Bulletin N°44

juillet 2023

Les Chinois musulmans en Malaisie, une population révélatrice des ambivalences religieuses et communautaires du pays

David Delfolie

Introduction

La Malaisie est l’un des deux pays d'Asie du Sud-Est, avec le sultanat de Brunei, où l'islam possède le statut de religion d'Etat au regard de la Constitution (article 3). Outre l'existence d’une justice islamique applicable aux musulmans dans plusieurs domaines (matrimonialité, affaires familiales, mœurs, etc.), une part conséquente du budget national lui est consacrée pour diverses œuvres et sa visibilité sociale est forte. De plus, le pays s’est imposé comme l’une des références mondiales en matière d’économie syariah-compatible (finance, banque, assurance, business halal)[1]David Delfolie, « Développement de la finance islamique en Malaisie. Une dynamique sociopolitique endogène du capitalisme », in Pierre Alary & Elsa Lafaye de Micheaux (dir.), Capitalismes … Continue reading, secteur qui occupe désormais une place importante parmi ses leviers de croissance, et joue une partition diplomatique active en faveur de la coopération panislamique, notamment dans la promotion des échanges commerciaux et des partenariats universitaires. Mais surtout, la foi musulmane fait l'objet d'enjeux sociopolitiques majeurs dans la vie publique locale.

Les musulmans malaisiens sont dans leur immense majorité d'obédience syafei, une des quatre écoles juridiques sunnites (madhab). Le pays abrite aussi des confréries apparentées au soufisme, par exemple la Naqshbandia (branche Haqqani), qui restent néanmoins assez marginales et sont réprouvées par l’orthodoxie officielle. De même, quelques organisations missionnaires (dakwah), à l’image du mouvement piétiste Tabligh, sont également présentes et diversement tolérées. Par ailleurs, il existe une composante chiite, considérée comme déviante par les autorités religieuses locales, malgré les bonnes relations entretenues par la Malaisie et l’Iran, mais elle n'est présente que dans des proportions résiduelles.

Cependant, à l'image du caractère multiethnique de la société malaisienne, l'islam n'est pratiqué que par 63,5 % de la population du pays (recensement 2020), c'est-à-dire par la totalité des Malais – qui sont automatiquement considérés comme musulmans au regard de la loi – et des fractions des autres ethnies. Le bouddhisme (18,7 %), le christianisme (9,1 %) et l'hindouisme (6,1 %) viennent ensuite respectivement dans des proportions nettement moins importantes. La tolérance religieuse pour les confessions minoritaires est large, à la seule restriction près qu'il leur est interdit de faire du prosélytisme auprès des musulmans. La Constitution protège toutefois la liberté de culte en garantissant à chaque clergé le droit de conduire ses propres affaires et d'établir les institutions qui lui sont nécessaires dans le respect de la loi (article 11). Elle permet également aux fidèles de ne contribuer qu'aux aumônes légales ou souscriptions en accord avec leur foi.

Plurielle et en mutation, la société malaisienne est une alchimie humaine liée par les ressorts d'une histoire commune qui défie les tendances à l'uniformité. Pourtant, en dépit de progrès encouragés par le développement économique, d'influences réciproques nombreuses et d'une grande interdépendance, ses composantes cohabitent toujours davantage ensemble qu'elles ne se mélangent réellement. Repliée chacune sur des identités encore largement entretenues et revendiquées, certaines différences restent des barrières à l'établissement d'affinités exemptes de préjugés tenaces ou d'une véritable mixité ethnique. Parmi elles, l'islam, dont la place est devenue centrale dans la sphère publique en Malaisie depuis le début des années 1980, fait figure de principal emblème discriminatoire. Dans ce contexte, la situation des Sino-Malaisiens musulmans est intéressante à mettre en perspective car elle souligne les ambivalences et toutes les limites du modèle communautaire postcolonial local, renforcé après de graves incidents interethniques en mai 1969 pour garantir la stabilité et la prospérité du pays. Il constitue depuis une source profonde d’inégalités, comme de clivages, à l’intérieur de la société, mais la question de sa réforme est notamment conditionnée au sujet encore politiquement tabou de la remise en cause de l’hégémonie sociopolitique des Malais, sur lequel il a été en grande partie fondé, avec l’assentiment à dessein des élites des autres composantes nationales associées au système oligarchique du pouvoir.

La force du vecteur d’expression identitaire malaise que constitue l’islam a largement éludé l’universalisme de son message et privé la population de la connaissance de la richesse de ses mécanismes d’implantation en Asie du Sud-Est sur le temps long, liée pour beaucoup à l’histoire des connexions commerciales et socioculturelles eurasiatiques. Il ne subsiste ainsi que des récits mystifiés et quelques preuves tangibles pour pointer en particulier l'historicité du lien entre la Chine et l'islam malaisien. Dès le XVIIIe siècle, des navigateurs et marchands chinois convertis, à la faveur des routes commerciales avec le Moyen-Orient, fréquentaient les cités portuaires du sud-est asiatique, avant qu’elles n’aient ultérieurement des contacts plus conséquents avec des musulmans arabes et indiens. Bien qu'étant des preuves plus tardives, la tombe d'une croyante décédée en 1042 a été identifiée au sultanat du Brunei, de même qu'y ont été retrouvées sur une autre sépulture datée de 1264 des inscriptions en caractères chinois prouvant la foi islamique du défunt[2]Denys Lombard, Le carrefour javanais, Volume 2/3, « Les réseaux asiatiques », Paris, EHESS, 1990, p. 34.. Pourtant, les musulmans chinois conservent bien vivant cet héritage pour mieux affirmer la légitimé de leur existence dans un État où les évolutions de la trajectoire postcoloniale ont conduit à y lier intimement l’islam à l'appartenance à la population malaise majoritaire. Loin d'être une anomalie sociale, ils forment un groupe pluriel à la croisée des chemins culturels et religieux du pays qui aspire à une meilleure reconnaissance, malgré les difficultés quotidiennes de sa condition symbole des ambivalences communautaires nationales.

Une hétérogénéité de caractéristiques sociodémographiques liée à l’histoire. 

La Malaisie compte une population chinoise d'un peu plus de 6,7 millions de personnes, représentant environ 22,4 % des citoyens du pays (recensement national 2020). Or, parmi ces derniers, seuls 1,2 % sont considérés comme musulmans, soit environ 80 000 individus selon les estimations les plus courantes. Lors du recensement national de 2000, un chiffre précis avait été publié (57 221 individus), mais plus aucun décompte officiel n’a été produit depuis. La Malaysian Chinese Muslim Association (MACMA) conteste toutefois la pertinence de ces statistiques, estimant qu'elles sont minimalistes du fait de la nature des critères d'évaluation utilisés. En effet, les enfants d'unions mixtes entre des membres des segments malais et chinois de la société sont systématiquement considérés au regard de la loi comme des Malais. Cette situation tend donc à assimiler artificiellement à la communauté malaise les enfants des convertis, alors que beaucoup d'entre eux sont en réalité élevés dans un environnement culturellement chinois. Cependant, même en considérant les projections les plus larges, le poids démographique du groupe demeure très faible comparé à celui de la totalité des Sino-Malaisiens, et plus encore par rapport à l'ensemble de ses coreligionnaires. En 2004, le nombre des musulmans chinois malaisiens était évalué par les dirigeants de la MACMA, mais également par d'autres organisations, à environ 200 000 individus, soit près de quatre fois le chiffre du recensement national de 2000. Cette estimation avait été avancée sur la base d'un décompte officieux effectué par les autorités islamiques fédérales, qui n’a plus été réalisé depuis.

Alors que la Malaisie est une société largement islamisée, le nombre réduit des musulmans non-malais (un peu plus de 5 % de la population selon les estimations les plus courantes) souligne combien sa logique de communautarisation est forte. Elle est certes un frein à leur expansion numérique, mais elle est surtout un obstacle pour inverser la tendance d'une distribution religieuse qui reste résolument calquée sur des critères ethnolinguistiques. Même s'ils incarnent la vision idéalisée d'une société harmonieuse ventée dans les brochures touristiques du pays, l'expérience des Chinois investis dans l'islam inspire peu les décisions publiques, toujours conditionnées en priorité par la préservation de l'équilibre interethnique fragile hérité de la période coloniale. Dans cette configuration, ils sont donc souvent les oubliés de la politique islamique de l'État qui démontre à travers eux ses propres limites, voire son incohérence, puisqu'elle impose d'une certaine manière des barrières à la progression pourtant affichée de la foi musulmane en privilégiant la défense des intérêts des Malais.

Contrairement à une idée couramment reçue, les musulmans sino-malaisiens ne sont pas tous des convertis, car il demeure des descendants de l'immigration hui, ancienne ou plus récente, implantée dans la Fédération. Trouvant leurs origines dans les connexions de la Chine avec des marchands, émissaires ou encore savants arabes, ottomans et persans dès le VIIe siècle, fondus lentement dans la population locale à partir du Xe siècle à la faveur du métissage, les Hui se distinguent surtout des Han par leur appartenance à l'islam. En Chine, ils forment un groupe d'officiellement une dizaine de millions de personnes et bénéficient depuis 1953 d’un statut officiel de minorité. Néanmoins, ils sont la seule composante musulmane du pays à être considérée comme ethniquement chinoise. Ils se concentrent essentiellement, organisées en communautés de tailles variables, dans les régions occidentales du pays, en particulier au Henan et au Gansu. Près de 15 % d'entre eux vivent cependant dans la province autonome du Ningxia, spécialement créée à leur attention par le gouvernement central. Une petite partie de leur population, dont la sinisation fut accélérée à l'époque Ming, a longtemps constitué une élite d'érudits ou de hauts fonctionnaires, diversement appréciée et influente selon les périodes. Bien qu'urbains pour moitié, ils demeurent surtout associés à la paysannerie pauvre des campagnes du nord-ouest du territoire chinois. Sur le plan culturel, outre le fait de perpétuer des traditions ayant pour traits des caractères sinisants et islamiques, dont leur art est un exemple remarquable, ils ont la particularité unique dans le monde sunnite d'avoir depuis le XIXe siècle des mosquées exclusivement réservées aux femmes (nüsi), où les prêches sont conduits par des imam féminins (ahrom). En ces lieux, en plus de la liturgie, elles assurent l'administration, les activités récréatives ou sociales et l'enseignement coranique dans les madrasah attenantes. Ainsi, à la différence des croyants des provinces occidentales du pays, comme au Xinjiang turcophone, les Hui parlent des langues autochtones chinoises et maintiennent un mode de vie proche de la majorité de leurs compatriotes[3]Sur ce point, voir notamment Elisabeth Allès, Musulmans de Chine. Une anthropologie des Hui du Henan, Paris : EHESS, 2000.    . Seules quelques spécificités culturelles, essentiellement liées à leur pratique religieuse, les discriminent des autres Chinois, car même leurs patronymes ont été sinisés[4].

À l'inverse de la situation prévalant au début du XXe siècle, les Hui occupent aujourd'hui une part mineure parmi la population des musulmans chinois de Malaisie, et les migrants de leur communauté venus de Chine qui s'y sont établis durant les dernières décennies n'ont pas modifié ce constat. Le groupe a été largement assimilé à d'autres populations au fil des générations et les traits socioculturels qui le distingue tendent à disparaître[4]Sur l’histoire des Hui en Malaisie, voir la version publiée de Rosey Wang Ma, « Chinese Muslims in Malaysia Through Different Periods of History », International Colloquium on Chinese … Continue reading. Les premiers contacts d'influence entre les croyants de Chine et l'Asie du Sud-Est sont datés du XVe à la suite des sept expéditions maritimes de l'amiral musulman Zheng He. Il est avéré que certains de ses compagnons, dont des Hui, se sont alors sédentarisés dans les ports de la péninsule malaise. Durant la période coloniale, des migrants hui ont continué à rejoindre la British Malaya. En 1901, ils étaient estimés à près de 18 000 dans les Straits Settlements et les quatre Federated Malay States. Même s'ils étaient minoritaires parmi la population chinoise, ils en formaient la principale composante islamisée. Après 1949, des familles hui de Chine, souvent fortunées, se sont installées dans la Fédération pour fuir le régime communiste, créant alors un réseau comparable à celui des Russes Blancs établis en Europe occidentale après l'arrivée au pouvoir des partisans bolcheviques en 1917. Néanmoins, une majorité des Hui enracinés au cours du temps en Malaisie a été intégrée à la communauté malaise à la faveur de mariages mixtes. En effet, en dépit de relations harmonieuses avec leurs coreligionnaires, certaines difficultés d'intégration ont poussé beaucoup d’entre eux à s'unir progressivement avec des Malais[5]C'est par exemple le cas du clan al-Yunani, fondé au XIXe siècle par sept migrants hui établis dans le sultanat du Terengganu. Ses descendants (de la quatrième à la sixième génération), … Continue reading. L'abandon progressif de la pratique du mandarin et d'autres idiomes chinois, de l'usage de patronymes sinisants, d'habitudes culturelles diverses ou encore de la transmission de l'histoire des ancêtres sont autant de signes témoignant de leur assimilation. D'autres au contraire ont fait la démarche inverse et ont renoncé à la pratique de l'islam pour mieux s'intégrer à la communauté sino-malaisienne, surtout dans les endroits où elle était majoritaire, en privilégiant leur culture d’origine à leur foi, comme c’est le cas par exemple pour le clan Kuok à Penang. Ainsi, seule une infime partie des descendants de l’immigration hui est restée diversement attachée à ses attributs et continue à vivre en conscience son appartenance au groupe.

Une autre partie de la communauté chinoise musulmane de Malaisie est composée par des convertis volontaires. Au début des 1960, le Premier ministre Tunku Abdul Rahman a impulsé un mouvement pour favoriser la pratique de l'islam par les Chinois avec le relais de la puissante fondation parapublique Muslim Welfare Organisation Malaysia (PERKIM). Ainsi, des émissions radiodiffusées en mandarin, des tournées de missionnaires, des livres ou encore une revue bimestrielle rédigée en caractères chinois et en anglais – Nur Islam (Lumière de l’islam) – ont par exemple été mis en place par l'organisation pour faciliter le choix de la foi islamique par les Sino-Malaisiens. C'est à cette époque que leurs conversions sont passées de quelques cas isolés à un nombre plus élevé et ont été largement publicisés par la presse nationale. Cependant, des incitations financières ou matérielles conséquentes étaient données aux nouveaux fidèles et beaucoup d'entre eux ont été tentés de saisir cette opportunité pour accroître leurs biens, jetant un discrédit sur leur démarche. Aujourd'hui, les convertis volontaires, peu nombreux, sont des personnes ayant un soudain appel de la foi (hidayah) ou des Chinois plongés dans un contexte social à dominante malaise qui, pour de multiples raisons, de la rupture avec leur famille à des désillusions personnelles, choisissent d'embrasser la religion musulmane. Ce processus, renforcé par le niveau des clichés ou des stéréotypes racistes entre les communautés nationales, fait souvent naître chez eux un appétit de savoir qui prend notamment la forme d'un investissement important dans des associations à caractère socioéducatif. Quant à leur besoin de reconnaissance et d'intégration parmi les autres croyants, il se traduit la plupart du temps par un suivi scrupuleux des règles coraniques et une mise en avant de la dimension exemplaire de leur comportement afin de susciter le respect.

Enfin, par opposition aux convertis volontaires, il en existe aussi des résignés. Ces derniers, qui forment dorénavant la plus importante part des Chinois pratiquant l'islam dans le pays, sont des individus décidés à épouser des musulmans, en très grande majorité donc des Malais. Conformément aux dispositions du fiqh appliquées dans la plupart des États où la législation du mariage est fondée sur les règles coraniques, la conversion est obligatoire pour un non-musulman désireux d'épouser une femme musulmane. Même si la réciproque est souvent encouragée, elle n'obéit pas en théorie à une prescription impérative. Cependant, pour garantir l'octroi automatique de la religion musulmane aux enfants issus des mariages mixtes, avec l’idée qu’ils soient de fait considérés comme des Malais si l’un des deux parents l’est, le droit islamique malaisien en a fait également une obligation. Par ailleurs, alors que l’entrée dans la foi islamique est en principe extrêmement simple, la démarche est rendue difficile en Malaisie car la procédure de conversion locale est contraignante sur le plan administratif – symptomatique de la bureaucratisation de l’islam dans le pays – et n'insiste que peu sur la dimension spirituelle qu'elle recouvre. Par exemple, en plus d’imposer le suivi de cours obligatoires, les actes écrits qu'elle entraîne sont souvent longs à obtenir. Face à cette situation, la communauté chinoise musulmane est depuis longtemps assez active pour aider ses membres novices à vivre au mieux leur nouvelle religion et leur faire comprendre qu'elle est compatible avec leur identité ethnoculturelle. De nombreux efforts sont donc effectués pour informer, éduquer et soutenir dans leur démarche ces convertis par choix contraint, qui sont couramment de loin le principal contingent des nouveaux entrants dans l’islam du pays.

Jusque dans les années 1980, les Chinois convertis étaient en majorité des travailleurs pauvres pourvus d'un faible niveau de qualifications. Dans les années 1970, 85 % des Chinois musulmans établis à Kuala Lumpur et dans l’État environnant du Selangor vivaient par exemple de revenus de subsistance, alors que seulement 0,8 % exerçaient une activité de professionnel qualifié[6]Amran Kasimin, Saudara Baru Cina di Wilayah dan Selangor, Bangui : Universiti Kegangsaan Malaysia, 1985.. Fragilisés par la précarité, ils étaient d'autant plus vulnérables aux entreprises missionnaires en espérant améliorer leur situation matérielle grâce aux aides publiques promises aux candidats désireux de rejoindre la ummah. L'abandon par le gouvernement de cette politique d'incitations financières, conjugué à l'élévation générale continue du niveau de vie dans le pays, a progressivement induit une modification du profil-type des nouveaux fidèles chinois en termes de statut social. De plus, les mariages mixtes concernant prioritairement des individus urbains et lettrés, leur position collective dans l'échelle sociale est même devenue supérieure à la moyenne nationale. Ainsi, selon une étude menée au milieu des années 1990 auprès d’un panel représentatif, 37 % des Sino-Malaisiens musulmans étaient alors des « cols blancs » et 43 % occupaient des emplois très qualifiés, tandis que la part de ceux sans diplôme s'établissait à 6 %[7]Rosey Wang Ma, Difficulties Faced by Chinese Converts in Malaysia, Master of Education Thesis, International Islamic University, Kuala Lumpur, 1996, pp. 54-56..

Le renversement intergénérationnel des déterminants socioéconomiques des musulmans chinois s'est accompagné d'une augmentation de leur âge moyen et d'une progression de leur féminisation, même si les hommes restent un peu plus nombreux à composer le groupe, du fait de leur surreprésentation parmi les convertis. Outre le fait d'être imputables à des tendances affectant l'ensemble de la société, ces éléments sont aussi explicables par la part croissante des conversions liées à des unions mixtes d'individus diplômés de l'enseignement supérieur.

Les plus grandes concentrations de musulmans chinois se trouvent dans les États du Selangor (principalement dans les zones périphériques de Kuala Lumpur), du Sabah (Bornéo) et du Sarawak (Bornéo), avec respectivement 30 %, 15 % et 13 % du total du groupe, selon le recensement national de 2000. Néanmoins, si on ajoute au premier chiffre les 14 % vivant à Kuala Lumpur, on remarque qu'ils sont présents presque pour moitié dans sa conurbation. Cette répartition géographique est globalement symétrique avec les lieux où les Chinois sont nombreux, mais elle est pourtant assez polarisée car elle exclut leurs autres grands foyers historiques d'implantation dans le pays, à savoir Penang (Georgetown), Malacca, l'ouest du sultanat du Perak (Ipoh, Taiping) et le sud de celui du Johor (Johor Bahru, près de la frontière avec Singapour). D'une part, en ces endroits, la proximité avec des zones où l'importance numérique des Malais est écrasante a par opposition favorisé le maintien d'un tissu de solidarités culturelles ou familiales qui a permis de refouler l'influence de l'islam et de limiter les mariages mixtes. D'autre part, les liens des structures sociales chinoises y étant toujours très fortes, les convertis qui en sont issus préfèrent généralement les quitter pour échapper aux diverses conséquences d'un acte encore trop souvent mal perçu par leur famille.

La forte concentration de Chinois musulmans dans la région de Kuala Lumpur s'explique tout d'abord par le fait que les couples mixtes viennent majoritairement s'y installer pour trouver un certain anonymat et une vie quotidienne compatible avec la pratique de leur foi moins contraignante que dans leur État d'origine. Ensuite, le brassage de populations existant dans la capitale et ses banlieues, plus propice à une tolérance envers la mixité ethnique, facilite grandement leur intégration. Les convertis volontaires y sont également très présents car l'influence de l'islam y est importante et les contacts entre les musulmans et non-musulmans permanents. Pour les mêmes raisons que leurs autres convertis, ils s'y établissent en nombre par choix pour vivre leur nouvelle religion hors des pesanteurs du contrôle social de leur environnement proche, avec lequel ils sont souvent en rupture, autant que pour bénéficier d’un accès facilité à un réseau de sociabilité et des lieux divers de pratique de leur foi. Enfin, historiquement, les Hui s'y sont regroupés prioritairement, accentuant son caractère de pôle d'attraction pour les autres membres de la communauté.

En ce qui concerne les États du Sarawak et du Sabah, où les Malais sont en minorité, la proportion importante de musulmans chinois s'explique en partie par les efforts éducatifs et sociaux entrepris par le gouvernement fédéral à destination des populations locales, dont une immigration chinoise importante. À l'époque où la guérilla communiste était très active, les autorités malaisiennes ont lancé des programmes, en complément de leur politique répressive, pour un développement encadré des zones aborigènes de la péninsule malaise, mais aussi des territoires de Bornéo, afin d'éviter que les maquisards ne trouvent auprès d'eux un soutien dans les zones de jungle, où ils étaient majoritairement réfugiés. Et bien que les résultats de cette entreprise aient été assez mitigés, elle a eu pour conséquence la conversion à l'islam de nombreux individus, dont beaucoup pour des motifs matériels.

Une construction identitaire complexe au centre d’enjeux sociopolitiques sensibles

Pour des raisons qui puisent essentiellement leur explication dans la défense des intérêts de la population malaise face aux autres composantes nationales, et notamment des Chinois, les questions religieuses sont intimement liées en Malaisie aux problématiques ethniques, politiques et économiques. Ainsi, l'appartenance exclusive des croyants malais à l'islam est une donnée qui a largement contribué à forger, y compris constitutionnellement, l'unité d'un groupe traversé pourtant par de nombreuses différences ethno-régionales. À cet égard, dans l'inconscient collectif populaire, ce qui relève de l’islam a progressivement été assimilé de manière systématique aux Malais. En anglais, les non-musulmans utilisent d'ailleurs couramment le vocable The Muslims pour les désigner. Dans ce contexte, la situation des musulmans chinois n'est pas sans poser de multiples problèmes qui soulignent les limites des critères d'identification communautaire acceptés par le plus grand nombre de manière revendiquée pour l'efficacité des mobilisations sociopolitiques qu'elles engendrent.

Pourtant, face aux surenchères ethno-nationalistes malaises qui occupent régulièrement le débat public malaisien, les autorités religieuses ont compris les bénéfices qu'elles pouvaient retirer en replaçant, certes de manière contenue, les questions relatives à l'islam dans une configuration moins ethniquement polarisée. De ce point de vue, les Chinois musulmans, plus encore que leurs équivalents indiens moins perçus comme une anomalie socioculturelle du fait de leur visibilité numérique, sont un vecteur de promotion de choix. Pour accéder à certaines revendications des convertis, mais aussi promouvoir de manière plus affirmée la diversité ethnique de la pratique de l'islam dans le pays, le Département fédéral en charge des affaires islamiques (JAKIM) a par exemple encouragé depuis les années 1990 la diffusion de programmes audiovisuels en langues chinoises et la présence accrue des croyants chinois dans les émissions religieuses télévisées. De même, le Parti islamique pan-malaisien (PAS) a autorisé symboliquement, non sans de longues discussions internes, la représentation des croyants chinois dans ses instances dirigeantes il y a déjà plus de vingt ans. La question des rapports avec les non-Malais, même s'ils sont musulmans, est structurellement un des éléments de clivage important à l'intérieur du parti. Elle renvoie à l'opposition entre deux lignes derrière lesquelles se rangent de manière plus ou moins affirmée, avec parfois des contradictions, ses membres, l'une privilégiant la défense du nationalisme malais à l'inverse de l'autre inspirée par des conceptions davantage universalistes de l'orthodoxie coranique. Par ailleurs, loin de se baser sur des aspects qui pourraient s'apparenter uniquement à de la mansuétude pour un groupe marginal, l'intérêt de certaines organisations islamiques locales pour les fidèles sino-malaisiens possède un double enjeu lié à la situation communautaire de la Fédération. Il vise, certes avec des résultats effectifs assez limités dans le contexte local, à soustraire l’islam de sa fonction d'identification des Malais pour la rendre moins répulsive à leurs autres concitoyens et à célébrer l'idéal d'un État pluriel à travers une population qui fait le lien entre les deux premières composantes ethnolinguistiques du pays.

Néanmoins, l'objectif affiché de la plupart des élites malaises est intrinsèquement porteur d'une contradiction, car l'affirmation que les Chinois musulmans sont un trait d'union entre leur communauté et le reste de la population chinoise se fonde sur le constat implicite que la pratique de l'islam demeure la principale caractéristique socioculturelle discriminante des Malais par rapport aux autres groupes locaux. On est donc dans un débat circulaire relatif à l'identité nationale, dont le dépassement constitue l’un des défis majeurs du pays. En effet, avec la montée progressive des aspirations en faveur d'une remise en cause du système de discrimination positive en faveur des Malais et d’une meilleure inclusion sociale de toutes les composantes nationales, qui se traduit dans la forte polarisation électorale observable dans tous les scrutins depuis 2008, la question communautaire apparaît comme un vecteur de recompositions et de tensions protéiformes à l'échelle de la société. De ce point de vue, la position complexe des musulmans chinois est un exemple signifiant des difficultés qu'elle génère.

Depuis la fin des années 1990, tout en alimentant plus ou moins selon les moments le jeu communautaire à des fins clientélistes, les gouvernements successifs ont tenté de répondre timidement aux demandes des convertis et de certaines figures religieuses de replacer les thématiques en lien avec l’islam dans des perspectives n’étant pas exclusivement relatives à la communauté malaise. Ainsi, quelques mesures allant dans le sens des revendications des musulmans chinois, bien relayées au plus haut niveau par la MACMA[8]La MACMA est la seule organisation non gouvernementale islamique communautaire non-malaise percevant des financements publics constants, en plus d'être reconnue de facto par les autorités … Continue reading, ont été concédées. Ces dispositions, notamment pour assouplir les règles relatives aux conversions et faire reculer leurs difficultés, avaient aussi pour origine des demandes provenant d'ulama ayant réalisé le frein à la propagation de l'islam qu'elles créaient. Des facilités pour améliorer l'accompagnement des convertis, comme des cours gratuits de connaissance du Coran leur étant spécialement destinés, ont par exemple été mises en place. Parallèlement, avec le relais de plusieurs organisations non gouvernementales, une série de programmes d'aides diverses pour répondre aux doléances des nouveaux fidèles a été proposée.

Cependant, la réforme la plus emblématique est intervenue en 1999 avec la modification des règles de changement de patronyme suivant la conversion. En effet, jusque-là, les convertis sur le territoire malaisien avaient l'obligation d'abandonner leur nom de naissance au profit d'un ou deux prénoms coraniques flanqués de l'expression bin Abdullah (serviteur d'Allah)[9]Avec Abdul Rahman, Abdullah est, selon un hadith (tradition prophétique), le plus appréciable des prénoms pour témoigner de sa soumission à Dieu.. Cette habitude coutumière, certes encouragée ailleurs dans le monde musulman, avait été légalement instituée pour distinguer les nouveaux fidèles des Malais, en particulier dans la perspective d'établir implicitement une hiérarchie ethnique dans le partage d'une vertu promue comme le socle identitaire de ces derniers. La signification de la mention avait également valeur de témoignage d'humilité envers les croyants par filiation, mais elle était surtout perçue par ses porteurs comme vexatoire. De plus, au regard de l'attachement affirmé des Chinois à leurs racines, elle leur apparaissait comme offensante pour leurs ancêtres. L'abandon de toute référence atavique était donc pour eux une source importante de frustrations, accentuant leur sentiment de relative marginalité. C'est la raison pour laquelle la décision de rendre en théorie facultatif – en pratique, son application reste plus ou moins difficile selon les endroits – l'usage du qualificatif incriminé et de permettre le maintien d'une dénomination rappelant les origines de l'individu après celle indiquant sa qualité de musulman étaient l’une des principales revendications de la MACMA.

Les musulmans sino-malaisiens ont une position très ambivalente puisqu'ils sont à la fois en minorité sur le plan ethnique parmi leurs coreligionnaires et au regard de leur foi dans leur communauté. Leur propre projection identitaire fait donc souvent l'objet d'un tiraillement permanent entre le souhait de perpétuer les éléments de leur culture chinoise et la volonté de ne pas être considérés à tort comme des fidèles illégitimes, bien que les convertis par contrainte aient une pratique souvent peu observante. Leurs difficultés d'intégration sont parfois d'autant plus importantes que leur situation focalise des réticences diverses. Les Malais ont généralement une attitude bienveillante envers les convertis qu'ils nomment de manière idiomatique les saudara baru (nouveaux frères). Cependant, s'agissant des Chinois, les préventions à leur égard liées au contexte sociopolitique prennent souvent le pas sur la solidarité religieuse affichée. Dans les familles malaises, le converti chinois qui a épousé l’un de leurs membres fait souvent l’objet de signes plus ou moins marqués de défiance. Quant aux autres citoyens chinois, leur hostilité envers l'islam, identifié comme un apanage de la culture malaise, conditionnent dans beaucoup de cas leur assimilation de la conversion d'un proche à un acte de trahison. L'expression populaire « masuk Melayu » (devenir Malais) est d’ailleurs encore souvent utilisée par les non-musulmans pour désigner la conversion à l'islam d'un membre de leur groupe ethnique. Elle témoigne de la confusion très ancrée dans l'imaginaire collectif national existant entre la pratique de l’islam et l'appartenance à la communauté malaise.

La méfiance de nombreux Malais envers leurs coreligionnaires chinois renvoie directement à l'image assez négative qu'ils ont de leur groupe ethnolinguistique, et réciproquement, sur la base de préjugés ancrés. Seuls les Hui ont largement échappé à cette appréciation. En effet, dans l'échelle de l'altérité des Malais, ils ont toujours été considérés comme des Islam Asli (musulmans originels), qualité les mettant en partie à l'abri de leurs préventions à l'égard des Chinois convertis. Les sentiments contrastés envers ces derniers se doublent souvent d'une perplexité diffuse quant à la sincérité de leurs convictions religieuses, se fondant sur la suspicion que leurs motivations à rejoindre la ummah ne seraient dictées que par l’appât de gains matériels ou financiers. En effet, contrairement à une frange de leurs coreligionnaires indiens, même si les musulmans Chinois ne revendiquent pas la qualité constitutionnelle de natives – avec tous les avantages que cela induit en termes de discrimination positives – nombreux sont les nationalistes malais à leur prêter ce dessein. Ils considèrent ainsi leur volonté de reconnaissance accrue comme une entreprise potentielle de captation des privilèges de « fils du sol » (Bumiputra) afin de remettre en cause le statu quo communautaire. Plus prosaïquement, beaucoup soupçonnent la plupart des hommes chinois convertis par mariage avec des Malaises de n'être guidés dans leur démarche que par la perspective de pouvoir bénéficier, au travers de leurs épouses, des avantages réservés aux musulmans malais (propriétés foncières, etc.).

Toutefois, les Malais qui refusent catégoriquement une extension des avantages du statut de Bumiputra aux croyants chinois sont par ailleurs prompts à dénoncer le fait que ces derniers n'adoptent pas légitimement davantage de leurs attributs identitaires après avoir embrassé l'islam, soulignant une fois encore l'amalgame effectué entre les deux dimensions. Par extension, les Chinois musulmans sont donc souvent suspectés de déviances diverses, voire d'impiété, ce qui pousse certains convertis à renoncer, dans des proportions variables selon le niveau des pressions exercées par la famille de leur conjoint, à leurs pratiques culturelles d'origine pour s'intégrer plus facilement à leur nouvel environnement social. Malgré cela, leur identité chinoise demeure un « stigmate » indélébile pour beaucoup de leurs parentés malaises qui les considèrent comme des personnes de mauvaise foi et leur témoignent un mépris relatif. À cet égard, ces comportements, même s’ils n’ont rien de systématiques, peuvent parfois occasionner de lourdes conséquences pour l'équilibre et l'harmonie des couples, en particulier lorsque le conjoint sino-malaisien est ostensiblement ignoré pendant les réunions familiales ou les fêtes religieuses.

Pour les familles chinoises, les réticences à la conversion de l’un de leurs membres tiennent davantage au caractère honteux qu'elle recouvre. Le fait de s'adonner à la pratique de l'islam est largement perçu comme une démarche d'exclusion volontaire de la communauté. C'est la raison pour laquelle de nombreux convertis entretiennent des relations conflictuelles avec leurs proches, quand ils ne sont pas en rupture complète avec eux. De plus, la plupart des Sino-Malaisiens ont une vision oppressive de l’islam, mais surtout ils le considèrent comme allogène à leurs croyances traditionnelles. Beaucoup de prescriptions du fiqh apparaissent par exemple en contradiction avec des éléments importants de la culture populaire chinoise. Ainsi, la crainte que leur inspire la déférence d'un semblable envers la religion musulmane se traduit souvent par un sentiment d’incompréhension ou de rejet, et il est d'autant plus fort qu'elle se trouve également assimilée à une manifestation d'identification aux Malais, qui partagent de ce point de vue avec ces derniers la même vision du rapport symétrique entre appartenance ethnique et pratique religieuse.

Par ailleurs, de nombreux Sino-Malaisiens ont tendance à se percevoir avec condescendance de manière plus flatteuse que la majorité des Malais, par essence et souvent au regard de leur réussite matérielle. Ils conçoivent donc généralement l'acte de conversion dans le cas des mariages mixtes comme une forme de régression sociale. Les Hui sont parfois victimes des mêmes types de considérations de la part des Chinois non-musulmans. C'est pourquoi le statut socioprofessionnel du conjoint épousé par un de leurs membres est pour les familles chinoises un facteur déterminant d'acceptation de l'union considérée et de ses diverses implications. Jusqu'en 1999, l'obligation pour les convertis d'abandonner complètement leur nom de naissance inspirait également à leurs proches un sentiment de colère, mais surtout de honte en raison du caractère central que revêtent le rapport aux anciens et la valorisation des attributs filiaux dans l'expression de la solidarité clanique. Pour les nouveaux fidèles, le changement de patronyme d'origine ou le renoncement à fêter le Nouvel An chinois étaient aussi des sacrifices difficiles à concéder. Néanmoins, même si ces derniers éléments ne sont plus des règles inflexibles aggravant leur relative marginalisation, les Chinois musulmans font toujours l'objet de diatribes ou de réactions hostiles à l'intérieur de leur communauté qui contribuent à les maintenir dans un certain dilemme identitaire. Au regard de la hausse générale de son statut social, la population chinoise musulmane est composée de personnes dont le choix de se convertir à l'islam est en réalité très rarement motivé par le gain possible d'avantages matériels, comme le soupçonnent de nombreux Malais. À l'inverse, il peut avoir un coût social élevé. En effet, des cas de pertes d'emplois pour cause de changement de foi sont parfois rapportés auprès de la MACMA, des employeurs chinois refusant d'apporter leur caution à la conversion de membres de leur communauté.

Malgré sa position minoritaire et sa visibilité sociale relative, la communauté chinoise musulmane est une minorité agissante, en particulier au travers de l'intermédiation de la MACMA, dont les ressorts constitutifs en font un groupe bien plus dynamique que d'autres avantagés sur le plan numérique, mais largement absents du débat public comme son équivalente indienne par exemple. Par un travail de lobbying de qualité et une présence importante dans le mouvement associatif, elle tente invariablement de changer la donne de la politique religieuse de l'État en faisant prendre conscience des dangers et des effets pervers de cette dernière. De plus, elle possède une élite très intégrée dans certains réseaux d'influence proches du pouvoir et use de son statut social globalement élevé pour tenter de replacer l’islam dans une dimension plus respectueuse de la diversité de ses pratiquants. À cet égard, les Chinois musulmans sont convaincus que leurs revendications permettraient aux Malais de redonner une place légitime à leurs éléments culturels traditionnels, refoulés avec plus ou moins de succès selon les cas par une conception exclusive de l'islam qui a servi de rhétorique idéologique à la justification de sa politique d'institutionnalisation. Pourtant en progrès, cette démarche rencontre toujours de fortes résistances, comme le montre l'attitude ambivalente des autorités à l'égard de l'immigration hui récente. Forte de son développement économique rapide, la Malaisie est apparue au début des années 1990 comme un pôle d'attraction en hausse pour les Hui de Chine, en particulier des étudiants et des hommes d'affaires. À la différence des pays arabes, elle avait l'avantage de leur offrir un environnement culturel sinisant, propice à leur installation, en plus des facilités éducatives ou des débouchés commerciaux qu'ils recherchaient. Bien intégrés, beaucoup d'entre eux se sont durablement établis à Kuala Lumpur et dans sa périphérie. Même s'ils étaient peu nombreux (quelques centaines selon la MACMA), ils ont acquis une visibilité relativement conséquente, notamment en raison de leur investissement associatif important et de leur apparence singulière pour certains. Craignant un afflux massif de nouveaux migrants chinois, qui pouvait engendrer des tensions avec son homologue chinois, et sur le plan interne susciter du mécontentement parmi les Malais, le gouvernement fédéral a imposé quelques barrières à leur établissement, peu désiré malgré leur foi musulmane. Outre des restrictions pour la délivrance de visas de résidents, favorisant les individus fortunés, il a aussi décidé par exemple la création d'un quota révisable selon les années de places à l'International Islamic University Malaysia (IIUM) pour les candidats de nationalité chinoise.

Malgré tout, grâce aux relais des plus influents d’entre eux, à l’image de Mustapha Ma[10]Dato' Haji Mustapha Ma Qi est la principale référence des musulmans sino-malaisiens. Membre fondateur de la MACMA, et par ailleurs très impliqué dans le mouvement associatif luttant contre la … Continue reading, les fidèles chinois ont bénéficié depuis les années 1990 d'une amélioration de leur image dans le pays à la faveur d’un élargissement de leur visibilité. Elle s'est notamment traduite par un intérêt grandissant pour leur situation. En 1995, l'Universiti Malaya a organisé un séminaire international pionnier sur la comparaison entre les valeurs islamiques et confucianistes, fortement publicisé avec l'assentiment des autorités en raison de la résonnance politique de son objet, qui s'est attaché à mettre en exergue leur socle de points communs. Depuis, des événements académiques ou culturels (expositions, etc.) sont périodiquement consacrés aux liens entre la Chine et l’islam, à travers de nombreux aspects (art, histoire, etc.). De plus, quelques voyagistes locaux ont ajouté à leurs brochures des circuits de découverte de la Chine musulmane qui ont déjà attiré des milliers de touristes malaisiens, dont une part importante de Malais. Ces derniers peuvent ainsi apprendre que la présence de l'islam y a été plus précoce que dans la péninsule malaise et qu'il n'est donc en rien illégitime pour un Chinois de rejoindre la ummah.

Parallèlement, les médias ont contribué à sensibiliser la population locale aux difficultés des musulmans chinois en relatant régulièrement des faits relatifs à leur actualité ou en donnant une résonnance à leurs revendications[11]Encore récemment, la presse malaisienne s’est faite l’écho de l’histoire d’une étudiante hui, originaire de Chine, devenue populaire sur Tik Tok en postant une vidéo où elle s’exprime … Continue reading. Toutefois, l'amélioration de leur condition pousse un nombre croissant d'entre eux à une forme de radicalité quant à l'affirmation de leurs singularités et au refus d'adopter des attributs culturels malais visibles (vêtements, langue, nourriture). Cette posture, qui conforte la dialectique communautaire responsable de leur position ambivalente depuis l'indépendance, est d'autant plus aisée à assumer du point de vue religieux que le pays compte des effectifs d'ulama ou d'imam sino-malaisiens suffisants pour permettre au groupe d’avoir une pratique exclusive et qu'un matériel théologique en langues chinoises y est largement accessible.

Dans le même esprit, en 2003, après un important travail de lobbying, la MACMA a obtenu les soutiens et les autorisations nécessaires à la construction d'une mosquée dédiée aux Chinois musulmans, à l'image de la Masjid India établie depuis longtemps dans le centre historique de Kuala Lumpur pour les croyants indiens. Construit dans la grande périphérie de la capitale, où les fidèles Sino-Malaisiens sont nombreux, l'édifice religieux a été entre autres sponsorisé par la PERKIM, avec le concours d'autres entités comme le gouvernement local de l’État du Selangor. Respectant un style architectural qui associe des traditions artistiques musulmanes autant que chinoises, il est le seul lieu de culte islamique du pays à offrir des prêches en mandarin, en plus de posséder un centre éducatif et culturel. La réussite du projet, au-delà de ses aspects pratiques pour le culte, était un moyen symbolique d’ancrer la légitimité de la reconnaissance des Sino-Malaisiens musulmans dans le paysage religieux local et de renforcer leur visibilité pour faire mieux accepter les conversions et les mariages mixtes. Toutefois, l'initiative est très représentative du dilemme constant du positionnement du groupe, entre lutte contre l'identification ethniquement polarisée de la pratique de l'islam qui favorise les Malais et action pour conforter l'assise des intérêts communautaires qu'il défend.

Conclusion

La situation ambivalente et complexe des Sino-Malaisiens musulmans souligne combien le niveau élevé des contingences ethniques du pays est lourd de conséquences. Pourtant, loin de s'enfermer dans un combat catégoriel, ils tentent de consolider leur place dans le but de ne plus avoir à affronter dans l'avenir les difficultés sociales et identitaires générées par la situation encore largement cloisonnée du champ public. Les pratiques ancrées et sans cesse réassurées par les aléas politiques résistent au changement.

Avec la standardisation croissante des habitudes de consommation et la hausse générale du niveau éducation liées au développement économique, une relative évolution s'est malgré tout amorcée à l'égard de l'appréhension des croyants chinois. Même si elle est globale, elle reste de loin moins significative dans les zones rurales que dans les villes, avec cependant des contrastes selon les trajectoires familiales considérées. Dans certains lieux ou milieux urbains, le racisme ou les comportements de repli communautaire sont parfois nettement plus marqués que dans les campagnes. Les jeunes générations éduquées – en proportion davantage sujettes que leurs aînés au brassage ethnique pendant leur scolarité, au travail ou dans les espaces publics – ont aussi une perception désormais plutôt tolérante des mariages mixtes, bien que beaucoup n’y consentiraient pas encore. De plus, les Malaisiens ayant étudié à l'étranger y ont généralement acquis une vision plus universelle de l'islam que leurs autres compatriotes et accordent une moindre importance à la dimension communautaire de la pratique religieuse. Toutefois, les vecteurs de socialisation conditionnant toujours des attitudes peu inclusives, les clivages en vigueur évoluent lentement et rendent encore assez inconfortable la situation des Chinois musulmans, en dépit des victoires progressivement gagnées sur les nombreuses préventions à leur endroit.

Par ailleurs, la réduction des inégalités socioéconomiques interethniques a fait reculer le ressentiment des Malais à l'égard de la classe moyenne chinoise, malgré son remplacement ces dernières années, sur fond d’instrumentalisation politique, par les craintes diffuses de dépendance suscitées par la montée en puissance de la Chine. À cet égard, dans le cadre des dynamiques d’intégration régionale en cours, en parallèle d’autres aspects plus saillants, le gouvernement malaisien a développé tout un volet d’action diplomatique en matière de coopération islamique avec Pékin, qui prend des formes diverses. De ce point de vue, les Chinois musulmans sont un vecteur de liens singuliers entre les deux pays, qui investissent cette dimension depuis déjà de nombreuses années, notamment par l’intermédiaire de la MACMA, et pourraient potentiellement en devenir à terme des médiateurs de choix, entre autres, pour leurs coreligionnaires malais[12]Sur le facteur islamique dans la religion bilatérale sino-malaisienne, voir David Delfolie, Nathalie Fau et Elsa Lafaye de Micheaux, Malaisie-Chine : une « précieuse » relation, Bangkok, … Continue reading.

 

Notes

Notes
1 David Delfolie, « Développement de la finance islamique en Malaisie. Une dynamique sociopolitique endogène du capitalisme », in Pierre Alary & Elsa Lafaye de Micheaux (dir.), Capitalismes asiatiques et puissance chinoise, Paris : Presses de Sciences Po, 2014, p. 223-262.
2 Denys Lombard, Le carrefour javanais, Volume 2/3, « Les réseaux asiatiques », Paris, EHESS, 1990, p. 34.
3 Sur ce point, voir notamment Elisabeth Allès, Musulmans de Chine. Une anthropologie des Hui du Henan, Paris : EHESS, 2000.    
4 Sur l’histoire des Hui en Malaisie, voir la version publiée de Rosey Wang Ma, « Chinese Muslims in Malaysia Through Different Periods of History », International Colloquium on Chinese Scholarship and the Malay World, Universiti Kebangsaan Malaysia : ATMA, September 2002.
5 C'est par exemple le cas du clan al-Yunani, fondé au XIXe siècle par sept migrants hui établis dans le sultanat du Terengganu. Ses descendants (de la quatrième à la sixième génération), estimés à plus de huit cents, sont presque tous devenus des Malais. La scolarisation des enfants dans des écoles vernaculaires locales, le nombre restreint de conjoints potentiels dans la communauté pour la nuptialité, ou encore l'acculturation progressive facilitée par la pratique de l'islam sont parmi les principaux facteurs ayant conduit à son assimilation ; Ibid.
6 Amran Kasimin, Saudara Baru Cina di Wilayah dan Selangor, Bangui : Universiti Kegangsaan Malaysia, 1985.
7 Rosey Wang Ma, Difficulties Faced by Chinese Converts in Malaysia, Master of Education Thesis, International Islamic University, Kuala Lumpur, 1996, pp. 54-56.
8 La MACMA est la seule organisation non gouvernementale islamique communautaire non-malaise percevant des financements publics constants, en plus d'être reconnue de facto par les autorités religieuses étatiques comme un partenaire institutionnel. Sur le plan légal, l'association est une entité autonome intégrée à la PERKIM, ce qui lui permet de bénéficier de son réseau d'action, de ses relais et de son soutien budgétaire, tout en conservant une relative indépendance dans la poursuite de ses activités.    
9 Avec Abdul Rahman, Abdullah est, selon un hadith (tradition prophétique), le plus appréciable des prénoms pour témoigner de sa soumission à Dieu.
10 Dato' Haji Mustapha Ma Qi est la principale référence des musulmans sino-malaisiens. Membre fondateur de la MACMA, et par ailleurs très impliqué dans le mouvement associatif luttant contre la toxicomanie, il est issu d'une lignée appartenant à l'ancienne haute bourgeoisie hui qui émigra de Chine pour fuir la répression communiste. Son père, Haji Ibrahim Tien-Ying Ma, fut une importante figure missionnaire de la Fédération. Ancien consul du gouvernement de Pékin à Ipoh (Perak) en 1948, il bénéficia de la protection et du soutien de Tunku Abdul Rahman, dont il était un proche, après sa décision de s'établir dans le pays. A partir de 1960, il fut l’un des artisans avec Abdul Mubin Sheppard de la PERKIM, initiée par le Premier ministre. Il est également un des premiers citoyens de la Malaisie à avoir été récipiendaire de la Légion d'Honneur. Intime de plusieurs dirigeants locaux des années 1970, la famille Ma demeure encore bien intégrée parmi les élites malaisiennes.
11 Encore récemment, la presse malaisienne s’est faite l’écho de l’histoire d’une étudiante hui, originaire de Chine, devenue populaire sur Tik Tok en postant une vidéo où elle s’exprime dans un malais impeccable. Ses parents, arrivés sur le territoire malaisien en 1990 pour suivre un cursus d’études islamiques, s’y sont ensuite établis durablement. Nurul Sabrina Jamali, « I am not a convert, I am a Hui, a Muslim from China, and I speak Bahasa Malaysia fluently », The Star, 31 mai 2023. 
12 Sur le facteur islamique dans la religion bilatérale sino-malaisienne, voir David Delfolie, Nathalie Fau et Elsa Lafaye de Micheaux, Malaisie-Chine : une « précieuse » relation, Bangkok, Irasec, Collection « Carnets de l’Irasec », 2016 (Première partie, Section 4, « Dynamiques socioculturelles et nouvelles opportunités économiques », p. 75-120).
Pour citer ce document :
David Delfolie, "Les Chinois musulmans en Malaisie, une population révélatrice des ambivalences religieuses et communautaires du pays". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°44 [en ligne], juillet 2023. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/les-chinois-musulmans-en-malaisie-une-population-revelatrice-des-ambivalences-religieuses-et-communautaires-du-pays/
Bulletin
Numéro : 44
juillet 2023

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Auteur.e.s

David Delfolie (Sciences po Lille)

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