usages de la rhétorique religieuse dans la crise anglophone au Cameroun », Bulletin de l'Observatoire international du religieux, 20, 2018 ; [en ligne] https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/the-lord-will-fight-for-us-les-usages-de-la-rhetorique-religieuse-dans-la-crise-anglophone-au-cameroun/, consulté le 11 décembre 2023.
15 Le préambule de la constitution du 18 janvier 1996 indique le caractère laïque de l’État camerounais, en son article 1, al. 2 : « La République du Cameroun est une et indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
16 Claude-Albert Colliard, Libertés publiques, Paris, Précis Dalloz, 2005, p.334 ; Bernard Momo, « La laïcité de l'État dans l'espace camerounais », Les Cahiers de droit, 40(4), 1999, p.842 ; Nadine Machikou, « Utopie et dystopie ambazoniennes : Dieu, les dieux et la crise anglophone au Cameroun », Politique africaine, 150(2), 2018, pp. 123 ; Louis Ngongo, Histoire des forces religieuses au Cameroun, Paris, Karthala, 1982.
17 Guy Hermet, « Les fonctions politiques des organisations religieuses dans les régimes à pluralisme limité », Revue française de science, 23 (3), 1973, pp. 439-472.
18 Jean-François Bayart, « La fonction politique des Églises au Cameroun », Revue française de science politique, 23(3), 1973, p. 514.
19 Voir les détails dans le Rapport de 2022 du Secrétariat État américain sur la liberté religieuse dans le monde, [en ligne] https://cm.usembassy.gov/fr/rapport-2022-sur-la-liberte-de-religion-dans-le-monde-cameroun/, consulté le 15 janvier 2024.
20 À titre d’exemple, pour une synthèse du conflit ivoirien, voir Marie Miran-Guyon, Guerres mystiques en Côte d’Ivoire. Religion, patriotisme, violence (2002-2013), Paris, Karthala, 2015 ; André Mary, « Prophètes de paix et de guerre. Traditions prophétiques de l’Afrique de l’Est », Archives de sciences sociales des religions, 104, 1998, pp. 5-17 ; André Mary, « Prophètes pasteurs. La politique de la délivrance en Côte d’Ivoire », Politique africaine, 87, 2002, pp. 69-94 ; Rosalind I.J. Hackett, « Discourses of Demonization in Africa and Beyond », Diogenes, 50 (3), 2003, pp. 61-75 ; Sandra Francello & André Mary, « Institutions du pardon et politiques de la délivrance en Afrique de l’Ouest », Journal des africanistes, 88 (2), 2018, pp. 78-99.
21 Nadine Machikou, « “The Lord will fight for us” : les usages de la rhétorique religieuse dans la crise anglophone au Cameroun », op. cit.
22 Ibid.
23 Voir la vidéo, [en ligne] http://www. betatinz.com/2018/03/apostle-johnson-suleman-says-god-told-prophecy-southern-cameroonanglophone-crisis.html?m=0,  consulté le 11 décembre 2023.
24 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 9.
25 Pour plus de détails sur le sujet, voir Guy Bucumi, « L’Église catholique, suppléante sociale de l’État en Afrique centrale ; une tradition qui se poursuit », Revue des études du religieux, 2, 2022, pp 23-33.
26 La chute du mur de Berlin et l’effondrement des pays de l’Est, l’URSS en tête vers lequel les pays africains s’étaient tournés après la décolonisation, a inauguré une vague de démocratisation en Afrique. Le sommet France-Afrique de La Baule qui s’en est suivi, a donné le rythme de cette vague, en introduisant une conditionnalité démocratique à toute aide au développement. Voir, pour plus de détails sur cette période : Samuel Huttington,  The third wave. Democratization in the late twentieth century, University of Oklahoma press, 1999 ; François Tabi-Akono, Le discours de La Baule et les processus démocratiques en Afrique, Thèse de doctorat en droit public, Université de Clermont-Ferrand 1, 1995.
27 Voir [en ligne] https://www.jeuneafrique.com/420440/politique/paul-biya-pape-francois-saluent-coexistence-pacifique-religions-cameroun/  consulté le 23 décembre 2023.
28 [En ligne] https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/cameroon/cameroon-threat-religious-radicalism, consulté le 27 décembre 2023.
29 Pour lire le rapport, [en ligne] https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/cameroon/b138-cameroons-anglophone-crisis-how-catholic-church-can-promote-dialogue consulté le 02 janvier 2024.
30 Pour lire le rapport, [en ligne] https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/cameroon/272-crise-anglophone-au-cameroun-comment-arriver-aux-pourparlers, consulté le 14 janvier 2024.
31 [En ligne] https://www.oikoumene.org/fr/news/forum-planned-to-address-anglophone-crisis-in-cameroon consulté le 07 janvier 2024.
32 Ibid.
33 [En ligne] https://africa.la-croix.com/crise-anglophone-cameroun-leglise-reclame-decentralisation-effective/ consulté le 7 janvier 2024
34 Voir, à ce propos : Ousmanou Abdouramane, « Le Cameroun inondé de prières pour la paix », Aurore Plus, 2015 [en ligne] http://www.camer.be/44817/10:1/le-cameroun-inonde-de-prieres-pour-la-paix-cameroon.html.
35 Voir, notamment Didier Giorgini, Géopolitique des religions, Paris, PUF, 2016.
Pour citer ce document :
Guy Bucumi, "Dynamiques religieuses et crise « anglophone » au Cameroun". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°47 [en ligne], janvier 2024. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/dynamiques-religieuses-et-crise-anglophone-au-cameroun/
Bulletin
Numéro : 47
janvier 2024

Sommaire du n°47

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Auteur.e.s

Guy Bucumi, Collège militaire royal de Saint-Jean et Université de Sherbrooke (Canada).

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