Bulletin N°45

Le 1er décembre 2022, dans son traditionnel discours du soir aux Ukrainiens, le président Volodymyr Zelensky a déclaré que la réunion du Conseil national de sécurité et de défense qui s'était tenue ce jour-là avait examiné « de nombreux faits concernant les liens entre certains cercles religieux d'Ukraine et l'État agresseur ». Comme la suite des événements l'a montré, « certains cercles religieux » impliquaient la plus grande organisation religieuse d'Ukraine (au 24 février 2022, date du début de l'invasion russe à grande échelle), l'Église orthodoxe ukrainienne (UOC), souvent également appelée Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou (UOC-MP) en raison de ses liens canoniques et organisationnels avec l'Église orthodoxe russe.

Cette réunion du Conseil de sécurité a chargé les autorités exécutives (en particulier le Service d'État pour la politique des nationalités et la liberté de conscience, DESS) de vérifier les fondements juridiques et le respect des conditions d'utilisation par les organisations religieuses de la propriété située sur le territoire de la Réserve culturelle et historique d’État de Kiev-Pechersk (la Laure de Kiev-Pechersk, également connue sous le nom de Monastère des Grottes de Kiev).

En outre, le décret présidentiel n° 820/2022, « sur la décision du Conseil national de sécurité et de défense de l'Ukraine du 1er décembre 2022, “sur certains aspects des activités des organisations religieuses en Ukraine et l'application de mesures économiques spéciales personnelles et d'autres mesures restrictives (sanctions)” » et la résolution du Cabinet ministériel n° 1416 du 23 décembre 2022, ont créé un groupe de travail inter-institutionnel. Son objectif était de préparer des propositions et des recommandations sur l'organisation de certaines tâches liées aux activités des organisations religieuses en Ukraine.

Une fois de plus, la formulation vague des « organisations religieuses » impliquait l'UOC-MP, qui à l'époque utilisait presque exclusivement la plupart des bâtiments situés sur le territoire de la Laure de Kiev-Pechersk. L'UOC-MP partageait certains d'entre eux avec le musée national de l’histoire de Kiev, tout en bloquant l'accès à d'autres organisations religieuses. La Laure de Kiev-Pechersk étant un complexe monastique orthodoxe, les autres branches orthodoxes d'Ukraine étaient les principaux demandeurs d'accès aux églises de la Laure. Il s'agit principalement de l'Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev (UOC-KP) jusqu'en 2019 et de l'Église orthodoxe d'Ukraine (OCU), qui est en grande partie le successeur légal de l'UOC-KP depuis 2019^[1]Après le concile d'unification de 2018, la nouvelle Église orthodoxe d'Ukraine (OCU) comprenait l'Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Kiev (UOC-KP), l'Église orthodoxe autocéphale … Continue reading.

Parfois, le désir d’activistes d'autres branches orthodoxes d'accéder à la Laure face à la résistance de l'UOC-MP a conduit à une confrontation violente (en 1992) ou à des protestations non violentes contre la présence d'une église étroitement liée à Moscou dans la Laure (en 2000, 2014). En mars 2018, des représentants de la jeunesse radicale ont organisé un « service de prière » improvisé dans la cathédrale de la Dormition de la Laure, appelant à la « libération des sanctuaires ukrainiens des occupants moscovites^[2]"Bratstvo" Korchynskoho pryishly u Kyievo-Pechersku lavru i anonsuvaly zakhoplennia sviatyni [Korchinskyy's "Brotherhood" came to the Kyiv-Pechersk Lavra and claimed the seizure of the shrine]. … Continue reading ».

Finalement, en 2023, l'État a mis fin au monopole de l'UOC-MP sur la Laure. Il a été plus que résilié : L'UOC-MP perdra très probablement même le droit d'utiliser les églises de la Laure sur un pied d'égalité avec les autres branches orthodoxes. En tout cas, selon les déclarations de certains représentants de l'UOC-MP, toutes les demandes adressées au ministère de la culture et de l'information pour célébrer des offices dans les églises de la Laure supérieure sont restées sans réponse, et les représentants de l'UOC-MP sont expulsés (avec l'intervention de la police) de la Laure inférieure.

La Laure de la Sainte Dormition de Kiev-Pechersk, inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1990, est un complexe monastique orthodoxe situé sur une superficie d'environ 26 hectares au centre de la capitale de l'Ukraine. Fondée en 1051 sous le règne du prince Yaroslav le Sage, elle a été, de 1052 à 1688, un stauropegion (c'est-à-dire sous l'administration directe) du patriarche de Constantinople, et a reçu le statut de Laure en 1688^[3]La Laure est le terme qui désigne certains des plus grands monastères masculins orthodoxes..

En 1926, les autorités de la République socialiste soviétique d'Ukraine ont transformé la Laure de Kiev-Pechersk en « ville-musée de toute l'Ukraine » et en ont fait une réserve historique et culturelle d'État. En 1930, le monastère a été entièrement liquidé et les moines qui l'habitaient ont été envoyés en exil ou exécutés. À partir de ce moment, l'ancien monastère a été transformé en réserve muséale d'État. Le retour partiel de la Laure de Kiev-Pechersk à la communauté orthodoxe a commencé à la fin de l'Union soviétique. En 1988, pour célébrer le 1000^e anniversaire du baptême de la Rus par le prince Volodymyr le Grand, le Conseil des ministres de la République socialiste soviétique d'Ukraine a décidé de transférer le territoire des grottes à la communauté monastique de Pechersk de l'exarchat ukrainien de l'Église orthodoxe russe^[4]L'exarchat ukrainien de l'Église orthodoxe russe a existé jusqu'en octobre 1990, date à laquelle le Conseil des évêques de l'EOR l'a aboli et a créé l'Église orthodoxe ukrainienne autonome … Continue reading.

Le 11 juin 2013, le Cabinet ministériel ukrainien a décidé de transférer 75 objets^[5]D’autres versions évoquent 79 objets. et installations de la Laure de Kiev-Pechersk à la cathédrale de la Sainte Dormition de l'Église orthodoxe d'Ukraine, pour un usage gratuit. Comme l'a fait remarquer le ministre de la Culture de l'époque, Leonid Novokhatko, tous les objets de la Réserve sont restés la propriété de l'État, tandis que la communauté religieuse a entièrement pris en charge les coûts de la propriété. En outre, la législation prévoyait la possibilité de restituer le bien à l'État si la communauté religieuse l'entretenait de manière inappropriée^[6]Kabmin otdal 75 obyektov Kyevo-Pecherskoi lavry Moskovskomu patryarkhatu UPTs. [Le Cabinet des ministres a transféré 75 objets de la Laure de Kyiv-Pechersk au Patriarcat de Moscou de l'UOC]. Livyy … Continue reading.

La Laure est traditionnellement divisée en deux parties – la « basse » et la « haute ». Sur le territoire de la Laure supérieure se trouvent la cathédrale de la Dormition et l'église du Réfectoire, ainsi que des musées. La Laure inférieure se compose des grottes dites proches et lointaines, où sont conservées les reliques des saints orthodoxes orientaux. Sur son territoire se trouve le monastère masculin de l'UOC-MP (environ 200 moines y vivaient au moment de la résiliation du bail), l'Académie théologique et le Séminaire de Kiev, ainsi que l'administration de l'UOC-MP.

Le 1er janvier 2023, le contrat de location de la cathédrale de la Dormition et de l'église du Réfectoire (dans la Laure supérieure) a expiré et le contrat n'a pas été renouvelé. La réaction de l'UOC-MP a été relativement modérée, car elle a laissé les églises de la Laure supérieure sans destruction aucune. C'est surtout à partir de l'automne 2022 que le Service de sécurité de l'Ukraine (SBU) a lancé des enquêtes scrupuleuses sur les liens de certains membres du clergé de l'UOC-MP avec la Russie. En particulier, en février 2023, un représentant du SBU a annoncé que depuis le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, plus de 350 installations ecclésiastiques et 850 personnes avaient fait l'objet d'inspections approfondies de la part du service de sécurité.

Ces inspections ont donné lieu à près de 60 procédures pénales à l'encontre de membres du clergé de l'UOC-MP, et sept condamnations ont été prononcées par le tribunal^[7]Romanenko S. Tserkovnikam UPTs MP sudy uzhe vynesli 7 obvinytelnykh prigovorov –[ Les tribunaux ont déjà prononcé 7 verdicts de culpabilité à l'encontre d'ecclésiastiques de l'UOC-MP]. … Continue reading. Alors que la pression des autorités augmentait et qu'une partie de la société accusait l'UOC-MP d'être « pro-russe », la direction de l'UOC-MP a apparemment décidé de ne pas faire monter la tension. Cependant, cela n'a pas aidé l'UOC-MP à empêcher la perte de la Laure inférieure, où se trouvaient le monastère des hommes et l'Académie théologique.

Au début du mois de mars 2023, la direction de la Réserve d’État de la Laure de Kiev-Pechersk Lavra a notifié à l'UOC-MP qu'elle mettait fin à l'accord sur la libre utilisation des édifices religieux et autres biens de l'État par l'organisation religieuse à compter du 29 mars, et que l'UOC-MP devait quitter tous les locaux qu'elle occupait. Dans le même temps, la direction de la réserve s'est référée aux conclusions du groupe de travail inter-institutionnel, qui a constaté que le monastère de l'UOC-MP violait les termes de l'accord sur l'utilisation des biens de l'État, ainsi qu'à une lettre du ministère ukrainien de la culture et de l'information^[8]Roschina E. Zapovednik “Kyevo-Pecherskaya lavra” razryvaet dogovor s monastyrem UPTs-MP [La Réserve de la Laure de Kiev-Pechersk rompt son contrat avec le monastère UOC-MP]. Ukrainska pravda, … Continue reading.

Néanmoins, le 30 mars, la commission du ministère de la culture et de l'information n'a pas pu pénétrer dans les locaux de la Laure de Kyiv-Pechersk, et le monastère UOC-MP a refusé de quitter son territoire. Le ministère de la culture a réagi en faisant appel à la police, soulignant l'obstruction du travail de la commission. En juillet, la Réserve d’État a commencé à sceller les bâtiments de la Laure de Kiev-Pechersk. L'UOC-MP a jugé ces actions illégales et a intenté une action en justice contre la Réserve d’État.

Le 9 août, le tribunal de commerce de Kiev a rejeté les demandes du monastère et a reconnu la légalité de la résiliation du contrat conclu entre le monastère de l'UOC-MP et la Réserve nationale de la Laure de Kiev-Pechersk. Le tribunal a obligé la Laure de la Sainte Dormition de Kiev-Pechersk (monastère masculin) de l'UOC-MP à supprimer tout obstacle à l'utilisation de la propriété de la Réserve d’État en la restituant.

Le 10 août, le tribunal de commerce de Kiev a fait droit à l'action en justice intentée par le Musée-Réserve d’État de la Laure de Kiev-Pechersk à l'encontre de l'UOC-MP, lui interdisant d'interférer avec l'utilisation de la propriété du monastère, ce qui a donné des raisons légales d'expulser les moines du monastère. Le 11 août déjà, sur ordre de la Réserve d’État, l'accès de tous les visiteurs au territoire de la Laure inférieure (où se trouve le monastère masculin de la Laure de Kiev-Pechersk) a été temporairement interdit, à l'exception des ecclésiastiques et des moines^[9]Z 11 serpnia dostup na terytoriiu Pecherskoho monastyria tymchasovo zakryto dlia vidviduvachiv [Depuis le 11 août, l'accès au territoire du monastère de Pechersk est temporairement fermé aux … Continue reading.

La raison principale était d'empêcher les partisans de l'UOC-MP, qui voulaient bloquer l'expulsion des moines, d'entrer sur le territoire de la Laure et de prévenir la possibilité d'affrontements entre les partisans et les opposants de l'UOC-MP. Cet objectif n'a pas été entièrement atteint puisque 30 à 40 paroissiens de l'UOC-MP se sont barricadés dans plusieurs pièces. Comme l'a déclaré la secrétaire de presse de la Réserve d’État de la Laure de Kiev-Pechersk, Olesya Kramarenko, ces personnes « ne demandent rien, chantent, prient et ne veulent pas quitter les lieux, fermant les portes de l'intérieur », interférant avec le travail de la commission du ministère de la culture et bloquant l'entrée de la commission dans les locaux de la Laure^[10]Kravtsov V. Zabarykaduvalysia y ne khochut lyshaty budivliu: viriany UPTs MP dosi ne vyishly z Lavry [Barricadés, ils refusent de quitter le bâtiment : Les paroissiens de l'UOC-MP n'ont pas encore … Continue reading.

La question de savoir si l'UOC-MP peut rester à la Laure d'une manière ou d'une autre reste ouverte. Cependant, nous pouvons supposer que les autorités ukrainiennes ont des conditions pour que cela soit possible, car le ministre de la Culture et le directeur intérimaire de la réserve partagent certains messages indiquant les conditions que l'UOC-MP doit remplir pour retourner (au moins partiellement) à la Laure. En particulier, le 12 août, lors de la confrontation entre les partisans de l'UOC-MP et la police, le directeur de la Réserve a déclaré qu' « après les décisions finales du tribunal, les moines devront soit prouver qu'ils n'ont pas de liens avec le pays agresseur, élaborer un nouveau format de relations avec l'État et demander à prolonger l'utilisation des locaux de la Laure sur la base d'un nouvel accord transparent, soit quitter ces locaux^[11]U Nyzhnii lavri pid kontrol zapovidnyka povernuly 11 sporud[Dans la Laure inférieure, 11 bâtiments ont été remis sous le contrôle de la Réserve], Ukrinform, August 12, 2023, [en ligne] … Continue reading ».

La situation de la Laure de Kiev-Pechersk s'inscrit dans un processus plus large. L'expulsion de l'UOC-MP de la Laure n'est qu'un des moyens de forcer l'UOC-MP à rompre explicitement avec l'Église orthodoxe russe. Ce processus pourrait culminer avec l'adoption de la loi sur l'interdiction des organisations religieuses dont le centre de direction se trouve dans un pays agresseur, qui est actuellement débattue au parlement ukrainien. En même temps, les appels réguliers du chef du DESS, Viktor Yelenskyy, en faveur d'une « rupture complète et inconditionnelle » de l'UOC-MP avec l'EOR incluent une demande de notification officielle aux églises orthodoxes locales du retrait de l'UOC de l'Église orthodoxe russe^[12]Povidomlennya schodo zustrichi DESS ta predstavnykiv UPTS MP [Rapport sur la réunion du DESS et des représentants de l'UOC-MP]. Service d'État ukrainien pour la politique des nationalités et la … Continue reading.

Pour l'UOC-MP, qui affirme avoir rompu ses liens administratifs avec l'Église orthodoxe russe mais qui reste canoniquement liée à elle, cela signifie essentiellement qu'elle entre en schisme. Il existe déjà une Église autocéphale en Ukraine (bien qu'elle ne soit pas encore reconnue par la plupart des églises locales) : l'Église orthodoxe d'Ukraine (OCU), qui a reçu en 2019 un tomos sur l'autocéphalie de la part du patriarche Bartholomée I^er de Constantinople. Par conséquent, il est impossible pour l'UOC-MP de rompre le lien canonique avec l'Église orthodoxe russe et de devenir une Église autocéphale indépendante. Il existe plusieurs façons de sortir de cette situation, chacune impliquant de nombreux défis.

L'une de ces options est la reprise des structures de l'UOC-MP par l'Église orthodoxe d'Ukraine, et il semble que cette option ait les faveurs d’une partie de la société, de certains représentants des autorités et de l'Église orthodoxe d’Ukraine elle-même. Mais en même temps, il y a des inquiétudes. Tout d'abord, le clergé de l'OCU craint l'afflux de prêtres de l'UOC-MP, car il n'est pas en mesure de fournir des prêtres même aux communautés qui ont été transférées de l'UOC-MP à l'Église orthodoxe d’Ukraine depuis que cette dernière a reçu son autocéphalie (il s'agit d'un peu plus de 1000 paroisses). L'OCU n'a même pas assez de moines pour peupler le monastère de Kiev-Pechersk.

Le clergé de l'OCU s'attendait à ce que la promesse de ne pas expulser les moines du monastère de l’UOC-MP s'ils se convertissaient à l'Église orthodoxe d’Ukraine. Or, il n'en a rien été. Seul un moine sur environ 200 s'est converti^[13]Archimandrite of the Kyiv-Pechersk Lavra converted from the UOC to the OCU, Radio Liberty, March 29, 2023, [en ligne] … Continue reading. Un autre obstacle sérieux est la réticence de la plupart des prêtres de l'UOC-MP, même ceux qui sont pro-ukrainiens et anti-russes, à se convertir à l'OCU, envers laquelle ils ont de nombreuses revendications personnelles et canoniques.

Une autre option est plus sûre sur le long terme pour la communauté ecclésiale ukrainienne. Toutefois, pour cette raison, elle n'est pas particulièrement souhaitée par les membres de la société qui souhaitent des changements rapides, ainsi que pour les lobbyistes de l'Église orthodoxe d’Ukraine au sein des structures gouvernementales, qui souhaitent l'interdiction de l'UOC-MP. Cette option suggère l'unification des structures de l'OCU-MP et de l'UOC avec une période de transition assez longue ; si la situation évolue positivement, la réception de nouveaux tomos pour l'Église unie devrait suivre. Cependant, il existe également des obstacles, à commencer par les relations personnelles complexes entre le métropolite Onufry (Berezovsky) et le patriarche Bartholomée I^er, la réticence de la direction de l'UOC-MP à revoir le statu quo, l'opposition de l'aile pro-russe au sein de l'UOC-MP et de l'Église orthodoxe russe. Sans parler du fait que l'unification des deux Églises ukrainiennes et la publication éventuelle de nouveaux tomos posent de nombreux problèmes de nature canonique, qui affectent l'orthodoxie dans son ensemble.

En même temps, il serait difficile de trouver la force et la volonté d'attendre indéfiniment que les Églises trouvent un terrain d'entente dans une société qui s'efforce de survivre dans une lutte contre un ennemi impitoyable. Dans le contexte d'une guerre prolongée, les gens ont besoin de victoires symboliques. L'une de ces « victoires » (probablement à la Pyrrhus) pourrait être l'expulsion de l'UOC -MP de la Laure de Kiev-Pechersk, perçue comme un sanctuaire national ukrainien par de nombreux Ukrainiens.