Bulletin N°37

mai 2022

Les « légions musulmanes » de l’armée russe – version française

Denis Brylov

Avec l’invasion russe en Ukraine, nous entendons plus souvent parler des mercenaires du Moyen-Orient, principalement de Syrie et de Libye, prenant part aux hostilités du côté russe. L’idée même de recruter des militants arabes pour la guerre contre l’Ukraine a été exprimée par le ministre de la Défense russe Sergei Shoigu ; il l’évoqua pour la première fois lors d’une réunion du Conseil de sécurité russe, le 11 mars 2022. Selon sa déclaration, plus de 16 000 individus du Moyen-Orient se sont portés volontaires pour se joindre aux forces russes. Le président Vladimir Poutine a commenté à ce sujet : « Nous devons les soutenir et les aider à se rendre sur le terrain des hostilités[1]Putin Spoke on Sending 'Volunteers' from the Middle East to Ukraine, Disponible sur: https://www.bbc.com/russian/news-60707686. ».

Quelques jours plus tard, le 17 mars, l’état-major ukrainien a également souligné la possibilité de recruter environ un millier de combattants de Syrie et du Hezbollah libanais. Le résumé opérationnel indique que la principale exigence pour les mercenaires était leur expérience du combat urbain. Il a été également noté que le véritable objectif des volontaires du Moyen-Orient n’était pas de prendre part aux combats en Ukraine, mais d’avoir la possibilité de rejoindre les pays européens[2]Operational information on 24.00, 17.03.2022 regarding the #russian_invasion, Disponible sur: https://www.facebook.com/GeneralStaff.ua/posts/274825134830572..

Selon l’Observatoire syrien pour les droits humains, mais ce que des sources indépendantes n’ont pas confirmé, environ 40 000 mercenaires arabes se sont enrôlés : 22 000 comme membres des forces armées russes, et environ 18 000 comme membres du groupe russe Wagner (société paramilitaire privée). Au même moment, au cours des dernières semaines, environ 700 troupes de la 25e division des forces spéciales, connue en Syrie comme la « Tiger Force » sous le commandement de Brig. Gen. Suheil al-Hassan, se sont déplacées en Russie[3]Syrian fighters ready to join next phase of Ukraine war, Disponible sur:  https://apnews.com/article/russia-ukraine-putin-islamic-state-group-syria-europe-4ede428219450a58b0439912bc43cc15.. Les autorités ukrainiennes ont confirmé qu’approximativement 500 mercenaires de Libye et de Syrie ont participé aux combats dans les régions de Louhansk et de Donetsk. Certains d’entre eux ont été tués par l’armée ukrainienne le 18 avril[4]Danilov: Ukrainian Armed Forces Destroyed a Group of Lebanese and Syrians in the East, Disponible sur: … Continue reading.

Outre l’aspect purement militaire de l’utilisation de mercenaires arabes par l’armée russe, il existe également une dimension religieuse, à savoir, dans quelle mesure ces mercenaires musulmans peuvent être intégrés dans l’armée russe, étant donné la prédominance de l’orthodoxie, à la fois parmi les Russes et dans leur armée. Il suffit de se rappeler la récente ouverture de la Cathédrale Principale des Forces armées russes en 2018, ainsi que la position du patriarche Kirill et de l’Église orthodoxe russe dans le conflit russo-ukrainien. Quel est le positionnement général des musulmans dans les forces armées russes, et y a-t-il une place pour l’islam ?

Comme le montrent de rares études, le sujet de l’islam et des musulmans dans l’armée russe reste extrêmement douloureux. Premièrement, les sociologues militaires montrent un niveau de religiosité dans l’armée en croissance constante : en 1990, 14% du personnel militaire se considérait comme croyants, en 1992 – 22%, en 1996 – 34%, puis en 2006 – déjà 68%[5]Oleynikov S. & A. Khlynin, "Religious situation in the armed forces of Russian Federation", Vestnik MGLU. Obshestvennie nauki, no. 3 (840), 2020: 197.. Simultanément, la part de musulmans dans l’armée russe a drastiquement changé. De 2008 à 2010, le nombre du personnel militaire se considérant musulmans augmenta de 3% à 10%. Jusqu’en 2014, il diminua jusqu’à 6%, puis remonta à 7% en 2017 pour atteindre 9% en 2019.

Malgré le fait que les musulmans composent environ un dixième du personnel des forces armées, il n’existe que deux aumôniers musulmans (alors que le nombre d’aumôniers orthodoxes est de 147). Sur les 300 édifices religieux présents sur le territoire du ministère de la Défense de la Fédération de Russie (en 2015), les militaires musulmans ne disposent que d'une mosquée, d'un centre religieux et de cinq salles de prière[6]Interaction of the Russian Armed Forces with Religious Associations: Current Development of the Tradition, Disponible sur: … Continue reading.

Le manque d’imams et de salles de prières n’est pas la seule difficulté rencontrée par les militaires musulmans. De sérieux problèmes sont également posés par le manque de nourriture halal dans les forces armées, la possibilité d’accomplir les cinq prières quotidiennes et le jeûne lors du mois de ramadan. Certains musulmans refusent de prononcer le serment militaire, expliquant que l’islam interdit de jurer à quiconque ou quoi que ce soit d’autre qu’Allah. Parfois, en privé, ce problème est résolu par le fait que les soldats musulmans disent « je m’engage » au lieu de « je jure ». Selon un soldat musulman, il est très rare que des musulmans pratiquants rejoignent l’armée à cause de ce genre de difficultés[7]Is it easy to be a Muslim in the army?, Disponible sur:  https://kazved.ru/news/legko-li-musulmaninu-v-armii-5702692.

Compte tenu des problèmes décrits, il n'est pas surprenant qu'il y ait plus de cas de soustraction aux obligations militaires pour des raisons religieuses parmi le personnel militaire musulman que parmi les représentants d'autres confessions. Les musulmans constituent environ la moitié (47%[8]Oleynikov S. & A. Khlynin, "Religious situation in the armed forces of Russian Federation", Vestnik MGLU. Obshestvennie nauki, no. 3 (840), 2020: 204.) de ces cas de désertion.

De plus, la direction du ministère de la Défense russe n’apprécie pas particulièrement la présence de musulmans dans l’armée, tout du moins celle de populations du Caucase du Nord. Par exemple ,la conscription dans les forces armées de la République tchétchène n'a repris qu'en 2014 après une longue interruption. Selon Alexander Kanshin, président du Comité de sécurité nationale de la Chambre civique, alors qu’il est connu que les Tchétchènes sont doués pour le combat, leur engagement militaire continue de poser problème, par crainte qu’ils ne finissent par rejoindre les rangs d’extrémistes, après avoir suivi un entraînement militaire dans l’armée[9]Experts fear conflicts in case of enlistment of Chechen residents, Disponible sur: https://www.rbc.ru/politics/21/09/2014/570422739a794760d3d41a2b.

La réticence à recruter des musulmans dans l’armée russe se mesure également à l’aune des enrôlements annuels, qui montrent que le nombre d’habitants des républiques « musulmanes » de Russie recrutés chaque année est considérablement inférieur au potentiel de celles-ci. Par exemple, lors du recrutement d’automne de 2016, à peu près 1 500 Daghestanais ont été sélectionnés pour le service militaire, alors que 50 000 personnes au total étaient concernées par le recrutement dans la région. Plus de 4 000 personnes ont été appelées du Tatarstan, pour 20 000 concernées par la conscription, 500 sont venues de Tchétchénie sur 86 000 potentielles recrues. De plus, 350 conscrits ont été enrôlés en Ingouchie, bien que 12 000 personnes soient soumises au le service militaire[10]Can Muslim serve in the Russian army? Pros and cons, Disponible sur:  https://alif.tv/mozhno-li-musulmanam-sluzhit-v-rossijskoj-armii-za-i-protiv/. La situation du Daghestan est un peu différente – en 2011, seulement 121 personnes ont été recrutées (et presque aucune n’étaient natives du Caucase), en 2019 ils étaient 3 000, et en 2020, 4 200. Cette exception s’explique par une réduction importante du niveau de violence (70 fois moins élevé entre 2010 à 2020), associée aux activités des forces armées clandestines[11]Dzutsati V. "No trust": has the Russian army refused Ingushi and Chechens once again?, Disponible sur: https://www.kavkazr.com/a/31188967.html.

Ainsi, il apparaît évident que les musulmans sunnites ne sont pas particulièrement les bienvenus dans l’armée russe, et il est peu probable que la situation change prochainement. C’est peut-être la raison pour laquelle les forces russes préfèrent des combattants du Hezbollah (chiites), des Syriens alaouites (Nusayris), ou même des chrétiens lorsqu’elle recrute des mercenaires parmi les Syriens. Plus particulièrement, la volonté d’envoyer des combattants en Ukraine pour se battre aux côtés de l’armée russe a été exprimée par Nabel al-Abdullah, le commandant de la milice paramilitaire de défense nationale du gouvernement syrien de la ville de Al-Suqaylabiyah (province de Hama), et chrétien orthodoxe étroitement associé aux militaires russes de la base Khmeimim. Avec Simon al-Wakil, commandant des forces de défense nationale de la ville de Maharda, également chrétien, al-Abdullah a lancé une mobilisation des chrétiens pour être envoyé en Ukraine. Selon des sunnites locaux, la préférence est donnée aux alaouites et aux chrétiens lors du recrutement des volontaires. Les volontaires sunnites doivent passer un contrôle de sécurité avant d’être accepté et obtenir une recommandation d’une personne proche des forces russes, comme al-Abdullah ou le général Suheil al-Hassan[12]Khaled al-Khateb, Syrian Christian militia leader ready to join Russian forces in Ukraine war, Disponible sur: … Continue reading.

Une telle discrimination contre les sunnites, à la fois dans l’armée russe et lors du recrutement de volontaires au Moyen-Orient, est enraciné dans l’histoire russe. En effet, ces tensions remontent aux relations complexes entre la Russie et la Turquie majoritairement sunnite, à la guerre du Caucase (1817-1864), et plus récemment aux Première et Seconde Guerres tchétchènes, ainsi qu’à l’invasion de combattants au Daghestan en 1999. Dans ce contexte, le chiisme s’est avéré être préférable pour les autorités russes, étant donné les liens historiques étroits entre la Russie et la Perse. Il suffit de se rappeler de la division des cosaques persans à la cour du Shah, ou l’influence de la Russie en Iran du nord à la suite des résultats de l’accord anglo-russe de 1907. Le chiisme s’est avéré plus sympathique pour le principal acteur de la scène religieuse russe, le patriarche Kirill, qui, en tant que président du département des relations externes de l’Église orthodoxe russe, a déployé de gros efforts pour créer la Commission commune russo-iranienne pour un dialogue « islamo-orthodoxe »[13]Patriarch Kirill met with the Iranian ambassador to Russia, Disponible sur: http://www.patriarchia.ru/db/text/5916391.html. en 1997. En 2022, cette commission prépare sa douzième rencontre.

Ainsi, il n’est pas surprenant que des idées anti-sunnites et pro-chiites soient venues naturellement à Vladimir Poutine dès les premiers jours de sa présidence. Dans une interview à Larry King en 2000, durant sa première année de présidence, Poutine expliqua : « lorsque nos troupes sont entrées en Tchétchénie… il s’est avéré qu’une nouvelle plateforme idéologique s’est imposée en Tchétchénie de l’extérieur. Elle était religieuse, elle provenait du Moyen-Orient. Ils ont commencé à imposer l’interprétation sunnite de l’islam à la population locale, alors que les habitants du Caucase sont majoritairement chiite[14]Interview with a CNN journalist Larry King, September 8, 2000, Disponible sur:  http://kremlin.ru/events/president/transcripts/
21558.
». Il exprima cette opinion en dépit du fait que la partie russe du Caucase est majoritairement habitée par des sunnites, avec une légère présence de communautés chiites.

Il faut également souligner que les Tchétchènes de Kadyrov, qui constituent la partie la plus loyale à Moscou des combattants musulmans participant à l’invasion russe de l’Ukraine, adhèrent également à des idées religieuses qui rappellent fortement certains concepts théologiques chiites. Ramzan Kadyrov est connu pour être un disciple de la confrérie soufie de la Qadiriyya, soit la branche tchétchène de la Khoja Muridiya. Le fondateur du courant soufiste, Kunta-hadji Kishiev, est mort en captivité russe en 1867.

Pourtant, à la suggestion de Ramzan Kadyrov lui-même, dont l’ancêtre Ilyas était un élève de Kunta-hadji et qui exploite ainsi l’image du cheikh pour asseoir son autorité personnelle, il y a de plus en plus de disciples de la Hodja-Muridiyya qui affirment que Kishiev n’est pas mort, et qu’il continue de prêcher encore aujourd’hui. Par exemple, en janvier 2020, le mufti de Tchétchénie, Salakh Mezhiev, déclara lors d’une célébration religieuse pour la mémoire de Kunta-hadji Kishiev à Chali que le cheikh était encore vivant et qu’il prêchait l’islam dans différents pays[15]Chechnya residents criticized the mufti for his statements about Kunta-hadji Kishiev, Disponible sur:  https://www.kavkaz-uzel.eu/articles/344316/.. Selon les disciples de Kunta-Khoja, il n’est pas mort mais caché : c’est-à-dire qu’il est entré dans l’état de ghaybah, ou d’« occultation », qui est un concept purement chiite.

Les problèmes que rencontrent les musulmans dans l’armée russe ne se sont qu’intensifiés depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. En premier lieu, la forte proportion de combattants des régions musulmanes de Russie parmi les morts et les captifs du camp ukrainien attire l’attention. D’autre part, la réaction des musulmans russes eux-mêmes est mitigée. Les muftis officiels ont unanimement soutenu l’invasion russe, alors que les personnalités religieuses opposées aux autorités russes et aux officiels l’ont condamnée. Une critique particulièrement forte de la participation de musulmans à l’invasion russe vient des communautés salafistes. Par exemple, le célèbre prédicateur salafiste Abu Umar Sasitlinsky a déclaré de façon très générale que les musulmans servant sous contrat dans l’armée russe étaient des apostats[16]Abu Umar Sasitlinskyi, The Putin War in Ukraine, Disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=rGUKpHQVl_0..  Ainsi, il paraît peu probable qu’un quelconque changement positif de la situation actuelle des musulmans dans l’armée russe se produise dans un futur proche.

Notes

Notes
1 Putin Spoke on Sending 'Volunteers' from the Middle East to Ukraine, Disponible sur: https://www.bbc.com/russian/news-60707686.
2 Operational information on 24.00, 17.03.2022 regarding the #russian_invasion, Disponible sur: https://www.facebook.com/GeneralStaff.ua/posts/274825134830572.
3 Syrian fighters ready to join next phase of Ukraine war, Disponible sur:  https://apnews.com/article/russia-ukraine-putin-islamic-state-group-syria-europe-4ede428219450a58b0439912bc43cc15.
4 Danilov: Ukrainian Armed Forces Destroyed a Group of Lebanese and Syrians in the East, Disponible sur: https://www.ukrinform.ua/rubric-ato/3463326-na-shodi-zsu-znisili-zagin-livijciv-ta-sirijciv-danilov.html
5 Oleynikov S. & A. Khlynin, "Religious situation in the armed forces of Russian Federation", Vestnik MGLU. Obshestvennie nauki, no. 3 (840), 2020: 197.
6 Interaction of the Russian Armed Forces with Religious Associations: Current Development of the Tradition, Disponible sur: https://web.archive.org/web/20150315134249/http://pobeda.ru/vzaimodeystvie-vooruzhennyih-sil-rossii-s-religioznyimi-obedineniyami-sovremennoe-razvitie-traditsii.html/
7 Is it easy to be a Muslim in the army?, Disponible sur:  https://kazved.ru/news/legko-li-musulmaninu-v-armii-5702692
8 Oleynikov S. & A. Khlynin, "Religious situation in the armed forces of Russian Federation", Vestnik MGLU. Obshestvennie nauki, no. 3 (840), 2020: 204.
9 Experts fear conflicts in case of enlistment of Chechen residents, Disponible sur: https://www.rbc.ru/politics/21/09/2014/570422739a794760d3d41a2b
10 Can Muslim serve in the Russian army? Pros and cons, Disponible sur:  https://alif.tv/mozhno-li-musulmanam-sluzhit-v-rossijskoj-armii-za-i-protiv/
11 Dzutsati V. "No trust": has the Russian army refused Ingushi and Chechens once again?, Disponible sur: https://www.kavkazr.com/a/31188967.html
12 Khaled al-Khateb, Syrian Christian militia leader ready to join Russian forces in Ukraine war, Disponible sur: https://www.al-monitor.com/originals/2022/03/syrian-christian-militia-leader-ready-join-russian-forces-ukraine-war.
13 Patriarch Kirill met with the Iranian ambassador to Russia, Disponible sur: http://www.patriarchia.ru/db/text/5916391.html.
14 Interview with a CNN journalist Larry King, September 8, 2000, Disponible sur:  http://kremlin.ru/events/president/transcripts/
21558.
15 Chechnya residents criticized the mufti for his statements about Kunta-hadji Kishiev, Disponible sur:  https://www.kavkaz-uzel.eu/articles/344316/.
16 Abu Umar Sasitlinskyi, The Putin War in Ukraine, Disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=rGUKpHQVl_0.
Pour citer ce document :
Denis Brylov, "Les « légions musulmanes » de l’armée russe – version française". Bulletin de l'Observatoire international du religieux N°37 [en ligne], mai 2022. https://obsreligion.cnrs.fr/bulletin/les-legions-musulmanes-de-larmee-russe-version-francaise/
Bulletin
Numéro : 37
mai 2022

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Auteur.e.s

Denis Brylov, chercheur en sociologie des religions à l’Université de Kiev, associé au Centre européen d’analyses stratégiques

Texte traduit par Claire Feillet

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