L’Eglise de Grèce face aux divisions du monde orthodoxe
Katerina SeraïdariLe Tomos de l’Autocéphalie qui consacre officiellement la création d’une Eglise orthodoxe ukrainienne affranchie du Patriarcat de Moscou a été signé au Patriarcat de Constantinople le 5 janvier 2019 en présence du Président ukrainien Petro Porochenko, avant d’être délivré le lendemain au primat de la nouvelle Eglise, Épiphane (Doumenko). Cet événement ne pose pas seulement la question de savoir quelles sont les prérogatives du Patriarche de Constantinople selon le Droit canonique orthodoxe ou s’il devait ou non reconnaître comme toujours effectif le principe de la subordination de la métropole de Kiev au Patriarcat de Moscou qui date de 1686.
Parallèlement à ces considérations canoniques et historiques, il en existe d’autres qui sont d’ordre politiques et diplomatiques, et qui, de plus, révèlent l’existence de profonds clivages au sein du monde orthodoxe. Ce texte s’attache à présenter ces enjeux, tout en se focalisant sur la position de l’Eglise de Grèce, puisque chacune des treize autres Eglises orthodoxes doit maintenant reconnaître cette autocéphalie.
Le 8 janvier 2019, la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Ukraine a été soumise au Saint-Synode de la Hiérarchie de l’Eglise de Grèce, auquel participent, outre l’Archevêque d’Athènes, quatre-vingts métropolites et une trentaine d’autres ecclésiastiques. Cependant, aucune décision officielle n’a été encore prise à ce sujet. Nous le verrons, l’Eglise de Grèce demeure divisée entre un camp ultra-conservateur minoritaire qui exprime ouvertement son mécontentement envers l’attribution de l’autocéphalie, et un camp majoritaire, mais silencieux qui attend patiemment la décision du Synode sans se prononcer, à l’exception d’un petit nombre qui ose soutenir la position du Patriarche de Constantinople.
Les ultra-conservateurs
Le métropolite Séraphin de Cythère a envoyé une lettre au Saint Synode de l’Eglise de Grèce le 15 octobre 2018, où il critique le Patriarche de Constantinople qui soutiendrait des ecclésiastiques ukrainiens « schismatiques, défroqués et excommuniés ». Il se réfère également au risque d’un schisme « grand et incurable » entre les Eglises grécophones[1]Sont généralement considérés comme grécophones six Eglises : les Patriarcats de Constantinople, de Jérusalem et d’Alexandrie, ainsi que l’Eglise de Grèce, de Chypre et d’Albanie. et slavophones. Ce risque a été accentué après la décision du Saint-Synode de l’Eglise de Russie le 15 octobre 2018 de suspendre la commémoration du Patriarche de Constantinople au cours de ses offices : il faut savoir que la commémoration liturgique, qui consiste à mentionner les noms de ceux qui sont à la tête des Eglises orthodoxes, scelle la communion eucharistique entre elles.
Mais revenons à la lettre du métropolite de Cythère qui se termine par le constat que l’ensemble du monde orthodoxe a les yeux rivés sur l’Eglise de Grèce. En effet, un rôle disproportionné est parfois attribué à cette Eglise : bien qu’elle ne soit pas importante sur le plan démographique (des pays comme la Russie, l’Ethiopie, l’Ukraine et la Roumanie ayant des populations orthodoxes beaucoup plus conséquentes[2]Jean-François Mayer, « Démographie et croyances : un rapport sur la situation des Eglises orthodoxes », Religioscope, 9 novembre 2017, [URL : … Continue reading), un certain nombre d’ecclésiastiques grecs considère qu’elle reste un point de référence au sein du monde orthodoxe. Pour la majorité qui soutient les initiatives de Constantinople, l’influence de la culture grecque, c’est-à-dire de « l’hellénisme », est liée au rôle de ce Patriarche qui porte le titre honorifique d’« œcuménique » [primus inter pares]. Mais pour les ultra-conservateurs, seule l’Eglise de Grèce incarne dorénavant le véritable esprit de « l’hellénisme ». En effet, le métropolite de Cythère, l’un des douze membres du Saint Synode Permanent de l’Eglise de Grèce pour 2018-2019, est ouvertement anti-œcuméniste. A plusieurs reprises, il s’est positionné contre l’ouverture du Patriarche vers le dialogue œcuménique et ses prières communes avec le Pape.
Le métropolite Ambroise de Kalavryta fait également partie de ceux qui s’opposent à l’intervention de Constantinople dans l’affaire ukrainienne. Cet ecclésiastique très controversé qui a ouvertement soutenu le parti d’extrême droite « Aube dorée » [« Chrysi Avgi »], tient régulièrement des propos homophobes et considère que les incendies meurtriers de l’été 2018 était un châtiment divin parce que le Premier ministre du pays, Alexis Tsipras, est athée.
Enfin, le métropolite Séraphin du Pirée est la troisième figure de cette opposition. Pour lui, l’autocéphalie de l’Eglise d’Ukraine constitue un cas sans précédent historique, argument qui va à l’encontre de ceux qui la comparent avec l’Eglise d’Estonie, que le Patriarche de Constantinople a rendu autonome en 1996[3]Natalka Boyko, Kathy Rousselet, « Les Eglises ukrainiennes. Entre Rome, Moscou et Constantinople », Le Courrier des pays de l’Est, 2004, vol. 5, n° 1045, p. 39-50. Même si cet article a été … Continue reading. Toutefois, les similitudes sont frappantes, puisque l’Eglise de Russie avait également suspendu la commémoration liturgique du Patriarche de Constantinople en 1996.
Pour cette frange de l’Eglise de Grèce, l’affaire ukrainienne est, d’un côté, politique puisque ce sont les Etats-Unis qui agissent en coulisses et qui diffusent leur russophobie, en soutenant tant le Président ukrainien que le Patriarche de Constantinople ; et de l’autre, ecclésiastique, puisqu’elle révèle l’ingérence de l’Etat ukrainien dans ce domaine – d’autant plus que le Président ukrainien est membre d’une Eglise uniate (terme qui désigne les Eglises qui combinent rites orthodoxes et dogmes catholiques).
Ces trois métropolites ultra-conservateurs partagent un autre point de désaccord : ils réfutent le Concile panorthodoxe de Crète qui a eu lieu en juin 2016. Le Concile de Crète, qui a demandé un siècle de préparation, a été présenté comme une sorte de « Vatican II orthodoxe » ayant pour mission de rendre les Eglises orthodoxes plus ouvertes et tolérantes. Le fait que parmi les quatorze Eglises autocéphales, quatre étaient absentes (les Patriarcats de Russie et d’Antioche, ainsi que les Eglises de Bulgarie et de Géorgie[4]Le refus du dialogue œcuménique explique, en partie, ces absences. En effet, l’Eglise de Géorgie a été la première à quitter le Conseil œcuménique des Eglises (CEO) en 1997 – juste sept … Continue reading, qui représentent pourtant près de la moitié de la population orthodoxe mondiale), montre la grande division qui règne dans le monde orthodoxe.
Dans une lettre adressée au Saint Synode de l’Eglise de Grèce le 21 janvier 2019, le métropolite Séraphin du Pirée caractérise la nouvelle Eglise d’Ukraine de « configuration schismatique » et reproche au Patriarche de Constantinople de ne pas avoir convoqué un Concile panorthodoxe afin de résoudre la crise. Le Patriarche est ainsi accusé d’avoir pris une décision unilatérale – accusation qui transforme celui qui l’émet en donneur de leçons de démocratie. Cette situation est paradoxale, d’autant plus que celui qui demande la convocation d’un nouveau Concile était un des premiers à condamner le Concile de Crète : pour protester contre la polémique que les métropolites du Pirée et de Kalavryta ont suscité contre le Concile de Crète et ses décisions tant en Grèce que lors de leurs visites dans d’autres pays orthodoxes (Bulgarie, Géorgie, Moldavie), le Patriarche œcuménique, Bartholomée, a envoyé une lettre à l’Archevêque d’Athènes le 18 novembre 2016, dans laquelle il menaçait ces ecclésiastiques d’une rupture de communion (ce qui correspond à l’arrêt de la commémoration liturgique).
L’affaire ukrainienne semble être intimement liée au Concile de Crète : non seulement les religieux qui sont contre le Concile sont souvent aussi contre l’autocéphalie de l’Eglise d’Ukraine, mais ils constituent également un noyau dur qui défend des positions anti-œcuménistes, antimodernes et anti-occidentales et qui rejette ouvertement les initiatives, jugées trop progressistes, du Patriarche de Constantinople.
Une Eglise de Grèce divisée
Nous l’avons vu, la suspension de la commémoration liturgique du Patriarche de Constantinople de la part de l’Eglise de Russie est utilisée comme un moyen de pression significatif. En revanche, la décision de mentionner le nouveau primat d’Ukraine, Epiphane, au cours des offices constitue un geste d’approbation de l’initiative du Patriarche de Constantinople. L’évêque Chrysostomos de Dodonis a été le premier à le faire, le 17 décembre 2018.
Chrysostomos, qui est un « évêque titulaire » depuis 2011 (ce qui signifie qu’il n’est pas attaché à un territoire), jouit d’un statut qui lui permet d’exprimer ses avis plus librement, sans avoir de comptes à rendre à des paroissiens. Il est connu pour ses idées progressistes, ses prises de positions anti-racistes, ainsi que pour son œuvre en tant que Président du « Bureau synodique des voyages et pèlerinages de l’Eglise de Grèce »[5]Pour une analyse des activités et des orientations de ce Bureau, voir Katerina Seraïdari, « La valeur économique des lieux de culte grecs. Du pèlerinage au tourisme alternatif », Archives de … Continue reading. Afin de développer le tourisme religieux, l’évêque maintient des relations étroites avec des représentants de l’Eglise de Russie – les touristes russes visitant les lieux de culte grecs étant une clientèle très convoitée depuis les années 2000[6]Katerina Seraïdari, « Pèlerinages entre la Grèce et la Russie : jeux de pouvoirs et recompositions du christianisme orthodoxe », Slavica Occitania, n° 36, 2013, p. 233-256..
Concernant l’affaire ukrainienne, Chrysostomos considère que le Patriarcat de Russie est devenu autocéphale en 1589 suite à la décision du Patriarcat de Constantinople qui est la seule instance à pouvoir attribuer ce statut, puisqu’il jouit d’une primauté d’honneur depuis de longs siècles. Cet argument apparaît de manière récurrente dans le discours de ceux qui partagent la position du Patriarche Bartholomée : selon eux, l’Eglise de Grèce elle-même était la première Eglise nationale moderne à autoproclamer son autocéphalie en 1833, provoquant ainsi une crise profonde qui s’est achevée en 1850, avec la reconnaissance de ce statut par le Patriarcat de Constantinople. Quant à l’accusation d’accorder l’autocéphalie à des schismatiques, les soutiens de Bartholomée rappellent que les ecclésiastiques d’Ukraine occidentale et centrale et de Galicie ont été excommuniés pour avoir demandé leur autocéphalie au Patriarcat de Moscou. Ainsi, par sa décision, le Patriarche Bartholomée a voulu donner un statut canonique à des millions d’Ukrainiens placés hors de l’Eglise.
A l’aune de cette affaire, il apparaît erroné de considérer que les lignes de démarcation entre conservateurs et progressistes sont fixes, puisque certains ecclésiastiques passent d’un camp à l’autre selon leur appréciation de la situation. C’est le cas du métropolite Theoklitos de Florina, qui avait refusé d’assister au Concile de Crète en 2016, mais qui a été le deuxième ecclésiastique grec à commémorer le primat d’Ukraine lors d’une messe donnée le 27 décembre 2018.
Dans l’Eglise de Grèce, il y a, d’un côté, ceux qui approuvent le conservatisme de l’Eglise de Russie[7]Les « russophiles » constituent un groupe hétérogène et leurs positions divergent au sujet de l’Ukraine : par exemple, tant l’évêque de Dodonis que le métropolite de Kalavryta sont … Continue reading, et de l’autre, ceux qui se méfient des ambitions de cette Eglise qui cherche à imposer sa primauté sur le monde orthodoxe et qui conteste le statut œcuménique de Constantinople. Toutefois, un grand nombre d’ecclésiastiques grecs semble partager l’avis que l’Église de Grèce ne doit en aucun cas participer à des actes visant à saper l’autorité du Patriarcat œcuménique.
Le monde orthodoxe grec est également animé par la crainte que le précédent ukrainien puisse pousser d’autres Églises, à l’instar de celle de la République de Macédoine du Nord, appelée aussi « Archidiocèse d’Ohrid », de demander leur autocéphalie. Ce sujet est très sensible, car il concerne un pays contre lequel la Grèce a livré une longue bataille diplomatique en raison de l’utilisation du nom « Macédoine »[8]Après vingt-sept ans de négociations, un accord (définissant un nouveau nom, celui de « République de Macédoine du Nord ») a été trouvé en juin 2018 et ratifié en janvier 2019, bien … Continue reading. Il pourrait ainsi jouer un rôle dans la décision à venir en ce qui concerne la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Eglise d’Ukraine.
En guise de conclusion : les dangers de la politisation et du nationalisme
L’affaire ukrainienne permet de mesurer le renforcement d’un intégrisme religieux qui s’appuie, de plus en plus, sur le nationalisme : d’un concept administratif de territorialité d’ordre ecclésiastique, l’autocéphalie est devenue, avec la création des Etats-nations et surtout pendant des périodes de recompositions politiques comme celle qui a suivi le démantèlement de l’Union soviétique, un principe politisé de « souveraineté nationale ».
A cause de cette politisation, les courants ultra-conservateurs[9]Pantélis Kalaïtzidis, « Raisons théologiques, historiques et culturelles des mouvements anti-œcuménistes dans l’Orthodoxie », Istina Lix, 2014, p. 43-70. La montée de l’intolérance et … Continue reading, qui imprègnent depuis les années 1990 les différentes sociétés orthodoxes, influencent de plus en plus la sphère ecclésiastique. De ce point de vue, le monde orthodoxe est traversé par des évolutions qui rappellent la montée d’un Islam fondamentaliste dans le monde musulman et l’expansion d’une mouvance évangélique conservatrice dans le monde chrétien.
Notes
↑1 | Sont généralement considérés comme grécophones six Eglises : les Patriarcats de Constantinople, de Jérusalem et d’Alexandrie, ainsi que l’Eglise de Grèce, de Chypre et d’Albanie. |
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↑2 | Jean-François Mayer, « Démographie et croyances : un rapport sur la situation des Eglises orthodoxes », Religioscope, 9 novembre 2017, [URL : https://www.religion.info/2017/11/09/demographie-et-croyances-situation-eglises-orthodoxes/]. |
↑3 | Natalka Boyko, Kathy Rousselet, « Les Eglises ukrainiennes. Entre Rome, Moscou et Constantinople », Le Courrier des pays de l’Est, 2004, vol. 5, n° 1045, p. 39-50. Même si cet article a été rédigé il y a quinze ans, il est toujours éclairant pour la situation actuelle. |
↑4 | Le refus du dialogue œcuménique explique, en partie, ces absences. En effet, l’Eglise de Géorgie a été la première à quitter le Conseil œcuménique des Eglises (CEO) en 1997 – juste sept ans après la reconnaissance de son autocéphalie par le Patriarche de Constantinople. L’Eglise de Bulgarie l’a suivie en 1998. Notons également que le Patriarche d’Antioche (qui est soutenu par le Patriarche de Russie) n’a plus de communion eucharistique avec le Patriarche de Jérusalem depuis juin 2015. |
↑5 | Pour une analyse des activités et des orientations de ce Bureau, voir Katerina Seraïdari, « La valeur économique des lieux de culte grecs. Du pèlerinage au tourisme alternatif », Archives de sciences sociales des religions, n° 185, 2019, p. 87-106. |
↑6 | Katerina Seraïdari, « Pèlerinages entre la Grèce et la Russie : jeux de pouvoirs et recompositions du christianisme orthodoxe », Slavica Occitania, n° 36, 2013, p. 233-256. |
↑7 | Les « russophiles » constituent un groupe hétérogène et leurs positions divergent au sujet de l’Ukraine : par exemple, tant l’évêque de Dodonis que le métropolite de Kalavryta sont inclus dans cette catégorie. |
↑8 | Après vingt-sept ans de négociations, un accord (définissant un nouveau nom, celui de « République de Macédoine du Nord ») a été trouvé en juin 2018 et ratifié en janvier 2019, bien qu’il soit contesté dans les deux pays. |
↑9 | Pantélis Kalaïtzidis, « Raisons théologiques, historiques et culturelles des mouvements anti-œcuménistes dans l’Orthodoxie », Istina Lix, 2014, p. 43-70. La montée de l’intolérance et du fondamentalisme concerne aussi la Grèce, qui jusqu’ici, était la seule société orthodoxe (avec les orthodoxes des Etats-Unis) à ne pas condamner l’homosexualité (Mayer, voir note 2). |
Katerina Seraïdari, "L’Eglise de Grèce face aux divisions du monde orthodoxe". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°27 [en ligne], mars 2019. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/leglise-de-grece-face-aux-divisions-du-monde-orthodoxe/
Katerina Seraïdari, chercheuse postdoctorale, Foundation for Research and Technology (FORTH) – Grèce