Bulletin N°19

mai 2018

Le rôle social de l’Eglise dans un pays socialiste à économie de marché : le cas de l’Eglise catholique vietnamienne

Claire Thị Liên Trần

Lors de la visite en janvier 2018 d’une délégation du Saint Siège, conduite par le sous-secrétaire d’Etat Mgr Antoine Camilleri, le Premier ministre vietnamien Nguyễn Xuân Phúc soulignait la part importante des catholiques dans les réalisations du pays et déclarait que « le Vietnam préconise toujours d’édifier la grande union du peuple tout entier, la solidarité entre les non-catholiques et les catholiques[1]« Le sous-secrétaire du Vatican, Antoine Camilleri, se rend au Vietnam », Le Courrier du Vietnam, 19 janvier 2018, [URL : … Continue reading ». Pour sa part, le prélat romain exprimait le souhait du Vatican « de promouvoir ses relations avec le gouvernement du Vietnam afin de continuer à contribuer à la vie sociale du pays, en particulier dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la charité ». Et d’ajouter : « Le Pape accorde toujours une attention particulière au Vietnam et souhaite toujours voir l’Eglise catholique accompagner et contribuer à la prospérité nationale[2]ibid ».

Cette visite s’inscrivait dans le cadre des rencontres régulières entre le Saint Siège et le Vietnam depuis 2009, où sont discutés les nominations des évêques mais aussi la situation générale de l’Eglise au Vietnam. La nouvelle loi sur les croyances et la religion, adoptée en novembre 2016 et entrée seulement en vigueur début 2018[3]Décret n°162/2017/ND-CP du 30 décembre 2017 ; voir Eglise d’Asie [URL : … Continue reading, accorde pour la première fois aux organisations religieuses un statut légal. Cette reconnaissance de la personnalité juridique devrait permettre à l’Eglise de créer des établissements éducatifs, médicaux ainsi que des institutions d’assistance sociale, mais toujours sous étroite surveillance. Un des sujets abordés par Mgr. Camilleri a justement été la possibilité pour l’Eglise de créer des établissements d’enseignement pour tous les niveaux d’éducation.

Incontestablement, la situation a beaucoup évolué depuis 1975, date de la réunification du pays par le régime communiste du Nord. Alors que l’Eglise catholique du Sud Vietnam était particulièrement engagée dans le domaine éducatif (réseaux d’écoles primaires et secondaires, universités catholiques de Dalat et Saigon) et dans celui de la santé (hôpitaux, orphelinats), le régime communiste a imposé après 1975 un contrôle total de la vie sociale, interdisant à l’Eglise toute action sociale[4]Claire Thị Liên Trần, « The Challenge for Peace Within South Vietnam’s Catholic Community: History Of Peace Activism », Peace and Change, A Journal of Peace Research, 2013, vol. 38, n° 4, p … Continue reading. La période qui suivit (1975-1989) fut très difficile, pour les religions et les catholiques en particuliers, en raison des fortes restrictions sur la pratique et sur le recrutement des religieux. Le Front de la Patrie[5]Organisation regroupant tous les « mouvements de masse » au Vietnam, directement reliée au Parti. Le Front de la Patrie est censé représenter le peuple et promouvoir l’unité nationale. régissait tous les secteurs de la société civile après la nationalisation des institutions privées dans l’éducation, la santé et les œuvres sociales.

Comment, au début des années 1990, alors que le Parti opérait un revirement politique majeur avec sa politique de renouveau [Đổi mới], la minorité catholique d’environ 5,7 millions de fidèles (soit 7 % sur une population de 96 millions d’habitants), a-t-elle participé au développement du pays ? Comment l’Eglise vietnamienne parvient-elle aujourd’hui, à réaliser la doctrine sociale de l’Eglise dans un contexte politique où l’Etat-Parti entend toujours contrôler étroitement les activités des religions ?

Le retour progressif de l’Eglise dans le champ du social

Avec la politique du Đổi mới lancée en 1991, l’Etat vietnamien donnait la priorité à son développement économique et à sa réintégration sur la scène internationale, tout en maintenant une politique d’étroit contrôle de nouvelles activités désormais autorisées. Une série de décrets publiés au cours des décennies 1990 et 2000 confirma la politique d’ouverture du Parti sur les questions religieuses. Ainsi, la nouvelle Constitution de 1992 reconnaissait « l’utilité des religions pour le progrès de la vie morale des citoyens à condition que les religions ne sabotent pas l’indépendance nationale ». L’ordonnance sur la croyance et la religion de 2004 reconnaissait le travail des religions dans le domaine social[6]Claire Thị Liên Trần, « Communist State and Religious Policy in Vietnam: A Historical Perspective », The Hague Journal on the Rule of Law, vol. 6, n° 2, septembre 2013, p. 229-252. , sous l’étroit contrôle du bureau des Affaires religieuses. Cette « politique de socialisation » [Xa hội hoa], autorisait désormais les communautés religieuses à contribuer à la gestion des nombreux problèmes sociaux liés à l’urbanisation croissante, l’arrivée massive de migrants « illégaux[7]Le système d’enregistrement résidentiel [hộ khẩu] associe chaque citoyen à une commune de résidence et permet ainsi à l’Etat de contrôler les mouvements de populations à l’intérieur … Continue reading » et de leurs familles, venus des campagnes. A Hô-Chi-Minh-Ville, ils représentent jusqu’à 30% de la population et sont exclus des services sociaux, de l’accès à l’éducation et aux soins, et de l’accès à la propriété.

Indubitablement, l’action des catholiques (et des religieuses en particulier) dans l’éducation des tout petit (écoles maternelles et orphelinats) et dans les centres de santé (handicapés, malades mentaux, malades du sida et de la lèpre) a contribué à l’amélioration des relations entre Eglise et Etat. La demande de la conférence épiscopale vietnamienne de rétablir Caritas, organisation catholique à but caritatif interdite après 1975, fut finalement exaucée en 2008. Présente sur tout le territoire, le bureau principal de Caritas Vietnam se trouve à Hô-Chi-Minh-Ville. Si l’organisation travaille en partenariat avec d’autres Caritas dans le monde, l’essentiel de ses fonds vient des donations des catholiques vietnamiens.

L’exemple de l’activisme des catholiques d’Hô-Chi-Minh-Ville[8]Il s’agit du plus grand diocèse du pays avec 800 000 fidèles, soit environ 10% de la population de la ville. dans le domaine de la santé et en particulier dans le traitement des malades du sida est intéressant. En effet, l’Eglise a, depuis plus de 10 ans, ouvert de nombreux dispensaires dans les paroisses où des médecins et personnels soignants catholiques offrent un accès gratuit à des services de santé (médicaments, consultations) à destination de populations pauvres et migrantes, et notamment aux malades du sida, comme par exemple à la paroisse de la rue Tú Xương. C’est à la demande du gouvernement de la ville que, face à l’épidémie de sida au milieu des années 2000, le cardinal Pham Minh Mẫn a créé un petit dispensaire avec des prêtres de l’ordre des Camilliens, spécialisés dans le soin aux personnes atteintes du sida et recevant des dons en médicaments de la Fondation Clinton. Autre exemple, le centre Mai Hoà créé en 2001 dans le district de Cu Chi par les sœurs de Saint Vincent de Paul, accueillant les malades en stade terminal atteints du virus, est le premier centre de ce type au Vietnam.

Avec Caritas, les congrégations religieuses et les paroisses sont aussi engagées dans des activités sociales dans l’ensemble du pays, assurant des repas, des soins, des cours de soutien pour les populations les plus pauvres, ainsi que des soins aux personnes âgées. La question de l’accueil des migrants est importante : ainsi des institutions d’accueils des jeunes travailleuses venues des campagnes, des jeunes étudiants ou encore des enfants des rues sont autant de signes de l’action sociale de l’Eglise. Dès le début des années 1990, les religieuses ont été autorisées à s’occuper de la petite enfance. Ainsi à Hô-Chi-Minh-Ville, les sœurs de Notre Dame des Missions ont reçu l’autorisation d’ouvrir 7 crèches, puis 15 lieux répartis sur plusieurs diocèses, proposant des cours pour les enfants pauvres ainsi que des écoles professionnelles dirigées par des religieuses et des frères Don Bosco. Autre exemple, les sœurs Saint Paul de Chartres ont ouvert, dans la capitale, une maison d’accueil pour les étudiants venant de province.

Mais le domaine de l’enseignement général reste encore un domaine inaccessible pour l’Eglise. Certes, le gouvernement a permis en 2015 l’ouverture d’un Institut catholique à Hô-Chi-Minh-Ville mais la formation est limitée à 71 étudiants en licence canonique et n’a pas encore de lieu dédié. On est encore très loin d’un institut supérieur proposant l’enseignement de plusieurs disciplines[9]« L'Institut catholique du Vietnam effectue sa rentrée », Eglise d’Asie, 12 septembre, 2017 [URL : … Continue reading.

La question environnementale au cœur de l’action sociale de l’Eglise

Alors que le pays est confronté aux conséquences écologiques d’un développement industriel à marche forcée et du changement climatique, l’Eglise du Vietnam a été particulièrement sensible à l’encyclique Laudato Si du Pape François parue en 2015. Celui-ci y dénonce la nature systémique de la crise écologique lié au modèle de développement adopté qui menace d’abord les plus pauvres : « il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale » et demande aux catholiques de s’engager dans une action « d’écologie intégrale, à la fois environnementale, économique et sociale[10]Encyclical Letter Laudato Si of the Holy Father Francis on Care for our Common Home, 2015 [URL: … Continue reading».

L’encyclique a été reprise dans tous les diocèses et la quête du Vendredi Saint est désormais dans tout le Vietnam destinée à l’aide en urgence aux populations victimes des désastres naturels. La question écologique est devenue l’une des quatre priorités du nouveau plan stratégique (2016- 2019) de Caritas Vietnam. L’organisation caritative soutient des programmes d’urgence dans les régions fortement touchées par les typhons et inondations. Dans une perspective à plus long terme, Caritas développe des ateliers dans chaque diocèse en vue de monter ensuite des programmes de protection de l’environnement largement ouvert à toute la population. Le but de ces formations est de faire changer les habitudes et comportements dans la vie quotidienne, notamment par la collecte et le recyclage de matériaux.

Dans les campagnes, les communautés catholiques sont aussi engagées dans la réduction des produits chimiques dans l’agriculture, qui serait une des causes premières des cancers dans le delta du Mékong. L’Eglise soutient la promotion des cultures bio et l’utilisation de fertilisants naturels. Elle contribue aussi à trouver des solutions, sur le terrain, afin de faire face aux conséquences du changement climatique. Ainsi, l’antenne Caritas de Hué aide les populations à se procurer de l’eau potable, alors que l’urbanisation accélérée et l’industrialisation intensive ont, depuis 30 ans, produit d’importants déchets toxiques, pesticides et engrais chimiques qui polluent les fleuves et rivières du pays.

Le rôle des catholiques du diocèse de Vinh (régions du Nghê An, Hà Tinh et Quang Binh) a été important lors de la catastrophe écologique Formosa d’avril 2016, provoqué par le rejet en mer de substances toxiques par l’aciérie taïwanaise Formosa Hà Tinh Steel, entraînant la mort de centaines de tonnes des poissons et polluant les côtes[11]Claire Thi Liên Trân, « Vietnam, la reprise en main », Asie du Sud-Est 2018 : bilan, enjeux et perspectives, Paris, Les Indes Savantes/Irasec, 2018, p. 440-441.. Les paroisses de Hà Tinh, particulièrement touchées, ont mobilisé dès le début les victimes et les ONG via des pétitions et manifestations auprès des autorités locales et de l’Assemblée nationale pour signaler l’ampleur de la catastrophe. Lors d’un voyage en Europe en mai 2017, l’évêque de Vinh, Mgr. Nguyễn Thái Hợp a alerté les instances internationales sur les conséquences dramatiques en termes économiques et sanitaires pour les populations (absence ou faiblesse des indemnisations, pollution persistante et problèmes de santé publique à long terme).Les catholiques du diocèse sont en contact avec des ONG environnementales taiwanaises, elles-mêmes mobilisées contre l’entreprise Formosa, connue pour ses violations des normes anti-pollution à Taiwan[12]Paul Jobin, Chee Wei Ying, Shih-Hao Jheng, « Formosa and the Geopolitics of Industrial Hazards », communication présentée lors du 6e International Symposium on Environmental Sociology in East … Continue reading.

L’Eglise catholique est donc petit à petit parvenue à négocier avec l’Etat-Parti des espaces d’action sociale dans le domaine de la santé et du social, venant compenser les carences des politiques publiques. Le système dit « de la demande et de l’octroi » [‘xin-cho’] persiste et oblige l’Eglise à demander une autorisation pour tout ce qu’elle entreprend. Mais elle parle ouvertement des problèmes sociaux (questions écologiques, foncières, Droit du travail…) du pays et continue de demander plus d’espace d’action, notamment dans l’enseignement. Le résultat est la coexistence d’une diversité d’initiatives d’action sociale, sous l’étroit contrôle du Parti unique. La tolérance de l’Etat à l’égard des activités religieuses reste proportionnelle à sa capacité de les contrôler. Dans un contexte de globalisation, le Vietnam se trouve ainsi face au défi de « définir le rôle de la religion dans la construction sociale et dans l’intégration institutionnelle d’une société mondialisée extrêmement interconnectée mais particulièrement instable – une société mondialisée qui constitue désormais le cadre dans lequel les questions religieuses nationales se jouent ». [13]David Palmer, Vincent Goossaert, The Religious Question in Modern China, University of Chicago Press, 2012, p.424. ».

Notes

Notes
1 « Le sous-secrétaire du Vatican, Antoine Camilleri, se rend au Vietnam », Le Courrier du Vietnam, 19 janvier 2018, [URL : https://www.lecourrier.vn/le-sous-secretaire-du-vatican-antoine-camilleri-se-rend-au-vietnam/453777.html].
2 ibid
3 Décret n°162/2017/ND-CP du 30 décembre 2017 ; voir Eglise d’Asie [URL : http://eglasie.mepasie.org/asie-du-sud-est/vietnam/2017-09-15-traduction-integrale-des-remarques-envoyees-par-les-eveques-a-l2019assemblee-nationale-au-sujet-de-la-loi-sur-les-croyances-et-la-religion/?SearchableText=La%20loi%20sur%20%C2%AB%20les%20croyances%20et%20la%20religion%20%C2%BB]
4 Claire Thị Liên Trần, « The Challenge for Peace Within South Vietnam’s Catholic Community: History Of Peace Activism », Peace and Change, A Journal of Peace Research, 2013, vol. 38, n° 4, p 447-474.
5 Organisation regroupant tous les « mouvements de masse » au Vietnam, directement reliée au Parti. Le Front de la Patrie est censé représenter le peuple et promouvoir l’unité nationale.
6 Claire Thị Liên Trần, « Communist State and Religious Policy in Vietnam: A Historical Perspective », The Hague Journal on the Rule of Law, vol. 6, n° 2, septembre 2013, p. 229-252.
7 Le système d’enregistrement résidentiel [hộ khẩu] associe chaque citoyen à une commune de résidence et permet ainsi à l’Etat de contrôler les mouvements de populations à l’intérieur du pays, pour des raisons de sécurité publique, de planification économique et de contrôle des migrations. Les migrants « illégaux » sont donc des populations vivant dans les grandes villes avec un hộ khẩu enregistré ailleurs.
8 Il s’agit du plus grand diocèse du pays avec 800 000 fidèles, soit environ 10% de la population de la ville.
9 « L'Institut catholique du Vietnam effectue sa rentrée », Eglise d’Asie, 12 septembre, 2017 [URL : http://eglasie.mepasie.org/asie-du-sud-est/vietnam/2017-09-12-linstitut-catholique-du-vietnam-effectue-sa-rentree].
10 Encyclical Letter Laudato Si of the Holy Father Francis on Care for our Common Home, 2015 [URL: http://w2.vatican.va/content/francesco/en/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html].
11 Claire Thi Liên Trân, « Vietnam, la reprise en main », Asie du Sud-Est 2018 : bilan, enjeux et perspectives, Paris, Les Indes Savantes/Irasec, 2018, p. 440-441.
12 Paul Jobin, Chee Wei Ying, Shih-Hao Jheng, « Formosa and the Geopolitics of Industrial Hazards », communication présentée lors du 6e International Symposium on Environmental Sociology in East Asia (ISESEA), Taipei, National Taiwan University, 19-21 octobre 2017.
13 David Palmer, Vincent Goossaert, The Religious Question in Modern China, University of Chicago Press, 2012, p.424.
Pour citer ce document :
Claire Thị Liên Trần, "Le rôle social de l’Eglise dans un pays socialiste à économie de marché : le cas de l’Eglise catholique vietnamienne". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°19 [en ligne], mai 2018. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/le-role-social-de-leglise-dans-un-pays-socialiste-a-economie-de-marche-le-cas-de-leglise-catholique-vietnamienne/
Bulletin
Numéro : 19
mai 2018

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Auteur.e.s

Claire Thị Liên Trần, directrice de l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRSASEC) – Bangkok

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